Dans Les Juifs viennois à la Belle Epoque, l’historien Jacques Le Rider montre la vie des Juifs à Vienne, de l’intégration dans l’Empire austro-hongrois à l’antisémitisme le plus virulent. Freud, Zweig, Roth et tant d’autres ont cru à cette Vienne, capitale moderne et libérale d’un Empire austro-hongrois pluraliste, monarchie bicéphale tolérante pour ses minorités qui avait consacré l’émancipation des Juifs. Education, pleine égalité des droits (1867), accès à la Fonction publique et à toute profession ; la modernité éclairée avait mené à son terme l’assimilation des Juifs sous la houlette de l’empereur François-Joseph.

Jacques Le Rider, germaniste et grand spécialiste de la Mitteleuropa (l’Europe centrale), scrute l’envers du décor de cette Vienne impériale de la Belle Epoque qui lance et relance cette étrange et inquiétante question de la judéité, cette sempiternelle dialectique du même et de l’autre. Narcissisme de la petite différence ?

Les Juifs viennois, en tout point comparables à leurs compatriotes « de souche », ne seront jamais des Viennois invisibles, comme les autres. D’abord les Juifs viennois intégrés se retournent contre les Juifs venus de l’Est (Ostjuden) qui, de Galicie polonaise et de Bucovine, affluent dans la capitale.

Mais que signifie le mot « juif » ?

Une confession, une nationalité parmi d’autres, des us et coutumes, l’impulsion décisive donnée à la vie culturelle ? Pour la majorité, ils se sentent « juifs des trois jours de l’année » (Pâque juive, Nouvel An juif et Grand Pardon), viennois jusqu’au bout des doigts.

Mais depuis les années 1890, l’antisémitisme feutré est devenu « code culturel » et il est de bon ton d’afficher, sans vergogne, cette attitude politiquement correcte dans la bonne société et dans la presse.

C’est Karl Lueger (1844-1910), dirigeant du parti chrétien-social, devenu le maire inamovible de Vienne dont Hitler se réclamera, qui fédère toute la lie antisémite. Anticapitalisme et catholicisme radical, antilibéralisme et pangermanisme ; l’assimilation est remise en question jusqu’à la glissade mortelle vers le mot « race ». La sinistre « question juive » fait son entrée, pour n’en plus sortir, dans le débat public. Face à la montée d’un péril de plus en plus brutal, des personnalités montent au créneau, ceux qui savent ce que le mot « juif » veut dire. Le rabbin Joseph Samuel Bloch ferraille dans les journaux, les associations, et même comme député, contre cette haine.

Peine perdue car l’antisémitisme est une passion irréductible, irrationnelle. Nationalisme en miroir, le sionisme offre à Nathan Birnbaum ou à Theodor Herzl la possibilité de penser les Juifs comme peuple avec une langue et un Etat ou, à tout le moins, une autonomie dans l’Empire. Dans la Vienne littéraire, des écrivains se sentent mal à l’aise. Hugo von Hofmannsthal, élitiste et snob, officier de cavalerie autrichien, déteste de se voir mêler à « tous ces lémures menant une existence parasitaire ». Mais le mot « juif » lui colle à la peau. Même un Karl Kraus, dans la revue La Torche, pourfendeur infatigable du journalisme, ersatz de littérature et symptôme d’abaissement intellectuel, fustige, parfois dans des termes que ne récuserait pas un antisémite, la marchandisation totale du monde à venir.

Par Alain Rubens – L’Express Article original

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