Dominique Thomas est l’un des meilleurs spécialistes des mouvements djihadistes. Chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il publie un remarquable Générations djihadistes. Al-Qaida-État islamique, histoire d’une lutte fratricide, aux Éditions Michalon, septembre 2016.

Interview

LE FIGARO. – L’État islamique perd des territoires en Syrie. En Irak, la bataille de Mossoul va bientôt commencer. Assiste-t-on à la fin de Daech?

Dominique THOMAS. – Pas à court terme en tout cas. Je parlerais plutôt d’un affaiblissement, d’un effondrement progressif de l’organisation. Mais pas d’une disparition totale. Même si l’État islamique perd des territoires, son résidu syrien dans la vallée de l’Euphrate sera difficile à faire disparaître car personne ne veut apparemment faire le travail. L’État islamique a par ailleurs anticipé et organisé sa phase descendante. Il pourrait se replier en Irak et survire en basculant dans la clandestinité, avec un leadership fantôme qui lui permettrait de rester actif.

En outre, ce qui fait la force de l’État islamique, la propagande sur Internet, l’utilisation du réseau crypté Telegram, la publication de communiqués et de revues, subsistera. Si le califat ne peut plus s’appuyer sur un territoire, les volontaires seront moins nombreux à partir vers la Syrie. Mais l’inspiration djihadiste demeurera. Et elle conservera la capacité de séduire des individus chez nous, en Europe, au cœur de nos sociétés.

«La géopolitique du djihad est plus complexe que la théorie simpliste selon laquelle Daech exerce une hégémonie partout»

De nombreux experts avaient annoncé la mort d’al-Qaida. Mais la nébuleuse terroriste est  au contraire en train de se renforcer…

Oui, certains avaient annoncé sa disparition totale et également affirmé que l’organisation ne s’était pas territorialisée. Les deux affirmations sont fausses. La géopolitique du djihad est plus complexe que la théorie simpliste selon laquelle Daech exerce une hégémonie partout. Al-Qaida se terrait. L’organisation a traversé une période difficile après la perte de son leader historique Ben Laden. Mais sa stratégie, qui consiste à s’étendre en créant des franchises et en s’associant avec des groupes locaux tout en se fondant dans le paysage ambiant, s’est révélée payante. Ses idées progressent un peu partout.

Dans le Sahel où Aqmi (al-Qaida au Maghreb islamique), qui a subi un revers après l’intervention militaire française «Serval», a retrouvé son influence. Ses cellules sont désormais capables de frapper au-delà du Mali, en Afrique de l’Ouest comme au Burkina Faso. Aqmi a développé un réseau et des contacts en Tunisie et en Libye, qui est devenue pour elle une terre d’avenir. Pour résumer, Aqmi se porte plutôt bien: l’organisation a réussi à se libérer de ses racines algériennes pour s’extérioriser dans la région. Quant à Aqpa (al-Qaida dans la péninsule arabique), elle a multiplié par deux ou trois ses capacités financières et se développe sur le terreau très fragmenté qu’est le Yémen. Enfin, en Syrie, le Front al-Nosra, même s’il a récemment changé de nom pour s’appeler désormais Fatah el-Cham, va poursuivre son partenariat avec al-Qaida.

Dominique Thomas.

En quoi les stratégies et les buts d’al-Qaida et de l’État islamique diffèrent-ils?

Al-Qaida ne fait pas du califat sa priorité. Sa stratégie est de développer d’abord des partenariats locaux, puis de créer des émirats islamiques quand c’est possible. L’organisation considère qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. S’il est créé trop tôt, le califat est militairement difficile à conserver, cher à entretenir et finalement il se révèle contre-productif. Il faut d’abord islamiser la société, puis basculer vers la territorialisation quand les fondements seront solides et les conditions géopolitiques réunies. En attendant, il est possible de s’allier avec de nombreuses forces, notamment pour tenter de les rallier. L’État islamique a au contraire une stratégie d’exclusivisme. Il s’interdit toute alliance avec une autre force qui ne partagerait pas son idéal: l’instauration et la reconnaissance du califat. Toute entité qui n’adhère pas à ce postulat est considérée comme impie et apostat.

«L’État islamique et al-Qaida s’accordent parfaitement sur un point, la nécessité de frapper l’Occident sur son sol»

La rivalité des deux organisations peut-elle s’exacerber ou au contraire se réduire?

Cette rivalité prend des formes différentes selon les époques et les pays. En Syrie, elle a parfois donné lieu à des affrontements directs. En Irak, al-Qaida n’a pas les leviers nécessaires pour lutter contre l’hégémonie de l’État islamique. Au Yémen, on peut envisager une coopération ponctuelle entre les deux organisations. La rivalité idéologique entre les deux mouvements va se poursuivre, mais plus l’État islamique s’affaiblira, plus al-Qaida tentera de délégitimer sa stratégie dominatrice, de l’infléchir et de récupérer ses combattants et ses recrues.

Dans tous les cas de figure, cette recomposition du paysage djihadiste ne signifie pas, loin de là, un allégement de la menace pour l’Europe…

Non. Malgré leur rivalité, l’État islamique et al-Qaida s’accordent parfaitement sur un point, la nécessité de frapper l’Occident sur son sol. Ils pourraient mutualiser leurs efforts pour mieux attaquer cet ennemi commun. Ensuite, l’affaiblissement de l’État islamique en Syrie et en Irak ne signifiera pas la fin des attaques contre l’Europe. Les actions planifiées, comme celles qui ont frappé le Bataclan, sont plus difficiles à organiser aujourd’hui, car l’effet surprise a disparu. Les djihadistes essaient de trouver des stratégies obliques. Ce qu’on appelle le «djihadisme d’inspiration» va se développer. Or, il est très difficile à appréhender. Avec très peu d’efforts, ce type de djihadisme qui naît d’une incitation à agir sur les réseaux sociaux peut faire autant de victimes que les opérations planifiées.

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 06/10/2016.

Par Isabelle Lasserre

Figaro

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