Paul Audi, Tenir tête. Après le 7 octobre. Fayard.

En progressant dans la lecture de ce beau livre, je me se suis senti conquis par le ton mesuré, le côté apaisant de ses développements, même si les sujets dont il traite sont tout sauf calmes et placides. C’est pourtant ce que j’ai ressenti. On y parle de cet insoluble conflit entre les Israéliens et les Palestiniens. Son auteur réussit donc un véritable tour de force. Une phrase a retenu toute mon attention, à raison, je crois, car elle constitue l’épine dorsale du livre : … avec ce qui me préoccupe : la haine immuable dont les juifs sont victimes en tant que juifs.

Dans son nouveau livre, le philosophe Paul Audi met en scène un échange de lettres entre deux amis sidérés par l’explosion de la judéophobie après le 7 Octobre, et qui tentent d’éclairer la nuit par leur dialogue.

Une telle déclaration, en toute innocence et en toute sincérité a évoqué en moi un passage talmudique concernant l’honnête intellectuelle et l sincérité en général : les paroles qui sortent du cœur touchent obligatoirement le cœur (de celui auquel on s’adresse)… (ha-devarim ha-yostime min ha aev nikhnassim el ha mlev).. Mais ce n’est pas tout.. Quand je prends connaissance des autres développements de l’auteur sur l’antisémitisme -qui a le front cet an-ci de relever la tête- je me souviens d’autres témoignages de l’impossibilité d’extirper l’antisémitisme, cette pathologie de l’âme qui pousse les êtres humains à plaquer leur propre haine sur d’autres, de préférence, hélas, les juifs… Je ne puis m’empêcher de faire ici référence au livre d’un juif allemand, Théodore Lessing, , auteur d’un curieux ouvrage, La haine juive de soi-même (Berlin, 193, (livre que j’ai traduit de l’allemand il y a quelques décennies). A force d’être haï par les autres, les juifs en sont venus à se haïr eux-mêmes…

 

Au cours de mes nombreuses lectures sur l’histoire intellectuelle et religieuse des juifs, j’ai trouvé une déclaration qui mérite d’être citée dans le contexte qui nous occupe. Il s’agit d’un auteur allemand vivant au XIXe siècle, Théodore Mommsen, grand spécialiste de la Rime antique et qui disait ceci : Quand Israël a fait son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, il n’était pas seul, mais était accompagné d’un frère jumeau, l’antisémitisme ! Je crois que cela se passe de commentaire. Mais, ce n’est pas tout. Le même professeur, le seul de tutte l’université allemande à avoir soutenu Heinrich Grëtz dans sa querelle avec Heinrich von Treitschke, reconnaissait que nous serions enfin à l’abri des querelles antisémites si les juifs acceptaient enfin de se… convertir au protestantisme. C’est dire !

Alors d’où vient cette haine presque inexpiable ? Il existe probablement plusieurs sources et non point une seule qu’il serait donc vain de chercher. Il y a quelques années j’avais traduit de l’allemand le discours programmatique sur l’histoire juive de Heinrich Grätz,, celui là même qui est considéré comme le père-fondateur de l’historiographie juive moderne, cité plus haut. (Die Construction der jüdischen Geschichte). Dans cet article annonciateur de l’œuvre à venir, ce grand historien affirmait que le judaïsme a fait une entée fracassante dans l’histoire universelle en déclarant la guerre au paganisme : il a fait œuvre de négateur (Verneiner), ce qui lui valut pour le reste du temps une terrible hostilité de la part des païens, furieux de ce vaste coup de balai dans le ciel ( Ernest Renan) les privant de tous les panthéons existant précédemment. En imposant ce qu’il faut bien appeler le monothéisme éthique, le judaïsme s’est attiré la haine de tous ces peuples acquis au culte idolâtre. En effet, renverser les croyances de tant de peuples anciens ne pouvait pas rester impuni. Grätz parlait ainsi dans un texte publié en 1845 à Krotschin. Ce serait donc la promotion d’un argument de nature théologique qui expliquerait la naissance de l’antisémitisme ; quant à son développement au cours des siècles, il faut s’en référer à d’autres facteurs…

L’imposition d’une certaine éthique par la Bible hébraïque ne pouvait pas se faire sans une opposition violente. Comme le notait jadis le grand historien de la kabbale, Gershom Scholem, la révolution monothéiste exigeait de payer un certain prix tandis que les juifs étaient toujours tenus pour responsables de ce cataclysme religieux. Et cela a donné naissance à une très mauvaise conscience. Il suffit de voir ce qu’en dit Fr Nietzsche dans La généalogie de la morale et la critique qu’il fait de l’entourage largement antisémite de Wagner, sans même oublier les reproches adressés à sa propre sœur Élisabeth Förster- Nietzsche, dite la sœur abusive…

Il y aurait tant à dire ou à commenter, tant ce livre donne à réfléchir. Je relève dans la première lettre, celle de Maurice, la précision suivante : Et quand je dis «nous», je ne pense pas seulement aux juifs. Je pense à l’ensemble de l’humanité. Cette phrase atteste que l’on peut avoir une sensibilité juive sans être soi-même juif. Et cela m’a fait penser à l’action bienfaisante du fondateur du judaïsme moderne, Moses Mendelssohn (1729-1786) qui défendit les idéaux du siècle des Lumières en disant que la noblesse de la cause juive tenait au fait qu’en plaidant la cause des juifs opprimés et traités comme des parias, on plaidait aussi en faveur de la cause de l’humanité, dans son ensemble. La lutte pour l’amélioration du statut des juifs doit se confondre avec la lutte pour tout le genre humain. En pensant ainsi, le père de l’Émancipation du XVIIIe siècle installait la cause juive dans l’universalité : les valeurs juives se veulent aussi des valeurs universelles. Emmanuel Levinas n’a pas été insensible à cette remarque…

Ce livre contient à la fois un récit bien articulé et quelques lettres échangées entre des amis qui confrontent leurs opinions.. La lecture même rapide de la troisième lettre ne laisse pas d’être édifiante car elle nous donne idée de l’extrême complexité de la situation au Proche-Orient. Les échanges avec Youssef sont caractéristiques de la diversité des opinions, des préjugés, des haines recuites et de la méfiance qui ont envahi les cœurs. Il est difficile -et le mot est bien faible- de s’orienter objectivement dans un tel imbroglio. Je ne vais pas entrer dans les détails pour aboutir à une situation de blocage que chacun connait et qui n’est pas près de changer.

Où nous trouvons nous ? Le conflit porte sur quelques arpents de terre sablonneuse, de la superficie de deux départements français de taille moyenne et il se trouve que l’un des plus vieux peuples de la terre veut y trouver ses racines, son passé et pourquoi pas, son avenir… Le problème, et c’en est un très gros, c’est que tous ne l’entendent pas de cette oreille et revendiquent pour eux seuls toute cette région qui est aussi le site de naissance des trois monothéismes. C’est bien ici que la foi en Dieu a fait ses premiers pas. Et ici, aucune parabole des trois anneaux à la manière de Gottlob Éphraïm Lessing n’a réussi à mettre tout ce petit monde d’accord. Et la lecture de cette troisième lettre insuffle pourtant un peu de calme et de mesure. Mais cela ne suffit pas pour reconquérir les cœurs, ce que le massacre du 7 octobre 2023 prouve à l’envi.

Un autre élément montre combien les derniers développements en date ont dégénéré, provoquant une énorme vague d’antisémitisme, n’épargnant pas même les pays ou les institutions où l’État d’Israël bénéficiait tout récemment encore, d’un profond respect. Et cela n’épargne pas les Israéliens dans son ensemble…

J’aurais aimé poursuivre ce compte rendu d’un livre sérieux, bien documenté et écrit dans un style élégant et sobre. Il me suffit de dire que tout homme de bonne volonté doit tenir tête à la haine, à l’intolérance.

Pour finir, je mentionnerai le cas d’un grand ami libanais aujourd’hui disparu, un religieux maronite que j’ai bien connu et dont je partageais les idées d’ouverture. Il identifiait trois impératifs requis pour nous conduire dans la voie du vivre ensemble : rejet de tout exclusivisme religieux, stricte égalité entre les hommes et les femmes et enfin examen critique des textes révélés ou prétendus tels.

En sommes nous capables ? Oui, et ce livre peut nous y aider.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.

 

JForum.fr

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires