Theresienstadt, le ghetto maquillé en paradis par les nazis

Nicolas Méra — Édité par Émile Vaizand 

Au printemps 1944, le ghetto-camp situé à Terezín, en République tchèque, a été transformé en cadre idyllique par la propagande nazie. Une mise en scène visant à dissimuler les ambitions génocidaires du Troisième Reich.

Porte principale du ghetto et camp de concentration de Theresienstadt, avec la devise en allemand «Arbeit macht frei» («le travail rend libre»). | Cherubino via Wikimedia Commons

C’est une succession de scènes auxquelles personne, en Allemagne, n’est habitué depuis longtemps. Des enfants mâchant des fruits frais. Des promeneurs sirotant une limonade à l’ombre des parasols. Une piscine éclaboussée de soleil. Des vitrines débordant de nourriture. Des concerts. Le tout dans une ambiance festive d’avant-guerre… Malgré l’aspect granuleux du film en noir et blanc, on peut clairement y voir du bonheur et des sourires si désarmants qu’ils pourraient faner la bande en celluloïd.

Même s’il se prend pour un documentaire, le film capturant ce décor idyllique n’est qu’une façade savamment scénarisée par le Bureau des affaires juives. On le connaît aujourd’hui sous le titre Der Führer schenkt den Juden eine Stadt («Le Führer offre une ville aux Juifs»). Mais ne vous y trompez pas: ce bref aperçu du ghetto de Theresienstadt, situé à Terezín (actuelle République tchèque), est une mise en scène. Tout, ici, transpire la propagande: jeu d’acteur factice, plans surréalistes et décors fraîchement repeints s’emploient à dissimuler les noirs desseins d’un Troisième Reich génocidaire.

Bienvenue au «ghetto modèle»

Pour comprendre l’origine de cette supercherie, il faut revenir au printemps 1943. Cela fait déjà deux ans que les autorités nazies ont converti la garnison fortifiée de Terezín, située dans le couloir des Sudètes, région germanophone absorbée par le Reich, en ghetto-camp de concentration pour les déportés juifs. Il en arrive chaque jour de Tchécoslovaquie, d’Autriche, des Pays-Bas ou de Scandinavie.

Selon la rumeur, on n’enferme ici que les juifs «privilégiés» (Prominenten en allemand), dont la disparition risquerait d’alerter l’opinion internationale. Les propagandistes du Reich en profitent pour présenter le camp de concentration comme une sorte de retraite pour célébrités juives, un «ghetto modèle» où venir couler des jours heureux en attendant la conclusion du conflit.

En réalité, Theresienstadt n’est qu’un point de passage vers les camps d’extermination situés plus à l’est en actuelle Pologne. Dès 1942, des dizaines de milliers de résidents sont déportés vers les chambres à gaz ou abattus dans le silence complice des forêts biélorusses. Mais cette funeste entreprise doit rester secrète.

Alors, lorsqu’une inspection de la Croix-Rouge est organisée pour voir si les protocoles en place à Theresienstadt respectent le droit international, Adolf Eichmann, l’un des principaux architectes de la «Solution finale», gagne du temps. Il repousse l’inspection au printemps 1944, ordonnant dans l’intervalle le déclenchement d’une opération d’embellissement (Verschönerung) à grande échelle.

En effet, le ghetto de Theresienstadt ressemble à tous ceux du Reich allemand: surpeuplé, famélique, gangréné par les épidémies et cadenassé par la poigne de fer des gardiens SS. Durant ses trois années d’existence, 33.000 personnes y succomberont de faim ou de maladie, et le crématorium installé au sud du ghetto engloutira jusqu’à 200 cadavres chaque jour. Il faut que cela change pour ne pas éveiller les soupçons de l’opinion internationale.

La grande illusion

L’opération d’embellissement commence en février 1944. En quelques semaines, des petites mains s’agitent. Les prisonniers sont chargés de repeindre les façades des maisons décrépites de Terezín. On bâtit un jardin public, une école et un pavillon de musique. On rebaptise les rues. On plante des fleurs… Pour gagner de l’espace, 7.500 détenus sont déportés à Auschwitz. Et hop, avec un peu de poudre aux yeux, le ghetto est devenu «le territoire de peuplement juif» de Theresienstadt.

Le 23 juin suivant, lorsque la délégation de la Croix-Rouge arrive sur les lieux, elle est agréablement surprise. Les habitants du ghetto semblent bien nourris et en bonne santé. Bien entendu, les inspecteurs sont promenés (en limousine) de décor factice en décor factice: on passe devant une école «fermée pour les vacances d’été» (elle n’a jamais été ouverte), on écoute quelques morceaux yiddish joués au cabaret municipal… Bref, c’est un ghetto qui a la couleur d’une colonie de vacances!

Rassuré, le directeur suisse du Comité international de la Croix-Rouge, Maurice Rossel, rédige un rapport dans lequel il loue le traitement des prisonniers, qui semblent mener une vie paisible entre les murs de la forteresse. «Cette ville juive est vraiment surprenante, conclut-il, décidément bien crédule. […] Notre rapport ne changera le jugement de personne, chacun étant libre de condamner l’attitude prise par le Reich pour résoudre le problème juif. Si pourtant ce rapport dissipe un peu le mystère entourant le ghetto de Theresienstadt, c’est suffisant.»

«Moteur… Action!»

Puisque la Croix-Rouge a fini d’inspecter les lieux, les SS décident de transformer l’essai en organisant un petit tournage de propagande. Cela permettra de contrecarrer les rapports alarmants qui, au même moment, convergent sur les bureaux des états-majors alliés, décrivant la mise à mort systématique à l’œuvre dans les camps de la mort. On pourra ainsi nier toute complicité si les choses tournent mal…

Les SS confient la réalisation du long-métrage à un des détenus, Kurt Gerron, acteur allemand qui, quelques années plus tôt, donnait la réplique à Marlene Dietrich dans le film L’Ange bleu (1930). L’intéressé n’a pas le luxe de refuser: «Si je tourne, je ne retrouverai jamais le moindre respect pour moi-même, prédit-il. Si je ne tourne pas…» Le sort en est jeté. Question financement, le Bureau des questions juives débloque 35.000 reichsmark, budget intégralement puisé dans la vente de biens juifs confisqués.

Film et réalité, dessin à la plume (entre 1942 et 1944) de l’artiste et caricaturiste tchécoslovaque Bedřich Fritta, déporté dans le ghetto de Theresienstadt. Une ancienne actrice portant une étoile de David maquille un prisonnier mélancolique assis devant la caméra. | Bedřich Fritta via Wikimedia Commons

C’est une équipe de tournage tchèque, Aktualita, qui s’occupe des prises de vue. Bien entendu, on ne filme que des personnes éclatantes de santé: estropiés et vieillards ont été contraints de s’enfermer. La caméra s’arrête ostensiblement sur de jeunes femmes pratiquant la gymnastique en plein air.

Certaines scènes sont déroutantes de surréalisme: dans l’hôpital du ghetto, tous les patients ont un sourire béat greffé au visage! Finalement, le réalisateur accouche de quatre-vingt-dix minutes de mensonges censées déculpabiliser le Troisième Reich de toute complicité dans l’Holocauste qui, au même moment, bat son plein.

Mais personne, ou presque, ne verra cette séquence improbable dont ne subsistent aujourd’hui que quelques extraits. Le 28 octobre 1944, Kurt Gerron et la plupart des acteurs du film sont déportés à Auschwitz par le dernier convoi quittant Theresienstadt. Tous sont éliminés dès leur arrivée. Le lendemain, Heinrich Himmler ordonne la fermeture des chambres à gaz.

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