Où placer Levinas dans la constellation des courants du judaïsme de son époque? Yoann COLIN

Il nous semble que s’il fallait déceler la thèse principale de cet ouvrage, elle s’énoncerait ainsi: « certains ont cru devoir considérer que la centralité de l’autre, d’autrui, dans la pensée de Levinas, trouvait son origine, son explication, voire sa justification, dans la Shoah. La pensée de Levinas serait alors exclusivement une philosophie juive post Shoah. Ce n’est pas rigoureusement vrai, même si le statut de survivant, la longue captivité en Allemagne et les difficultés d’une réadaptation du judaïsme à l’après-guerre ont joué un rôle qui n’est pas négligeable. Jusqu’à l’avènement d’Hitler en 1933, les textes de Levinas, inspirés par la philosophie de Hermann Cohen, de Franz Rosenzweig et de Martin Buber, avaient déjà placé cette « obsession de l’éthique » au centre même de ses préoccupations philosophiques » .

Ce parti-pris d’expliquer toute l’œuvre de Levinas par son appartenance au judaïsme – et à une forme précise de judaïsme, un judaïsme héritier de la Haskala est-européenne – est la gageure de cet ouvrage, qui propose une lecture volontairement articulée autour du grand livre du philosophe, Difficile Liberté.

Une inscription de Levinas dans les traces du judaïsme d’Europe de l’Est.

L’auteur présente dès le début du livre le judaïsme de Levinas comme distinct de ce qu’il nomme le judaïsme occidental. Il distingue ainsi deux « courants » du judaïsme moderne européen, autour de la Haskala (les « Lumières juives »).

La Haskala du judaïsme d’Europe de l’Est, c’est-à-dire les Lumières juives de la fin du XVIIIème siècle et du début du XXème, avait des centres de gravité spécifiques assez différents de ceux de la Haskala berlinoise, organisée autour de Mendelssohn et de ses héritiers spirituels. Or c’est aux héritiers de la Haskala berlinoise qu’on doit la science du judaïsme .

Quant à Levinas, élevé en Lituanie, veut être plus philosophe qu’historien de la philosophie, plus philosophe de la religion que philologue. La science allemande du judaïsme ne lui semblait pas d’un très bon aloi.

Dans Difficile Liberté, en particulier, Levinas dénonce l’archéologie de la pensée juive à laquelle s’est adonnée la science du judaïsme : il compare cette recherche des origines au déchiffrement d’inscriptions sur des stèles funéraires. Levinas, dans la lecture de son œuvre à laquelle se livre l’auteur, rejette le péché capital de la science du judaïsme : l’historicisme.

Pour lui, depuis M. Mendelssohn, le judaïsme « avait abdiqué la vie pour se jeter dans les bras d’une science desséchante, muséale, appliquée à rechercher les sources plutôt qu’à restituer au judaïsme une assise vivante ».

Dans le même ordre d’idées, il reproche à la science du judaïsme de mettre en avant ce que le judaïsme a emprunté aux autres religions plutôt que sa dynamique ou son apport propre.

De là un refrain imagé, un leitmotiv (trop souvent) répété dans le livre : Levinas « reproche à tous ces savants judéo-allemands d’avoir troqué une solide identité juive contre le plat de lentilles de la culture européenne ». En agissant ainsi, Levinas s’inscrit dans les traces de Rosenzweig (sur qui l’auteur a écrit un livre très complet) et son institut d’études juives où les savants n’étaient pas des spécialistes (au sens de la science du judaïsme)  .

En effet, l’entrée des Juifs dans la société allemande, chrétienne par essence, allait de pair avec un affaiblissement considérable des institutions juives après la Haskala allemande. Les Lumières de Berlin sont plus engagées dans la rénovation du judaïsme traditionnel afin de mieux s’intégrer dans le moule occidental.

Mendelssohn ne veut pas transformer le judaïsme en science, mais il donne une formulation philosophique de son essence : une religion naturelle accompagnée d’une loi révélée. En revanche, la Haskala a permis aux intellectuels juifs des XVIII-XIXème siècle en Europe centrale et orientale de s’émanciper de la férule rabbinique et de parvenir graduellement à une sécularisation de leur pensée. Les adeptes de la Haskala aimaient se plonger dans l’étude de la Bible et de ses commentaires sans passer par les exégèses talmudiques.

L’appartenance de Levinas explique aussi son attitude à l’égard des auteurs juifs, dans le milieu est-européen où les matières traditionnelles n’avaient pas été reléguées à l’arrière-plan. Les partisans de la Haskala d’Europe de l’Est n’avaient pas honte de leur héritage, ils favorisaient de toutes leurs forces la renaissance de la langue hébraïque, éditaient des manuscrits hébraïques du Moyen Âge. Telle est l’éducation que reçut Levinas lorsqu’il était jeune. Il n’a en effet appris à lire le Talmud que plus tard, auprès du mystérieux maître Chouchani.

La lecture du judaïsme de Levinas : de quelle figure du judaïsme Levinas est-il le nom ?

Levinas se veut le promoteur d’un autre humanisme que celui qui a porté ce nom. Dans « Humanisme, judaïsme, christianisme », en 1973, à l’occasion d’un vaste débat sur l’humanisme et les évolutions sociales, Levinas fait connaître son sentiment et appelle ses coreligionnaires à se ressaisir pour ne pas se laisser prendre au charme des partisans d’un antihumanisme qui prétendait favoriser la libération de l’homme tout en promouvant un nouvel asservissement, et Levinas s’efforce du même geste de lutter contre le nihilisme ambiant.

Pour Levinas, en effet, les Occidentaux ont toujours cherché leur raison d’être dans l’humanisme comme mouvement qui place l’homme et son autonomie morale au centre de ses préoccupations.

De sa valeur intrinsèque, il fait dériver toutes les autres valeurs. Hayoun commente ainsi le propos de Levinas : « l’humanisme poursuit donc le plein épanouissement de l’homme qui se sent très bien dans un Etat libéral dont les institutions n’entravent jamais son aspiration au bien et à la vérité. Mais les lois de cet Etat s’arrêtent devant la vie privée du citoyen. L’humanisme se situe donc aux antipodes du totalitarisme ».

Levinas remarque que, parfois, l’Humanisme est vu comme promotion des Belles Lettres, des arts, de la rhétorique et qu’il désigne, de fait, plus une esthétique qu’une politique. Il note que la première définition de l’humanisme a des valeurs conciliables avec l’idéal biblique ; et l’émancipation des Juifs a ceci de positif qu’elle donne naissance au judaïsme moderne qui a rapproché les juifs des autres citoyens d’Europe.

Mais cette modernisation du judaïsme est moins préservation de l’esprit de l’antique religion (ce qu’elle prétend) que défense de l’esprit imposé par cet humanisme occidental. Aussi Levinas critique-t-il « un certain humanisme (qui) ne serait en réalité que le fossoyeur de la tradition ancestrale, en passe d’être subrepticement remplacée par la laïcisation d’un judéo-christianisme devenu l’idéologie dominante ».

Cette réflexion sur le judaïsme conduit Levinas au constat qu’il faut enseigner autrement le judaïsme. Il renverse un raisonnement qui avait cours dans la communauté juive en France au milieu du XXème siècle : l’éducation juive ne s’est pas vidée de son contenu parce que les juifs se sont détachés d’elle, mais à l’inverse, c’est parce que l’éducation juive s’est soumise aux humanités que le judaïsme s’est senti inutile, vide, suranné, ne représentant plus rien d’actuel.

Autrement dit, il faut un autre discours sur Dieu, un discours fondé sur les Ecritures interprétées dans leur résonnance rabbinique.

Levinas fait du judaïsme d’abord une exigence éthique, et de la conscience juive une responsabilité.

Et comme l’écrit Hayoun : « en faisant du judaïsme une catégorie de l’universel dont l’essence ne peut être que l’éthique, Levinas a opté pour une approche qui soulève quelques questions. (…) Certains spécialistes de l’ésotérisme juif, de la kabbale, par exemple, ont contesté son rejet de cette branche, pourtant aussi légitime que toutes les autres, de la spiritualité juive, de même que son hostilité au hassidisme, et ce malgré sa fine appréciation de la pensée de Martin Buber ».

Ce souci éthique du judaïsme n’est évidemment pas sans consonance avec ce qu’il présente explicitement comme sa philosophie : l’attitude d’un moi confronté au visage, à l’Autre.

L’Autre est séparé de nous par une distance infranchissable. Nul ne parviendra jamais à le thématiser. L’Autre nous apparaît dans la dimension de la hauteur et « réclame de moi ce que je ne pourrai jamais accomplir pleinement ». « Je me dois à l’autre, je prends la responsabilité de ce qu’il fait, je lui réponds, ce qui est une façon de répondre de lui ». D’ailleurs, au fondement de la Bible se trouve cette exigence éthique .

Le judaïsme et l’identité juive sont liés à l’Etat d’Israël, sans que ce soit un obstacle au sentiment d’appartenance à la France.

Dans un texte paru dans Esprit en 1968, Levinas défend les juifs qui ont étonné par leur soudaine solidarité avec l’Etat d’Israël en 1967. Il y explique qu’en « clamant haut et fort leur solidarité avec leurs frères vivant dans l’Etat d’Israël, les juifs français n’avaient nullement porté atteinte à leur sentiment patriotique », que les Juifs ont toujours aimé la France depuis la Révolution qui les avait émancipés en leur octroyant les droits civiques et que l’Etat d’Israël est l’aboutissement, la concrétisation des promesses prophétiques.

Judaïsme et christianisme

L’auteur montre également comment la pensée de Levinas est en débat avec le christianisme, dans le sillon de la philosophie de Rosenzweig. Levinas s’oppose frontalement aux lectures du judaïsme que propose Claudel. Son attaque de Claudel va dans le sens de sa critique du poète qui ne lit que du superficiel et du périmé dans le judaïsme par rapport au christianisme. Pour Levinas, c’est le Talmud qui confère du sens à la Torah. C’est lui qui donne un sens juif. De même, comme d’autres, Levinas œuvre à la réhabilitation de l’image du Pharisien déformée par les Evangiles.

Hayoun se penche également sur le dialogue entre Levinas et Maritain, dans les années 1930. Levinas en effet se réfère à un texte de J. Maritain et s’interroge sur « l’essence profonde de cette haine des Juifs ».

Maritain et Levinas pensent la vocation du judaïsme et du christianisme en opposition au « paganisme » que serait censer représenter le nazisme qui a triomphé depuis peu en Allemagne.

Judaïsme et christianisme se sentent étrangers dans ce monde de la nature et de la matière. Les adeptes de ces deux religions mettent en question ce monde qui, pourtant, les contient, car ils savent que leurs aspirations ultimes ne sauraient s’y accomplir intégralement.

Comme l’écrit Levinas : « ce qui distingue en fin de compte le judéo-christianisme du paganisme, c’est, plus qu’une certaine morale ou une certaine métaphysique, un sentiment immédiat de la contingence et de l’insécurité du monde, une inquiétude de ne pas être chez soi et la force d’en sortir ».

Aussi, selon Levinas, l’antagonisme des juifs et des chrétiens n’a pas généré l’antisémitisme. Levinas reprend dans ce développement une idée du Guide des égarés : le judaïsme est un antipaganisme.

Pour Maïmonide, toute la Torah, tous les commandements qu’elle renferme n’ont qu’un objectif : extirper du cœur des hommes le culte idolâtre, qualifié de « paganisme ».

Yoann COLIN

Source: nonfiction.fr

Philosophie

Emmanuel Levinas, une introduction

Couverture ouvrage

Maurice-Ruben Hayoun
Pocket , 432 pages

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