INTERVIEW – Écrivain, philosophe, essayiste, Alain Finkielkraut construit une œuvre autour de la transmission, la défense des humanités et la critique de la modernité. Le racisme, l’antisémitisme, l’antiracisme nourrissent depuis longtemps sa méditation sur l’identité. Sorti au mois d’octobre, son dernier ouvrage, L’Identité malheureuse (Stock), a été au cœur d’un âpre débat et connaît un important succès de librairie. Il réagit à l’affaire Dieudonné.

Alain Finkielkraut, à Paris, jeudi.

L’affaire Dieudonné a révélé au grand jour des fractures profondes de la société française. Pour le philosophe, elle témoigne de l’importance d’un nouvel antisémitisme, du nouveau pouvoir d’Internet, de la dégradation du débat public, de la force dévastatrice du ricanement et de la dérision.

LE FIGARO. – Que révèle l’affaire Dieudonné de notre société et de notre pays?

Alain FINKIELKRAUT. – Je dirais pour commencer que nous devons au ministre de l’Intérieur la prise en compte par les grands médias de l’ampleur et de la gravité du phénomène. Dieudonné faisait, en toute quiétude, son show au Théâtre de la Main d’Or à Paris et ses tournées dans les grandes villes de province devant des salles bondées. Il a fallu que Manuel Valls demande aux préfets d’interdire ces spectacles pour que les journaux se saisissent du problème et pour qu’émerge sous nos yeux ébahis la génération Dieudonné. Une France multicolore cimentée non, comme on le dit, par le racisme mais par la haine des juifs.

Son public assure qu’il s’en prend à tous.

Dieudonné ne choisit pas les juifs comme une cible parmi d’autres de son humour dévastateur. Les juifs sont son obsession et l’antijudaïsme sa philosophie. Il interprète l’histoire comme une confrontation planétaire entre deux subjectivités: les juifs et, non pas les aryens, mais les peuples, tous les peuples. Il déclare que les juifs se sont enrichis grâce à la traite négrière, que plus récemment ils ont très vraisemblablement introduit le sida en Afrique. Il ne considère pas le sionisme comme un mouvement de libération nationale ni même comme une forme de colonialisme dont les Palestiniens auraient à souffrir. Le sionisme à ses yeux est une entreprise de domination du monde. S’affranchissant de toutes les données géographiques, il confère au sionisme les deux attributs de l’omniprésence et de l’omnipotence. Nous revenons, avec Dieudonné, à la thématique du Protocole des sages de Sion. Les one-man-show de Dieudonné sont structurés par l’antisémitisme. Au lendemain de l’initiative de Manuel Valls, il a dit ceci: «Les juifs et les nazis se sont fait la guerre. Qui a tort? Qui a raison? Moi, je suis neutre. Je ne sais pas lequel a volé l’autre, mais j’ai ma petite idée.» Éclats de rire dans la salle. Et on voudrait nous faire croire qu’il peut tout d’un coup se métamorphoser en Bourvil ou en Pierre Dac. Dieudonné peut prendre quelques petites précautions et mettre autant que possible «sioniste» à la place de «juif» dans ses sketchs, cela ne trompera personne.

Les lois condamnant les propos délictueux après qu’ils ont été prononcés ne sont-elles pas suffisantes?

Les condamnations sont tombées. Elles n’ont pas été exécutées. Et quand bien même elles le seraient, Dieudonné est un récidiviste et, à moins de ridiculiser l’État de droit, il faut bien faire quelque chose contre la récidive. La force sans la justice est tyrannique mais, comme dit Pascal, la justice sans la force est impuissante. La République a voulu mettre ensemble la force et la justice. Tant mieux.

L’esprit Canal+, qui sévit désormais partout, offre à Dieudonné du temps de cerveau disponible. Il est le super Guignol de l’info

Manuel Valls ne s’est-il pas montré plus communicant que politique?

Il fallait creuser l’abcès. Manuel Valls a pallié la carence médiatique. Si nous étions dans un monde à la hauteur des principes qu’il proclame, c’est la presse qui aurait rendu la vie impossible à Dieudonné. Les médias n’ont eu besoin de personne pour dénoncer la petite fille qui agitait une banane au nez de la garde des Sceaux et pour se demander si la France n’était pas raciste. Pourquoi a-t-il fallu qu’elle attende Valls pour Dieudonné? Parce que l’antiracisme vit dans l’obsession de l’éternel retour des années 1930 et supporte mal d’être pris à contre-pied par une haine inédite.

Dieudonné n’est-il pas le fruit d’un temps qui tourne tout en dérision…

Dieudonné n’est pas un penseur, il n’est pas un orateur: c’est un amuseur. Il n’y a plus de bouffon du roi. Ce sont les bouffons qui sont devenus rois. J’ai lu dans Le Monde que Dieudonné était le Frantz Fanon de la génération YouTube. C’est très bien vu. Les nouvelles générations ont été nourries, même shootées, depuis leur enfance – qu’on ne peut plus qualifier de tendre – à la dérision. Au ricanement. De même que la technique manipule tout, de même le rire contemporain se flatte de ne rien laisser indemne. Nous sommes engagés dans un mouvement de profanation intégrale. Reste un seul tabou: la Shoah. Et Dieudonné est celui qui transgresse ce tabou suprême. Patrick Le Lay, quand il était président de TF1, a dit que la fonction de sa télévision commerciale était de vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible. L’esprit Canal +, qui sévit désormais partout, offre à Dieudonné du temps de cerveau disponible. Il est le super Guignol de l’info.

Il se présente lui-même comme antiraciste…

L’antisémitisme contemporain n’est plus raciste. Il dénonce le racisme juif. C’est ce que fait Dieudonné, mais c’est ce que font aussi des universitaires qui nous expliquent doctement que l’Ancien Testament est la bible de tous les génocidaires. Les uns et les autres murmurent et martèlent que l’on ne peut plus rien dire car les juifs sont devenus intouchables. Et la bien-pensance prend cette plainte au sérieux. Dans le dossier que Le Nouvel Observateur consacre à cette affaire, les fauteurs de haine, ce sont à égalité Soral, Dieudonné, Zemmour (qui figure avec eux sur la photo de couverture) ou moi. Parce que, dans la lignée de Jean Daniel, je défends l’héritage national et que je m’inquiète de la montée de la francophobie en France, me voici jeté dans le même sac que ceux qui réussissent le prodige de nier l’existence du crime qui a anéanti la quasi-totalité de ma famille et d’en faire l’apologie. Tout ça pour bien montrer que les juifs ne bénéficient d’aucun passe-droit. Cette modalité de l’antiracisme est tout simplement répugnante.

Le public de Dieudonné représente la diversité de la population française…

Il faut se garder soi-même de toute généralisation. Il y a des Blancs, des Beurs et des Noirs qui sont aujourd’hui écœurés par le pitre antisémite. Dans les années 1970, les contestataires dont j’étais avaient une vision très simplifiée de l’histoire. Nous divisions allégrement le monde en deux camps, mais le mal pour nous avait une adresse. C’était par exemple l’impérialisme américain avec la guerre au Vietnam. Aujourd’hui, le mal devient insaisissable. La souveraineté semble déserter les États au profit des marchés financiers. Et c’est précisément ces deux qualités, l’invisible et la finance, qui redonnent vie au signifiant juif. On peut à nouveau désigner un maître, donner un visage à à la domination et les individus comme les communautés humaines peuvent se décharger de toute responsabilité dans leur existence sur ce gouvernement invisible.

Il faut bien évoquer la quenelle…

Je ne veux faire aucun procès d’intention à Dieudonné. S’il nous affirme que la quenelle n’est pas ce salut nazi empêché qui a été immortalisé par le Docteur Folamour, je veux bien le croire. Mais qu’on ne me dise pas que cette quenelle «enfoncée dans le fond du fion du sionisme» est un geste antisystème. À d’autres.

Dans le dossier que Le Nouvel Observateur consacre à cette affaire, les fauteurs de haine, ce sont à égalité Soral, Dieudonné, Zemmour (qui figure avec eux sur la couverture) ou moi. Parce que, dans la lignée de Jean Daniel, je défends l’héritage national

Comment expliquer sa propagation?

Il y a une débâcle de la civilité dont témoigne aujourd’hui Internet. L’écriture jusqu’à l’ère digitale était une ascèse. La parole coulait de source, l’écriture même épistolaire demandait un travail patient d’élaboration. Le digital a introduit l’immédiateté dans l’écriture. On ne rédige plus. On écrit comme ça vient, et on n’est pas même inhibé par le visage de l’interlocuteur. D’où la violence ordinaire des échanges et des commentaires sur le Net. La quenelle est la forme paroxystique de cette spontanéité violente.

La liberté d’expression est célébrée et, dans le même temps, de plus en plus de gens ont l’impression d’étouffer sous les interdits de la pensée correcte. Comment expliquer ce paradoxe?

Il est normal que la liberté d’expression soit encadrée. On voit ce que devient une société où toute limite est abolie avec ce grand réseau mondial de communication parallèle qu’est Internet. Cela peut devenir la barbarie pure. Mais ce qui est persécuté aujourd’hui sous couleur d’antiracisme, c’est tout effort de clairvoyance. J’en veux pour preuve la dernière initiative de Pierre Rosanvallon. Vingt ans après La Misère du monde de Pierre Bourdieu, il veut à son tour faire parler les invisibles. Mais il fixe le cadre. Notre époque, dit-il, rappelle la fin du XIXe siècle avec le pamphlet de Maurice BarrèsContre les étrangers. Tout ce qui, dans la réalité, échappe à la xénophobie traditionnelle de la France est frappé d’invisibilité par le parlement des invisibles, et Pierre Rosanvallon ne craint pas de qualifier sa démarche de «retour progressiste au réel». Le retour au réel ne doit être ni progressiste ni réactionnaire! Et pour diagnostiquer le présent, il faut accepter qu’il soit nouveau, qu’il ne se soit jamais présenté, or c’est cela que refuse le politiquement correct. On ne peut pas sans cesse se référer aux années 1930. L’antisémitisme nazi était raciste: Hitler a refusé aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 de serrer la main à un sportif de couleur noire, Jesse Owens. L’antisémitisme contemporain se présente comme antiraciste. Il ne défend pas la cause aryenne. Il défend, depuis Durban, la cause des peuples opprimés par le sionisme.

Que vous inspirent les profanations répétées des lieux de culte catholique?

Ces provocations, notamment celle d’une Femen dans l’Église de la Madeleine, sont d’autant plus dérisoires et même révoltantes que nous ne vivons plus depuis longtemps sous le régime du trône et de l’autel et que l’Église de France est faible. Aujourd’hui, les artistes savent choisir leur provocation. Andres Serrano a produit Piss Christ, je ne crois pas que quelqu’un ait jamais l’idée de créer un Piss Mahomet. On dit qu’il y a deux poids, deux mesures en France. C’est vrai, mais pas au sens où les juifs seraient favorisés. Imaginez qu’un «humoriste» ultra-identitaire présente un sketch «Yabon Banane», aucun des professionnels de l’hilarité qui défendent la liberté d’expression de Dieudonné ne se porterait à son secours. Personne ne me ferait grief de réclamer l’interdiction de son spectacle. Elle est la vérité qu’on ne veut pas entendre: l’antisémitisme des opprimés suscite plus de compréhension et d’indulgence dans la France du XXIe siècle que toutes les autres formes de racisme.

Ne vaut-il pas mieux instruire plutôt que de punir?

Nous sommes devant une difficulté insurmontable. Les gens qui viennent au spectacle de Dieudonné ont le sentiment d’avoir été gavés par l’enseignement de la mémoire. Lorsqu’à Nuremberg on a projeté un film sur les camps de Buchenwald, Dachau et Bergen-Belsen, montrant les survivants faméliques et les montagnes de cadavres jetés par des pelleteuses dans des fosses communes, les dignitaires nazis eux-mêmes détournaient le regard, se cachaient le visage dans les mains, et certains d’entre eux se sont effondrés. Aujourd’hui, la répétition pédagogique tue l’émotion. Beaucoup ne voient plus la souffrance suprême mais le rabâchage des clichés. Ce n’est plus le nazisme qui leur fait horreur, c’est l’enseignement de la Shoah. Ceux-là remercient Dieudonné d’exprimer par ses «shoananas» leur lassitude et leur exaspération. On voudra sans doute combattre le mal par le devoir de mémoire, et on ne fera que l’aggraver. Je n’ai pas de solution.

13 janvier 2014

Le Figaro, le 10 Janvier 2014
Par Vincent Tremolet de Villers

nosnondits.wordpress.com Article original

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Richard

Excellent analyse. L’enseignement de la shoah a été pervertit et les pouvoirs publics (médias, école etc…) ont laissé cette enseignement partir à la dérive. Au lieu d’utiliser la Shoah comme une mémoire collective et d’en tirer la conclusion que {{l’on doit s’en prendre qu’à soit même lorsqu’on veut évolue}}r, l’enseignement de la Shoah a été laissé aux dérives suivantes: « elle ne concerne que les juifs et ils ne font pas mieux » etc….et autres abominations voulant reprocher aux juifs le statut de « victime privilégier ». Voilà le résultat désastreux du concours victimaires que s’offrent « crétins » et « islamo-nazi » pour se créer un pouvoir et de la perversion de la culpabilité. En ce sens des jeunes, dont l’analyse de la réalité a été dévoyé, se disent « fatigués » et non responsable de la Shoah. L’Europe, au lieu de sauvegarder son histoire pour ce donner un cap et le garder a préféré se désolidariser non seulement de nous, mais aussi de chaque identité nationale que constitue l’Europe au profit de diverses intérêts spécifiques et dans une cacophonie bien Européenne. Pendant ce temps, les loups sont rentrés dans la bergerie…..