Cancers : l’espoir grandissant de vaccins thérapeutiques.

Depuis le début de l’année, le rêve d’un vaccin thérapeutique contre les risques de récidive prend forme. Quatre essais cliniques aux résultats prometteurs doivent encore être confirmés sur un plus grand nombre de patients et dans la durée. Mais, la course entre les laboratoires est bel et bien lancée.

Il est sans doute encore un peu tôt pour évoquer une révolution, mais l’espoir d’un « vaccin thérapeutique » contre la récidive des cancers n’est plus un simple rêve. En l’espace de quelques mois, début 2023, quatre essais cliniques sont venus le confirmer. Lors du congrès de l’Association américaine de recherche contre le cancer, à Orlando (Floride), en avril, la biotech Moderna et le laboratoire Merck ont annoncé les résultats définitifs et prometteurs de leur essai de phase 2B dans le cancer du mélanome à haut risque de récidive (stade 3 ou 4), grâce à un vaccin thérapeutique à ARN messager, une technologie popularisée lors de la pandémie de Covid-19.

Après résection chirurgicale complète, 107 patients sur 157 ont reçu neuf doses de vaccin et un traitement d’immunothérapie standard dans ce type de cancer pendant environ un an, les autres l’immunothérapie seulement. Après dix-huit mois d’observation, une réduction de 44 % du risque de récidive ou de décès a été constatée. « Nous avons aussi démontré une réduction du risque de survenue de métastases à distance et/ou de décès de 65 % », se félicite Arnaud Chéret, directeur médical de Moderna France. Tout cela sans aucun effet indésirable majeur. Ces données n’ont pas encore fait l’objet d’une publication scientifique, mais le laboratoire a annoncé, en juillet, qu’un essai de phase 3 serait lancé avant la fin de l’année.

Un mois plus tard, BioNTech, autre acteur majeur de l’ARN messager, faisait état dans la revue Nature d’un essai clinique de phase 1, conduit avec le suisse Roche, d’un vaccin ciblant le cancer du pancréas. Puis, c’est au congrès de l’American Society of Clinical Oncology, qui se tient chaque année en juin à Chicago (Illinois), que Transgene a présenté des conclusions prometteuses pour le cancer tête et cou (ORL) et pour celui du papillomavirus (HPV16), grâce à ses vaccins à vecteur viral contenant une version affaiblie du virus de la vaccine (affectant bovidés et équidés, inoffensif pour l’homme). Enfin, en septembre, Ose Immunotherapeutics a alimenté la chronique avec son vaccin contre les cancers du poumon avancés. « Dans dix ans, on regardera peut-être 2023 comme le début d’une nouvelle révolution en oncologie », pronostique Nicolas Poirier, le directeur général de cette start-up. Avec un atout majeur, que soulignent tous ces essais : de très faibles effets indésirables dans un domaine où les traitements sont souvent toxiques.

Un vaccin contre le cancer ? L’idée même peut sembler incongrue. Tous nos vaccins familiers agissent de façon prophylactique pour prévenir la maladie. Dans le cas du cancer, il existe bien un tel vaccin préventif, celui contre les infections à papillomavirus, responsables par exemple du cancer du col de l’utérus. Avec le vaccin thérapeutique, c’est bien d’un traitement qu’il s’agit, administré à des patients qui souffrent déjà d’un cancer. Mais son principe est le même : induire une réponse immunitaire et laisser notre organisme lutter lui-même contre la maladie. Pas au moyen d’anticorps, principales armes de l’immunité vaccinale, mais grâce aux lymphocytes T, ces cellules tueuses capables d’infiltrer une tumeur puis de détruire les cellules cancéreuses.

Paradoxalement, cette ambition ne date pas d’hier, ni même du siècle dernier. C’est en 1893 que le docteur William Coley, chirurgien orthopédiste au New York Cancer Hospital, découvre dans les archives de l’établissement le cas de Fred Stein. Sept ans plus tôt, cet immigré allemand a vu son cancer du cou, jugé inopérable, régresser après le développement d’un érysipèle, une infection de la peau. Il parvient à retrouver l’ancien malade et constate que l’homme n’a fait aucune rechute. Il étend alors sa recherche et relève dans la littérature quarante-sept cas de cancers osseux réduits ou guéris après des infections à streptocoque. L’association lui paraît limpide : l’infection a provoqué une réponse du système immunitaire qui a également attaqué la tumeur. Dans les années suivantes, il conçoit donc un cocktail de bactéries inactivées – streptocoques et Serratia – qu’il injectera à onze patients, avec des succès variables.

Les « toxines de Coley »

Avec l’arrivée des traitements par rayons, puis des chimiothérapies, les « toxines de Coley » tombent dans l’oubli. « Chirurgie, chimiothérapie, rayons : l’arsenal thérapeutique visait directement les cellules cancéreuses, souligne Eric Vivier, professeur d’immunologie à l’université d’Aix-Marseille et président du Paris Saclay Cancer Cluster. L’idée commune restait que le système immunitaire ne les reconnaissait pas. » Seule exception, à partir des années 1970, l’usage du BCG – le vaccin conte la tuberculose – pour réduire les risques de rechute chez les patients opérés d’un cancer de la vessie devient courant. Sans que l’on comprenne trop pourquoi, du reste.

Fabrication du vaccin « TG4050 » contre les cancers ORL, dans le laboratoire de Transgene, à Illkirch-Graffenstaden (Bas-Rhin). Le vaccin est fabriqué pour chaque patient, grâce aux informations contenues dans sa tumeur.

L’équipe belge se lance alors sur cette piste de la vaccination thérapeutique. Elle met en place un premier essai clinique, publié en 1999, chez vingt-cinq patients atteints de mélanome avec métastases. « On a vu des tumeurs régresser et des métastases disparaître chez quelques malades considérés comme perdus par tous les oncologues, et cela sans aucun effet secondaire, donc quelque chose se passait, raconte Pierre Coulie. Mais ces cas étaient rares. En réalité, on ne produisait pas assez de lymphocytes T. On a sophistiqué les approches, nous et d’autres, mais nos vaccins n’étaient jamais assez efficaces. Le domaine s’est un peu ensommeillé. » Quelques équipes universitaires tentent bien de poursuivre. Mais, faute de moyens, leurs essais se cantonnent à un petit nombre de patients, et ne sont donc pas significatifs.

Le réveil de l’immunothérapie

Peu significatifs, non plus, ces quatre mois de survie supplémentaires obtenus grâce au vaccin Provenge contre le cancer de la prostate, mis au point par le laboratoire Dendreon Therapeutics. Surtout à 93 000 dollars le traitement. Mais l’autorité sanitaire américaine, la FDA, donne son agrément en 2010. Le géant des vaccins GSK saute le pas. Il recrute 1 300 malades atteints d’un mélanome avancé et 2 300 autres souffrant d’un cancer du poumon dit « non à petites cellules » pour deux essais randomisés de phase 3. Avec les mêmes résultats, rendus publics en 2013 et 2014 : échec total. Au même moment, Dendreon fait faillite. « Là, tout le monde est allé dormir, plaisante Pierre Coulie. Les rares qui continuaient n’osaient pas le dire. »

L’immunothérapie se réveille pourtant rapidement. D’abord avec ce que l’on nomme « les inhibiteurs de points de contrôle ». Les points de contrôle, ce sont ces freins que les cellules cancéreuses installent pour empêcher nos lymphocytes T d’agir contre elles et qui nous ont longtemps fait croire que le système immunitaire restait inactif. La découverte de plusieurs manières de les lever a valu à James Allison et à Tasuku Honjo le prix Nobel de médecine en 2018. Mais surtout, elle a fait entrer l’immunologie dans l’arsenal thérapeutique. « Aujourd’hui, c’est le traitement standard dans une vingtaine d’indications, atteste Eric Tartour, professeur d’immunologie à l’hôpital européen Georges-Pompidou. Ça marche pour environ 20 % à 30 % des malades. »

Une autre innovation est venue doper le crédit de la discipline dans la lutte contre le cancer : les thérapies cellulaires. Elles consistent à extraire des lymphocytes T du patient, les cultiver, au besoin les modifier, puis les réinjecter pour qu’ils aillent affronter le cancer. Très lourdes, terriblement coûteuses, mais souvent efficaces, y compris quand l’immunothérapie « classique » ne fonctionne pas.

Le nouveau paradigme est désormais reconnu. « Viser non pas les cellules cancéreuses mais le système immunitaire », énonce Eric Vivier. Et puisque chez 70 % des malades lever les freins ne suffit pas, lui apporter du carburant. Ou plutôt des carburants. Car là est l’une des grandes difficultés de cette terrible maladie. Poumon, mélanome, sein, pancréas, etc. : ce n’est pas une, mais de nombreuses maladies qu’il faut combattre. « C’est la raison pour laquelle dès le milieu des années 1990, bien avant la création de BioNTech, nous avons choisi l’ARN messager », explique Ugur Sahin, le PDG de la start-up allemande.

Aujourd’hui, l’entreprise de Mayence – au même titre que sa concurrente Moderna – trône au sommet des success stories de l’industrie pharmaceutique, grâce à son vaccin contre le Covid-19. Mais c’est pour lutter contre le cancer et en rêvant au vaccin qu’Ugur Sahin et sa femme, Özlem Türeci, oncologues tous les deux, ont lâché leur poste universitaire et créé BioNTech, en 2008. « Les vaccins anticancer sont considérablement plus complexes que ceux contre le Covid-19 », souligne Ugur Sahin, dans la mesure où ce sont les lymphocytes T qu’il faut mobiliser. Autre défi, l’hétérogénéité intratumorale. « Chaque cancer est unique, et il existe des différences entre les cellules cancéreuses d’une même tumeur, c’est pourquoi le vaccin doit cibler plusieurs mutations, ajoute le dirigeant de BioNTech. Notre objectif est d’identifier idéalement une vingtaine d’antigènes. » La firme dispose pour ce faire de ses propres algorithmes. Enfin, il souligne que le cancer à éradiquer est déjà établi, ce qui suppose de renforcer très fortement les défenses immunitaires pour s’attaquer à « un nombre colossal de cellules ». Il cite le chiffre d’un milliard de cellules dans une tumeur de 1 centimètre, contre quelques centaines de milliers de cellules en cas d’infection par le SARS-CoV-2.

Bataille mondiale

On comprend mieux comment, forts de dix ans de recherche sur un vaccin anticancer, les chercheurs de BioNTech ont pu, en dix mois, concevoir et valider un vaccin contre le Covid-19. A l’inverse, la réussite dans la lutte contre le coronavirus a dopé l’entreprise allemande. Financièrement, bien sûr. « L’approbation de notre vaccin à ARN messager [ou ARNm] a surtout validé notre approche scientifique et démontré le potentiel médical de l’ARNm, poursuit Ugur Sahin. Nous avons également établi un profil de non-toxicité bien défini avec plus de deux milliards de personnes vaccinées. Et les infrastructures de production sont prêtes pour les futures solutions à base d’ARNm. »

Reste à établir les preuves scientifiques. Une bataille mondiale commence, avec un air de déjà-vu, remake du duel BioNTech-Moderna conduit autour du Covid-19. Cette fois, l’entreprise américaine semble avoir un temps d’avance, avec son essai réussi de phase 2B sur le mélanome. Mais la start-up allemande affiche un avantage en matériel. Elle conduit actuellement pas moins de sept essais de phase 2 couvrant différents cancers (mélanome, prostate, tête et cou, ovaire, poumon, colorectal), auxquels s’ajoute le résultat qui a le plus impressionné le monde scientifique : un essai de phase 1 réussi contre le cancer du pancréas, une pathologie au pronostic particulièrement sombre. Plus de 90 % sont diagnostiqués à un stade non opérable, et lorsque l’ablation de la tumeur est possible, la récidive est très fréquente, faisant du cancer du pancréas l’un des plus mortels. Même l’avènement de l’immunothérapie n’y a rien changé.

Dans le détail, dix-neuf patients suivis par l’équipe de Vinod Balachandran, au Memorial Sloan Kettering Cancer Center de New York, ont subi une intervention chirurgicale et un traitement d’immunothérapie. Neuf semaines plus tard, seize d’entre eux ont été vaccinés puis ont suivi un traitement de chimiothérapie. Sur ce total, huit ont développé une réponse immunitaire suffisante. Mieux, aucune nouvelle tumeur n’est apparue dix-huit mois après leur opération. Pour les autres, la rechute est apparue en moyenne 13,4 mois plus tard. « Ce qui est intéressant dans cet essai, c’est qu’il y a de la chimiothérapie. Or, il existe toujours une crainte d’associer ce type de traitement à un vaccin, car avec la chimiothérapie il y a un risque d’affaiblir le système immunitaire. Or cet essai montre que le vaccin a fonctionné malgré la chimio », souligne Eric Tartour. Un essai de phase 2/3 est annoncé pour fin 2023, ou début 2024.

A cancers distincts, stratégies distinctes. La biotech allemande en conduit deux de front : d’un côté, des vaccins « prêts à porter » proposant un cocktail d’antigènes susceptibles de couvrir la plupart des malades atteints par une pathologie donnée. Pour le mélanome, sa formule toucherait plus de 90 % des malades. Avantage : être disponibles sitôt le diagnostic posé. De l’autre, des vaccins sur mesure, personnalisés, conçus en six semaines environ, à partir du séquençage des tumeurs du malade. C’est cette seconde stratégie qu’a adoptée Moderna. Le tout grâce à la magie, ou plutôt la souplesse, de l’ARN messager.

Tous les cancers seront-ils vaccinables ?

La macromolécule biologique n’est toutefois pas seule dans la course aux vaccins. Virus à vecteur viral et peptides ont aussi leurs adeptes. Avec toujours le même objectif : déclencher une réponse immunitaire. Transgene a ainsi choisi les virus recombinants : comme avec l’ARN messager, le vaccin transmet des informations génétiques (sous forme d’ADN, cette fois) aux cellules, qui se chargent de fabriquer les fameux antigènes. De son côté, Ose Immunotherapeutics s’est tourné vers des vaccins à protéines – des peptides. Cette fois, cinq antigènes tumoraux sont fabriqués en laboratoire puis injectés au patient pour éduquer le système immunitaire. La biotech nantaise et le professeur Benjamin Besse, de l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif (Val-de-Marne), ont présenté leurs résultats sur le cancer du poumon avec métastases résistant à tous les traitements dans la revue Annals of Oncology. Au terme d’un essai clinique de phase 3, le vaccin baptisé « Tedopi » a réduit de 41 % le risque de décès à un an comparé à une nouvelle chimiothérapie, avec un taux de survie passant de 7,5 à 11,1 mois. Mais ce traitement n’agit pas sur tous. En effet, comme pour les groupes sanguins, les patients peuvent appartenir à différents groupes immunitaires. Dans ce type de cancer du poumon, seules les personnes HLA2 (soit 45 % de la population) peuvent répondre au vaccin. Et encore, parmi celles-ci, seule la moitié répond positivement.

Dans ce menu varié, l’américain Gritstone, lui, a choisi de cumuler fromage et dessert, en associant un vaccin à ARN messager à un vaccin à vecteur viral, en l’espèce un adénovirus de chimpanzé. Les spécialistes parlent d’effet « prime boost ». Dans son essai clinique intermédiaire de phase 1 publié dans Nature Medicine en août 2022, la start-up a montré que cette association avait entraîné une explosion de lymphocytes T. Au total, pas moins de vingt et un essais de phase 1, vingt-sept de phase 2 et trois de phase 3 étaient en cours en juillet, selon la base officielle Clinical Trial. Pour l’écrasante majorité, le vaccin est administré en « adjuvant » au traitement standard, qu’il s’agisse de chirurgie, de chimiothérapie ou encore d’immunothérapie.
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Tout prometteurs qu’ils soient, les résultats déjà présentés doivent être confirmés sur de plus grandes cohortes de patients (plusieurs centaines). Et dans la durée, la récidive pouvant survenir dans les cinq ans.

Alors que le cancer constitue la deuxième cause de décès, avec près de dix millions de morts par an dans le monde, deux questions brûlent les lèvres : tous les cancers seront-ils vaccinables ? A quelle échéance peut-on raisonnablement voir ce type de traitement sur le marché ? Dès 2027, espère Moderna. Les autres évoquent plutôt une fourchette de cinq à dix ans. Avec un éventail d’espoir face à l’étendue des cibles. « Chaque tumeur trouvera son antigène et chaque patient sera vaccinable, veut croire Maha Ayyoub, directrice de l’équipe immunité antitumorale et immunothérapie au Centre de recherches en cancérologie de Toulouse. Il y a des familles d’antigènes que l’on ne connaît pas encore. Charge à nous de les découvrir. » Ugur Sahin est aussi convaincu qu’à terme « les vaccins contre le cancer, associés à d’autres thérapies, pourraient remplacer la chimiothérapie et la radiothérapie pour certains types de cancer d’ici à dix ans », en particulier dans les stades précoces, et « éviter les rechutes après une intervention chirurgicale ».

D’autres invitent à la prudence. « Je ne peux pas dire de façon catégorique que ça va marcher, affirme ainsi Eric Vivier. Mais je peux dire de façon catégorique qu’il serait délirant de ne pas explorer cette voie. » Stéphane Champiat, immuno-oncologue à l’Institut Gustave-Roussy, lui fait écho : « On est content que cette technologie revienne comme arme de traitement pour nos patients. On a des résultats encourageants, mais malheureusement des médicaments qui marchent très bien dans des essais précoces sont beaucoup moins efficaces lorsque les essais sont plus larges. »

Le pionnier Pierre Coulie tente une synthèse : « Je serais très surpris que cette fois il n’y ait pas un progrès médical. Aujourd’hui, 20 % de malades bénéficient des inhibiteurs de points de contrôle ; si les vaccins en touchaient 20 % de plus, ça serait remarquable. » Et le vieux sage de conclure : « Pour la première fois, les astres sont alignés. »

Par Nathalie Brafman  et Nathaniel Herzberg

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