Andrée Viollis, Criquet, Gallimard (1934, 2021)
par Maurice-Ruben HAYOUN
Andrée Viollis est le nom de plume d’une écrivaine-journaliste (1870-1950), aussi célèbre dans l’entre-deux-guerres qu’Albert Londres. Elle fut aussi très appréciée pour ses grands reportages autant que pour sa défense de la condition féminine. C’est d’ailleurs le sujet du présent roman que les éditions Gallimard ont décidé de rééditer. J’avoue avoir reçu le livre spontanément, sans l’avoir demandé, me méfiant naturellement ou presque de ce genre de militantisme féministe. Mais le livre se laisse lire, offre un dénouement acceptable, son autrice sachant ne pas dépasser la mesure, tout en se faisant l’adepte convaincue d’une certaine cause qui se résumerait ainsi : votre genre peut être différent de votre sexe. Et votre statut de femme ne doit pas un handicap. En gros, cette personne, devenue Criquet, naquit fille alors qu’elle a toujours rêvé d’être un garçon. Jadis, on jetait sur cette question le manteau de Noé en disant : mais c’est un vrai garçon manqué… C’était bien plus grave que cela puisqu’aujourd’hui (je viens de l’entendre sur France-Inter) il suffit, en Espagne, de faire une simple demande administrative pour changer de genre. En l’occurrence, si Criquet ressuscitait, elle n’endurerait pas le même calvaire qui fut le sien à l’époque.
L’autrice, indépendamment de ses convictions féministes, écrit bien, le style est élégant et sobre et l’idéologie est défendue sans que l’on cherche à choquer le lecteur ni à le culpabiliser. L’affaire est conduite habilement : dans une première partie on nous montre une jeune fille qui se livre à des jeux de garçon, sans même avoir à se forcer, et petit à petit on évoque les différences de sexe, par des remarques apparemment anodines : Est-ce que je me suis efféminée comme Télémaque dans ‘l’île de Calypso… Est-ce que j’aurais engraissé ? .. Mais vous savez, Criquet… je veux dire Camille, toute petite, était très fragile… de là, l’habitude des vêtements masculins pendant les vacances, habitude qui s’est peut-être prolongée trop longtemps, je vous l’accorde. Puis quand elle est née, nous attendions une fille Il résulte de votre propre aveu… que Camille n’a rien d’une fille de son âge. Et voici, la boucle est bouclée. Le décor est planté
Et quand on dit à Criquet / Camille qu’on est une jeune fille dès qu’on a passé l’âge de quatorze ans, voici ce qu’elle répond : Regardez moi bien, tante Éléonore,, est-ce que j’ai l’air d’une jeune fille ? Je ne suis pas une jeune fille et je ne serai jamais une jeune fille. Jamais, jamais, jamais, vous entendez bien. Difficile d’être plus catégorique. Mais c’est pourtant ce qui va se passer à la fin.
J’imagine que l’idée éditoriale de cette collection est bien de soutenir une certaine idéologie qui semble avoir le vent en poupe et de montrer que cela ne date pas d’hier puisque le roman avait paru originellement au début des années trente…
Comme la nature suit son cours, Criquet constate l’évolution de son corps vers la féminité et la maternité. Deux choses qu’elle refuse d’admettre et quelle décrit à l’aide de termes désobligeants. Elle tente aussi de réduire le volume de sa poitrine, sans y parvenir pleinement. Mais ce qui frappe le plus, et on la comprend sur ce point précis, c’est le triste sort réservé aux jeunes filles, réduites à des occupations peu valorisantes : le mariage, la maternité, la couture, etc… Cela me fait penser aux trois K de la femme prussienne du temps de Guillaume II : Küche, Kaiser, Kinder ( la cuisine, les enfants, l’empereur). D’autres ajoutaient même Kirche, l’église.
Voici ce qu’on peut lire ici : Alors, les filles viennent au monde avec un dé au doigt, des ciseaux et du fils dans leurs cheveux Et voici la réplique qu’elle s’attire de la part de l’autre femme qui s’accepte telle qu’elle : Vous êtes inconvenante et stupide… Ce qui ne fit que renforcer Criquet dans ses convictions : elle aspire à une autre vie, une vie faite de voyages, de découvertes, d’épanouissement…
En butte aux préjugés de cet entourage embaumé, Criquet se cherche d’autres alliés, et en trouve un de choix : son propre père auquel elle décide de livrer le secret qui la taraude : elle lui dit directement qu’elle veut être comme lui, grande et forte, qu’elle veut être un homme. Le père commence par ne pas comprendre de telles élucubrations mais voyant que sa fille persiste et qu’il ne s’agit nullement d’un caprice d’enfant, il est un peu dépassé par les événements. D’autant que Criquet s’avère une véritable conspiratrice . Elle a tout prévu : garder secret son projet d’aller à l’internat du lycée de Rochefort, lui fournir un costume de garçon et présenter au proviseur la fille comme s’il s’agissait d’un fils…
Lisons un passage où Criquet voit un homme qui pleure car il est amoureux et pense que cela ne devrait pas exister, selon la conception qu’elle se fait de la virilité, elle qui refuse de n’être qu’une pauvre petite femme : Criquet pensait qu’un homme qui a le bonheur d’être un homme est bien extraordinaire de pleurer pour une fille ; d’abord un homme ne doit jamais pleurer…
Le temps passe mais Criquet tient toujours à changer de genre, elle ne veut toujours pas devenir une femme. Elle échafaude des plans pour être engagée sur un navire de la marine marchande ; mais il lui faut aller au Havre ou à Marseille ; comment payer son voyage, avec quel argent ? Certes, elle a pu dénicher un costume d’homme qu’elle peut repriser afin de le lettre à ses mesures, mais qui pourrait lui couper ses longs cheveux ? Et ce n’est pas tout car cette jeune fille a un emploi du temps très studieux ; ainsi, elle se passionne pour les versions latines car seuls les garçons avaient droit à un tel apprentissage dont les jeunes filles étaient traditionnellement exclues.
Sans jamais le dire vraiment, l’autrice esquisse vaguement la détérioration de la santé de Criquet. Celle-ci se plaint que personne ne relève qu’elle a du chagrin ; elle songe même à se suicider. Elle évoque le cas d’un enfant qui, pour se venger d’un refus de ses parents, s’est jeté par la fenêtre… Mais un détail technique la ramène à la saine raison.
Les choses étaient loin de s’arranger, de rentrer dans l’ordre puisque Criquet commet ce qu’il faut nommer une tentative de suicide… Voici un bref passage qui souligne la profondeur du mal : Comment est ce que je sais que ça c’est moi… Est ce que je suis moi parce que je dis que je suis moi ?
Mais comme la vie est faite d’imprévus, bons ou mauvais, Criquet consent soudain à rester ce qu’elle est, une fille. Il faut rappeler que la mort accidentelle de son père bien aimé fut pour elle un choc profond… Donnons lui la parole : je crois bien que ma vie de garçon est finie… Désormais, elle serait une jeune fille.
La moralité du livre n’est pas totalement univoque : on peut rester femme, mais cela ne doit pas coïncider avec une réduction des droits, une limitation des désirs, bref accepter une vie de soumission et de sacrifice. C’est peut-être aussi la condition préalable à ce qu’ l’on nomme l’amour auquel les femmes sont si sensibles.
Maurice-Ruben HAYOUN, professeur à l’Uni de Genève.
Dernier livre paru : La pratique religieuse juive (Paris, Geuthner, 2019)