L’étoile de la rédemption, en allemand originel Der Stern der Erlösung et en hébreu Kokhav ha-Guéoula, est un livre difficile à lire et surtout à comprendre, , car son auteur, un jeune juif désorienté mais à nouveau solidement arrimé à sa tradition juive ancestrale après avoir victorieusement surmonté une très grave crise religieuse, a cherché à déconstruire les catégories de la philosophie occidentale depuis Thalès jusqu’à Hegel. Il avait écrit cet ouvrage volumineux sur des cartes postales fournies par l’armée, et griffonnées dans les tranchées de Macédoine. Le jeune soldat mobilisé pour la Première Guerre mondiale, très loin de chez lui, avait adressé ses méditations à sa mère. Rentré chez lui, il transita par quelques hôpitaux afin de regagner ses foyers et de remanier tout ce matériau épars qui donna finalement cette Étoile de la rédemption.

Né en 1886, Rosenzweig n’avait pas encore trente-cinq ans lorsqu’il fit paraître cette œuvre, certes, peu connue du grand public, mais qui occupe une place de premier plan dans la pensée juive contemporaine. Pour bien la situer dans l’esprit des lecteurs, il suffit de rappeler que même Levinas a contracté auprès de cet auteur, prématurément disparu en 1929, une dette immense. Lors d’une interview avec le défunt journaliste Christian Delacampagne, publiée dans le journal Le Monde, il y a plus de trente ans, l’auteur de Difficile liberté avait eu cette phrase : j’ai pillé Rosenzweig… Que l’on ne s’y méprenne pas ; reconnaître sa dette envers un devancier ne signifie pas avoir commis un plagiat, bien au contraire. C’est rendre à César, ce qui est à César ou tout simplement respecter un principe talmudique, rendu très populaire par les commentaires de Rachi : quiconque cite un texte au nom de son auteur apporte la rédemption au monde (ha-mévi Davar Be Shem Omro mévi gueula la olam…) et d’ailleurs dans son mémorable texte Les bâtisseurs (Die Bauleute) Rosenzweig revient sur ce principe sur lequel se fonde toute probité intellectuelle.

Lorsque l’Étoile de la rédemption parut, les gens firent alors une confusion dont non seulement le public mais l’auteur aussi eut à se plaindre. Il l’explique ouvertement dans ce grand texte philosophique Le nouveau Penser que je viens de traduire de l’allemand et que j’ai publié dans La Tribune de Genève.

Voici la genèse de ce texte : en raison de l’abord très difficile l’Étoile de la rédemption, l’éditeur pria Rosenzweig de rédiger un court texte, censé expliquer les grandes lignes de son magnum opus. Hélas, moi qui viens de le traduire après d’incroyables difficultés, je trouve que ce texte est encore plus ardu et plus coriace que celui dont il prétend faciliter l’accès..… Pourquoi l’avoir appelé le nouveau Penser ? Pour bien montrer qu’il s’agit d’une rupture totale avec la spéculation philosophique qui avait cours en Allemagne au début des années vingt. Si je voulais être plus direct, je dirais que Rosenzweig déconstruit les catégories philosophiques depuis Thalès jusqu’à Hegel, auquel il avait pourtant consacré sa thèse de doctorat d’Etat.

Dans ce nouveau Penser, Rosenzweig commence par s’en prendre à certains critiques de son ouvrage sans les nommer. Il est symptomatique qu’il soulève cette première difficulté, c’est-à-dire la confusion faite par le lectorat juif qui croyait tenir avec l’Étoile un livre juif. La déception fut grande et la frustration encore plus forte. Que l’on en juge en rendant la parole à Rosenzweig :

Les pages suivantes aimeraient alléger les difficultés rencontrées par les lecteurs et aussi amoindrir la déception des acheteurs qui s’imaginaient avoir fait l’acquisition d’un beau livre juif, mais qui, à l’instar d’un de nos tout premiers critiques, durent constater « qu’il n’était pas destiné à l’usage quotidien des membres de toutes les familles juives.» Je ne saurai mieux définir «L’étoile de la rédemption» que ce critique qui a dit de manière lapidaire : ce livre n’a vraiment pas été conçu pour l’usage quotidien de tous les membres de chaque famille juive. Ce n’est absolument pas un «livre juif», en tout cas pas selon l’idée que s’en font ces acheteurs juifs qui m’en ont terriblement voulu. Certes, cet ouvrage traite du judaïsme mais guère plus que du christianisme ou de l’islam. Il n’a même pas la prétention d’être une sorte de philosophie de la religion. Et comment aurait-il pu l’être alors que le terme religion n’y connaît pas d’occurrence. Il se veut un simple système de philosophie.

En avançant dans son argumentation, l’auteur revient sur quelques défauts caractéristiques des lecteurs contemporains d’ouvrages philosophiques. Il les compare à des généraux en campagne qui s’arrêtent devant une petite forteresse bien défendue et ne vont pas de l’avant tant qu’ils ne l’ont pas réduite. C’est une tactique que Napoléon avait invalidée, lui qui fonçait sur le gros des troupes ennemies, avait raison d’elles et savait que les petites fortifications qu’il avait intelligemment contournées, coupées du reste finiraient par tomber d’elles-mêmes. La même chose vaut de l’Étoile… Si l’on ne comprend pas certains passages du premier coup, il ne faut surtout pas s’arrêter ni se décourager, mais au contraire poursuivre la lecture, revenir en arrière, aller de l’avant, et tout ira bien. On finira par tout comprendre. Ce qui est vrai, surtout si l’on fournit les efforts nécessaires.

Rosenzweig considère que l’idéalisme allemand a paralysé les penseurs et a fait sombrer la philosophie dans les abîmes insondables de l’inutile recherche de l’essence… Il ne faut pas, dit-il, chercher une chose au-delà de la chose : une chaise est une chaise, il le dit maintes fois : en Dieu, on ne trouve que du divin, dans le monde que du mondain et dans l’homme que de l’humain.

Rosenzweig insiste aussi sur le rôle du Sprachdenken, la pensée du langage et développe un brillant exposé sur l’enseignement vivant, révélant ainsi ses origines juives et sa prédilection pour le midrash qui ne sombre jamais dans l’abstraction intellectuelle et reste près des choses, c’est-à-dire de l’expérience : c’est d’ailleurs ce qui distingue le nouveau Penser de l’ancien.

Rétif à l’enseignement universitaire de son temps, il stigmatise les leçons magistrales et l’enseignement philosophique des professeurs d’université. Ces messieurs parlent ou plutôt lisent d’une voix monocorde des leçons écrites condamnant leurs auditeurs captifs à ne prendre que des notes, oubliant qu’eux aussi ont une bouche et auraient peut-être des choses intéressantes à dire, si l’on ne le condamnait pas à une attitude passive, plutôt stérilisante.

Comme le fera Levinas en s’inspirant de Rosenzweig, il ne faut pas trop s’appesantir sur les théories de la connaissance, l’ontologie ou tout ce qui tient à l’essence de l’étant, il faut, au contraire, s’intéresser à l’éthique, à la raison pratique. Nous devons savoir comprendre au bon moment comme nous le disait Goethe en personne :

Dans ce mystère se trouve toute la sagesse de la nouvelle philosophie. Je dirai avec Goethe qu’elle nous enseigne «à comprendre au bon moment» : Pourquoi donc la vérité est –elle si lointaine et si hors de portée/ Pourquoi se cache-t-elle dans les abîmes les plus profonds ?/ Nul ne comprend au bon moment / Si l’on comprenait au bon moment / alors la vérité serait toute proche et accessible / et elle serait charmante et douce.

Vers la fin de ce texte sur le nouveau Penser, Rosenzweig revient largement sur la nature juive ou pas de son livre. Ses développements sont plutôt originaux et devraient servir d’exemple :

Mais quid du «livre juif» ainsi qu’il se signale lui-même dès la page de couverture? J’aimerais pouvoir parler aussi doucement que le poète lorsqu’il clôture sa magnifique fugue sur le thème de la beauté cosmique à l’aide de cette inoubliable formule : elle m’apparut sous la forme d’une jeune beauté féminine : pour tout dire, cela exprime parfaitement ce que je voulais dire. J’ai reçu le nouveau Penser dans ces anciennes formulations et c’est toujours ainsi que je l’ai transmis sans discontinuer. Je sais bien qu’en lieu et place de mes propos ce sont les paroles du Nouveau Testament qui se seraient pressées sur les lèvres d’un chrétien ; je pense aussi qu’un païen n’aurait pas repris les termes de ses livres sacrés car leur ascension part de la langue originelle de l’humanité pour aboutir à des strates inférieures, et non comme le chemin terrestre de la révélation qui adopte la démarche inverse ; le païen pourrait tout aussi bien jeter son dévolu sur des mots bien à lui. Quant à moi, je m’en tiens à ceux que j’ai choisis. Pourtant, ce livre est bien un livre juif, non pas un livre qui traite de «choses juives» car dans ce cas les ouvrages des spécialistes protestants de l’Ancien Testament seraient eux aussi des livres juifs ; non, c’est un livre juif en ce sens que pour ce qu’il a à dire, notamment ce qu’il a de nouveau à exprimer, ce sont les anciens termes juifs qui s’imposent à lui. Comme toujours, les choses, même juives, finissent par passer. Mais les termes juifs, récents ou anciens, participent de l’éternelle jeunesse du mot et lorsque le monde leur sourit, ils ne manquent jamais de contribuer à son rajeunissement.

Donc, un livre juif est un livre qui dit les choses avec les mots de la tradition, des sources juives anciennes. C’est-à-dire qui se rattache à la traditionnelle vision des choses. Ce n’est pas une régression, mais un renouvellement, un rajeunissement. Et aussi une résurrection car cette tradition plurimillénaire a souvent été déclarée morte et enterrée, pourtant son tronc porte encore de nouvelles floraisons.

Ayant manqué de se convertir au christianisme peu avant 1913, Rosenzweig compare les deux religions et leur accorde une importance presque égale, ce qui n’a pas manqué de susciter l’émoi de quelques belles âmes :

Le judaïsme et le christianisme sont ces deux cadrans éternels sous les indicateurs des semaines et des mois d’un temps en perpétuel renouvellement. En eux, en leur année s’accomplit le flux inimitable, vécu et narratif du temps du monde, pour devenir une image plastique. Par leur Dieu, leur monde et leur humanité les ineffables Mystères de Dieu, du monde et de l’homme que l’on ne pouvait ressentir qu’en les vivant, deviennent exprimables ; nous ne savons pas ce qu’est Dieu, ce qu’est le monde, ni ce qu’est l’homme, nous ne savons que ce qu’ils font ou ce qui leur arrive. Mais nous pouvons savoir avec précision à quoi ressemblent le Dieu juif et le Dieu chrétien, l’homme juif, l’homme chrétien et le monde juif et le monde chrétien.

Mais on se rend compte que l’Étoile insiste sur l’aspect théologique sans le traiter comme une question religieuse, ce qui aurait dénaturé l’ouvrage dans son ensemble ; on a aussi reproché à l’auteur d’avoir eu une certaine considération pour le paganisme historique dont les adeptes avaient, eux aussi, mais à leur façon, cherché Dieu… L’ont-ils trouvé ? On ne sait. Mais une chose est sûre : dans son infinie miséricorde, Dieu ne peut pas être resté insensible aux appels ou aux larmes des païens qui pensaient le trouver dans leurs temples peuplés d’idoles… Non, Dieu n’a pas exigé de tous qu’ils prennent leur envol depuis le Sinaï ou le Golgotha ! Cela aussi n’a pas, plut aux esprits chagrins, victimes de leur confort intellectuel.

La façon dont mon livre parle du judaïsme et du christianisme ne recourt pas à la méthodologie de la science des religions, mais plutôt, comme le montrent mes développements, atteste un point de vue plus systématique, en particulier à partir de la question d’une éternité existante, du devoir de conjurer le danger d’interpréter le nouveau Penser dans le sens ou plutôt le non-sens des tendances d’une «philosophie vitaliste» ou d’autres courants «irrationalistes» ; dans l’obscur brouillamini de ce piège semble être aujourd’hui tombée l’homme qui a eu l’intelligence d’éviter un piège encore plus sournois, l’idéalisme. Partant, dans les deux cas, mon exposé ne part pas de la conscience personnelle de chacun, c’est-à-dire pour le judaïsme de la loi et pour le christianisme de la foi, mais plutôt de la forme externe et visible que leur pérennité a arrachée au temps : pour le judaïsme, du fait qu’il représente le peuple et pour le christianisme, de l’événement fondateur d’une communauté ; et c’est seulement ainsi que la loi et la foi apparaîtront au grand jour. Le judaïsme et le christianisme sont placés ici, sur une base sociologique, l’un face à l’autre et l’un à côté de l’autre. On en retire un exposé qui ne rend pas vraiment justice aux deux, mais qui permet tout de même, à ce prix, de dépasser pour la première fois la polémique et l’apologétique qui sévissent généralement dans ce domaine

Judaïsme et christianisme s’affrontent depuis près de deux mille ans à propos du salut de cette terre. L’un croit en la venue d’un Sauveur qu’il attend toujours, l’autre espère en le retour de celui est déjà venu. Deux vérités superposables, comme les deux triangles isocèles de la couverture du livre, mais ils ne seront jamais interchangeables :

Cette théorie messianique de la connaissance qui évalue les vérités en fonction du coût de leur mise à l’épreuve et selon le lien qu’elles établissent entre les hommes ne peuvent pas conduire au-delà de ces deux attentes messianiques éternellement inconciliables , celle qui attend la venue du Messie et celle qui espère son retour, ni au-delà de ces deux derniers enjeux ultimes au nom de la vérité. Le test repose entre les mains de Dieu seul, la vérité est devant lui et lui seul. Sur cette terre, la vérité reste donc l’objet de divisions, divisée en deux comme l’effectivité extra divine et comme ces faits primordiaux que sont le monde et l’homme. Ces faits qui ressurgissent dans ces réalités ultimes que sont judaïsme et christianisme comme univers de la loi et foi de l’homme, loi du monde et homme de foi.

Et, finalement, on en revient à Dieu et à son essence, même si ce n’est pas ce qu’il faut chercher en tout premier lieu. Mais Rosenzweig en parle quand il se pose la question de la vérité. Elle est entre les mains de Dieu, elle lui fait face :
LE BON ORDRE DE CES TROIS ENTITES APPARAIT ALORS DANS LA RECURRENCE DE CES PRESUPPOSES DE L’EXPERIENCE, A LA FOIS ETERNELS ET DEROBES AU REGARD, ET DANS LA CLARTE ULTIME DE LA VERITE SI SOUVENT SCRUTEE ; EN PLAÇANT DIEU A LA TETE, LA DIEU DE VERITE, LE DERNIER LIVRE DISSIPE LE DESORDRE DU PREMIER DONT LE DIEU ETAIT NON SEULEMENT COUPE DE TOUT RAPPORT AVEC LE MONDE ET L’HOMME, MAIS QUI N’Y AVAIT MEME PAS D’EMPLACEMENT FIXE, SI BIEN QU’IL NE POUVAIT PAS ETRE LE DIEU DE VERITE MAIS PLUTOT CELUI DE FAUSSES DIVINITES. SEULES CES DERNIERES ONT PU COMPLETER LE CONCEPT DIVIN EN POSANT LA QUESTION SUIVANTE : QU’EST-CE QUE DIEU ? MAIS DES QUE LE CONCEPT DIVIN S’EST DEPUIS BELLE LURETTE ASSOMBRI POUR DEVENIR UN DIEU OCCULTE ET QUE DIEU LUI-MEME S’EST AVERE COMME CREATEUR, REVELATEUR ET REDEMPTEUR TOUT, CE QUI EST EN PREMIER, CE QUI EST EN DERNIER, SANS OUBLIER CE QUI OCCUPE UNE POSITION MEDIANE FUSIONNENT POUR NE PLUS FAIRE QU’UN ; ET DE CE DIEU AU SEIN DUQUEL SE CONFONDENT LES REALITES DU PASSE, DU PRESENT ET DU FUTUR, NOUS SOMMES DESORMAIS EN DROIT DE DIRE : IL EST.

Et pour finir Rosenzweig donne la parole à Juda Ha-Lévi (1075-1141) qu’il met sur un même pied d’égalité que Goethe…

Alors, livre juif ou pas ? Dans une conception ouverte et intelligente du judaïsme, oui, certainement. Mais pas un livre à mettre en toutes les mains, car il va au-delà d’une simple pratique juive quotidienne, même si son auteur a vécu et est mort comme un Juif pratiquant et respectueux des mitswot.

Maurice Ruben Hayoun

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o.icaros

savant, littéraire mais… barbant pour qui n’est pas un archonte de la pensée. Quelle est la démonstration de l’auteur? Que nous sommes tous des usurpateurs et des juifs dans le déni? Je commence à en avoir assez des déconstructions dont on ne peut mesurer les conséquences sur le long terme.

DANIELLE

Rosenzweig un Juif pratiquant et respectueux des mitsvot ?

Quel est l’ouvrage qui confirme ces dires ?