Homme discret, intellectuel exigeant, ce « juif de savoir » a choisi de devenir rabbin après avoir été tenté par le cyclisme, passion qu’il a gardée jusqu’à ce jour. Ancien moniteur de mouvement de jeunesse, rabbin des étudiants puis des universitaires, Gilles Bernheim aime à dire que sa vie est construite selon l' »orthopraxie » juive, manière plus juste de parler de son orthodoxie.

Il est également engagé dans le dialogue judéo-chrétien – et a cosigné un livre avec le cardinal Barbarin, Le Rabbin et le cardinal (Stock). Après avoir été chargé de la synagogue de la rue de la Victoire, à Paris, il a été élu, en juin 2008, grand rabbin de France pour une durée de sept ans. Un septennat qu’il a placé sous le signe du rayonnement de la foi juive dans la synagogue, mais aussi au-delà de ceux qui croient.

Pour L’Express, il aborde tous les sujets qui font polémique, des moeurs à l’identité juive, en passant par le lien avec Israël et la question palestinienne.

En exergue de votre dernier livre, Quarante Méditations juives (Stock), on peut lire un verset du Deutéronome: « Car cette loi que je t’impose en ce jour, elle n’est ni trop ardue pour toi ni placée trop loin »… Notre époque semble pourtant si indifférente à cette « Loi ». Pourquoi avoir choisi cette parole?

Nous vivons dans des sociétés perçues comme très éloignées de la loi biblique et où, précisément, la vie religieuse paraît devoir se faire dans la confrontation et l’antagonisme aux valeurs de ces mêmes sociétés. Comme si toute forme de réappropriation du religieux ne pouvait se faire que dans un arrachement, dans une projection vers un futur idéalisé qui gomme conjointement le présent et le passé. C’est la raison pour laquelle cette citation biblique est si précieuse, parce qu’elle nous rappelle ce que doit être la proximité, l’humanité de la Loi; et aussi l’urgence de la vivre dès maintenant et au quotidien.

Si l’on veut bien sortir des logiques simplificatrices et hâtives, on peut imaginer toutes sortes de ponts, de canaux, d’échanges et de dialogues qui permettraient aux religions, plus qu’elles ne le font aujourd’hui et en toute humilité, d’être associées au débat de la cité. D’aider la société à sortir des ornières, de contribuer à éclairer ses choix, d’imaginer des solutions porteuses d’espoir. En tant que juif, j’ai la certitude que la grandeur d’une religion réside non pas dans sa force de conviction mais dans sa capacité de donner à penser à ceux qui ne croient pas en elle.

Qu’est-ce que cette loi, qui remonte à trois millénaires, a encore à dire au temps présent?

La parole de Dieu est, en tout temps, une parole actuelle. Qu’en est-il de la Loi qui en découle? Et en particulier, cette Loi, qu’a-t-elle à dire sur des événements qui sont spécifiques à notre temps présent? La question est par exemple de savoir si la loi biblique peut apporter des réponses à des interrogations d’ordre économique ou financier dans la crise actuelle.

Evidemment, le Talmud, qui commente cette Loi, ne pouvait imaginer à son époque les tempêtes financières d’aujourd’hui, mais on peut y trouver d’utiles indications. Le Talmud enseignait, dans le langage de son temps, que l’individualisme est le pire ennemi de la confiance collective. S’il y a des causes complexes dans les tourmentes boursières, ce qui domine néanmoins, c’est la question de la confiance de nos sociétés dans les acteurs de l’économie et dans les décideurs politiques. L’individualisme forcené de ceux qui veulent « toujours plus » est peut-être le pire ennemi de la confiance collective. Alors aidons à fonder la confiance sur le travail, la solidarité, la justice – et non plus l’audace et la hardiesse de tout oser sans souci des autres.

Vous insistez sur la volonté de rendre le discours religieux audible par d’autres que ceux qui croient. N’est-ce pas une utopie?

Il y a, dans chaque religion, un questionnement. Je souhaite que mes concitoyens, qu’ils pratiquent ou non une religion, se sentent concernés par ce questionnement et surtout qu’ils ne le balaient pas, avec dédain, d’un revers de la main. De même que, dans une démocratie, on attend de chacun non pas qu’il devienne le chef, mais qu’il se sente concerné par les affaires de l’Etat.

Votre livre aborde de nombreuses inquiétudes, en particulier celle de la mort. Pourquoi?

Je suis inquiet à l’idée qu’aujourd’hui la mort n’est plus familière ni naturelle. On meurt à l’hôpital, seul, au lieu de mourir chez soi, entouré de ceux qu’on aime, avec le sentiment de conserver sa dignité. La mort contemporaine apparaît souvent dénuée de sens. C’est pourquoi il est difficile de mourir dignement, lorsque nos plus proches assistent impuissants et muets à notre lente disparition, lorsqu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas nous accompagner. Comment peut-on se mettre en paix avec soi-même et les autres, dire au revoir, transmettre quelque chose de soi et de son expérience de vie si tout le monde prend la fuite ou fait comme si on n’allait pas mourir? Souvent, on prétend épargner le mourant mais, en réalité, on se protège soi-même de l’émotion trop forte que déclencherait un dialogue autour de la mort. Le mourant, de son côté, joue à celui qui ne sait pas qu’il va mourir. Comment une personne peut-elle faire sienne une mort dont on ne lui dit rien? C’est de tout cela que j’essaie de parler dans le livre.

Comment se situe aujourd’hui le judaïsme par rapport aux deux grands sujets du débat éthique que sont l’euthanasie et l’interruption volontaire de grossesse?
Le Talmud nous enseigne au sujet de l’euthanasie que répondre à la demande de mort, c’est tuer le malade deux fois, une première fois en lui laissant croire qu’il n’est plus digne de vivre, une seconde fois en lui faisant l’injection mortelle. Les sages de la Torah rappellent que la dignité est inhérente à la personne humaine, qu’elle est inaliénable. Pour avoir si souvent accompagné des malades en fin de vie, j’ai vu des personnes qui font preuve jusqu’au bout de bienveillance à l’égard du malade, qui le regardent en l’aimant ou en essayant de l’aimer, malgré sa laideur éventuelle et en dépit de sa maladie. Ces accompagnants ne l’enferment pas dans sa maladie. Le peu de vie qui lui reste est soutenu par le regard de l’autre. J’ajouterais encore une chose. Lorsque la famille ou les soignants sont épuisés au point d’accéder à la demande de mort du malade, ils n’ont plus toujours conscience du principe: « Tu ne tueras point. » Il revient aux médecins et à la société tout entière de préserver et la personne dans son humanité inviolable et la cellule familiale de la culpabilité qui pourrait naître de ce geste.

Et concernant l’interruption volontaire de grossesse?

Pour la tradition rabbinique, le réel, c’est d’abord le respect de la vie humaine et l’interdiction de l’avortement. Mais le réel, c’est aussi la prise en compte de certaines situations limites où la Loi, tout en restant la Loi, ne doit pas être appliquée avec une rigueur impitoyable. Dans ces situations, la sagesse ne peut être ni rigorisme ni laxisme, mais authentique humanité. Faut-il rappeler que le droit juif se méfie des formules générales et tient toujours le plus grand compte des situations particulières?

Quel est le paysage actuel du judaïsme français?

M’autorisez-vous à être optimiste? L’intérêt grandissant qu’on observe pour les enseignements du judaïsme, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté juive, est porteur d’une grande vitalité. Cet intérêt oblige ceux qui transmettent le judaïsme à être à la hauteur et du message dont ils sont les dépositaires, et des attentes formulées ou informulées auxquelles ils ont à répondre. Notre parole religieuse doit être une vraie parole de vie, je veux dire par là une parole non seulement vécue par celui qui l’a dite, mais encore qui porte vie à celui qui l’entend. Le rabbin, lorsqu’il est sollicité, doit mettre tout en oeuvre pour énoncer une position juive face à l’urgence de la situation, et non longtemps après. Et il faut que cette position puisse contribuer à éclairer la communauté des hommes. Je n’oublie pas que le juif qui étudie le Talmud ne l’étudie jamais seul mais toujours à deux. Car c’est de la contradiction que naît la recherche de la vérité. On n’a jamais raison tout seul. Le judaïsme français auquel la très grande majorité des juifs et moi-même sommes attachés est un judaïsme parfaitement intégré dans la communauté nationale et soucieux de ses devoirs envers elle. Ce judaïsme-là prend la mesure des mutations et des crises qui affectent notre société française. Il est solidaire de l’Etat d’Israël, attentif à ses grands enjeux et aux préoccupations de ses habitants. Il a le souci du dialogue, de la rencontre et de l’ouverture. En qualité de grand rabbin de France, j’ai ainsi été heureux et fier de contribuer à la création de la Conférence des responsables de culte en France et à notre position, en avril dernier, sur le caractère inopportun et stigmatisant du débat sur la laïcité. Enfin, même si je choisis l’optimisme, je ne voudrais pas laisser penser que la vie dans nos communautés et nos institutions est un long fleuve tranquille.

Vous êtes un descendant du judaïsme alsacien alors que la majorité des juifs français sont désormais séfarades. N’est-ce pas une position singulière?

Je vous réponds simplement que, sans l’apport du judaïsme séfarade, le judaïsme français n’existerait plus. omment peut-on être rabbin et avoir suivi des études de philosophie?

La philosophie telle qu’on la pratique aujourd’hui n’est pas celle qui faisait problème aux penseurs juifs du Moyen Age, c’est-à-dire un corps de doctrines dont un certain nombre sont incompatibles avec quelques-unes des croyances fondamentales du judaïsme. Aujourd’hui, on nomme philosophie toute activité de réflexion sur le monde, la vie, le savoir. Elle est une méthode ou plutôt un ensemble de démarches extrêmement diverses. Elle ne pose pas, ou pas souvent, des valeurs. Elle enseigne à réfléchir sur celles-ci et à ne pas se laisser prendre au jeu des fausses valeurs, ce que le judaïsme appelle des idoles. Il faut ajouter que l’activité rabbinique requiert un engagement et une force de décision rapides quand le travail philosophique exige une patience sans confiance aveugle, ni dans la puissance de l’interprétation ni dans l’immédiate efficacité de l’action. Si je devais répondre en une phrase à votre question, je dirais que le rabbin-philosophe ne peut se dérober à l’urgence du quotidien et que le philosophe-rabbin se doit de répondre avec circonspection et discernement aux sollicitations de ses contemporains.

Comment percevez-vous le « printemps arabe »?

J’admire ces jeunes générations arabes qui sont aux avant-postes des révolutions, j’admire leur courage même si je ne sais pas où mènent ces révolutions. J’ai aussi envie de les inviter à faire peau neuve sur Israël et à faire fi des propagandes antisémites qui les entourent depuis leur naissance. Car le sionisme est un humanisme qui offre à tous les peuples des raisons de croire en eux-mêmes. Ces jeunes générations arabes ont accompli ce qui était hier impensable et, pourtant, le plus dur est devant elles. Les transitions seront longues, risquées et parfois décevantes. Ces révolutions, en chassant les dictatures, amènent l’islam à son heure de vérité.

Mais de quel islam s’agira-t-il ? Nous ne le saurons qu’à l’occasion des premières consultations électorales. Enfin, on a beaucoup glosé en France sur le réveil tardif de notre politique étrangère. Je voudrais, quant à moi, souligner que les pavés de nos grandes villes, habituées aux manifestations anti-israéliennes, sont restés désespérément silencieux pendant les massacres commis par les dictateurs. J’en tire un sentiment amer de deux poids et deux mesures dans la morale, la solidarité et les droits de l’homme, selon qu’il s’agit ou non d’Israël.

Ne craignez-vous pas une nouvelle phase dans la solitude d’Israël?

Il serait dommage qu’en dépit du printemps arabe des pays continuent d’utiliser Israël comme un dérivatif ou un défouloir. L’isolement favorise le repli, la violence et le jusqu’au-boutisme. Si certains pays choisissent cette voie à l’encontre d’Israël, je souhaite que nos démocraties européennes se mobilisent. Car laisser dire ou laisser faire, c’est déjà être complice. La vocation d’Israël est dans le dialogue avec tous. Son avenir est dans la paix avec ses voisins.

Gilles Bernheim en 7 dates

1952 Naissance à Aix-les-Bains.
1971 Séminaire israélite de France et études de philosophie à la Sorbonne (il en sortira agrégé).
1976 Etudes en yeshiva (école de la Torah et du Talmud), en Israël.
1977 Mariage à Mulhouse.
1978 Rabbin des étudiants.
1997 Rabbin de la synagogue de la Victoire, à Paris.
1er janvier 2009 Investi grand rabbin de France.

NDLR – A l’occasion de la sortie du livre de Monsieur Gilles Bernheim Grand Rabbin de France « Quarante méditations juives » JForum publie l’article de l’EXPRESS, ainsi que le résumé du livre, que nous vous conseillons vivement de lire.

RESUME

Très tôt le matin, ou très tard dans la nuit, lorsque ses charges de grand rabbin de France se font moins pressantes, Gilles Bernheim écrit.

Ses méditations nocturnes sont généralement issues d’un texte de la tradition hassidique – ce mouvement né en Europe de l’Est au XVIIIe siècle pour revivifier le judaïsme – qu’il commente très librement, sans souci d’érudition ni d’exégèse.Il s’agit là de textes souvent brefs, qui ressemblent à des moments de respiration dans une existence chargée de responsabilités. Moments de respiration qui conduisent le lecteur, comme leur auteur, dans une dimension spirituelle, beaucoup plus que religieuse, dont nos vies sont trop privées.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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Armand Maruani

Nous avons toujours dialogué et avec quel résultat ? Un échantillon de cette existence de dhimmi .Un bonheur toujours en sursis , avec toujours la crainte que ça explose au M.O . Aprés la guerre des six jours , le sort des juifs a été scellé . Regardons quand même ces images avec nostalgie , c’est tout ce qui nous reste..
http://www.harissa.com/news/video/les-juifs-tunisiens-en-france-extrait

Ness

Le gros problème avec le Grand rabbin est que malgré son érudition, son language feutré de philosophe( il s’écoute parler) n’est pas toujours adapté à la situation. En effet, ses propos sont teintés d’espoir et l’exces d’espoir entraine l’inaction.
Face à ses ennemis, Israel se doit de faire un tri dans ces paroles et fort heureusement agit comme il le faut. Ce genre de propos soporifiques ne peut s’appliquer aux ennemis d’Israel car comme les ANES ils ne comprennent que le Bâton.
« Son avenir est dans la paix avec ses voisins’ dit il….la Palisse n’aurait pas dit mieux!…..
Hag Sameah M. Le Grand Rabbin

Armand Maruani

Eh oui mon cher ABEL avec qui dialoguer ? Non seulement des sourds , mais des ennemis qui ne souhaitent qu’une chose : Notre disparition . Ils ne seront jamais satisfaits . Chaque signature ne sera qu’une étape , pour exiger encore plus par la suite . ABEL on les connaît par coeur . Arafat était passé maître dans ce sport . Il a trouvé un héritier en la personne du criminel d’enfants de Maalot .

ABEL

Oui, M MARUANI,  » la vocation d’Israël est dans le dialogue  » !Mais, manque de chance, depuis 63 ans, en face, nous avons des sourds ! Mais pas muets ! Il faudrait les opérer de leur surdité, et leur couper la langue ! Et enfin seulement, nous aurons la paix !
ABEL

Olivier Muller

« Si votre main gauche repousse, que la droite rapproche » (Talmud Sota 47 a)

« Un homme doit savoir repousser de la main gauche, mais inviter à se rapprocher de la main droite » (Le midrash Rabba sur Ruth, éditions Nouveaux Savoirs, cité dans calendrier Joseph Bloch, 26 novembre 2007)

Le Rabbin Mickaël Journo commente :  » En d’autres termes, Israël doit d’un coté tout faire pour éradiquer le terrorisme, tout en maintenant coûte que coûte les contacts et le dialogue en cours, ne serait ce qu’avec le pire de ses ennemis ! En effet, on ne fait la paix qu’avec ses ennemis ».
(Journal actualité juive du 17 avril 2008, page 8 ; irpourdemain.over-blog.com)

Armand Maruani

Gilles Bernheim : « La vocation d’Israël est dans le dialogue »

Après 68 ans , il nous faudrait un sirop miracle pour la gorge .