Michel Serres. Détachement. Apologue (Flammarion) I

Nous sommes des agriculteurs juifs… (p 19)

Maurice-Ruben Hayoun le 27.08.2020

C’est à une très belle et très émouvante réflexion sur la terre, la vie de l’homme et de la nature, les équilibres entre l’exploitation raisonnable des richesses, et la préservation nécessaire des potentiels de la terre, que nous invité le philosophe Michel Serres qui vient de nous quitter.

La première grande section de cet ouvrage s’intitule ainsi ; Paysan. L’auteur y clame avec une certaine retenue son admiration pour toute la lignée d’hommes, si proches de la terre et de la vie, dont il est lui-même issu. Il parle des laboureurs, des agriculteurs, des cultivateurs, des éclusiers, et remonte ainsi à tous ceux qui l’ont précédé sur cette terre nourricière, et auxquels il doit tant.

La terre ne ment pas. Elle exige le respect de certaines règles, faute de quoi c’est tout l’édifice qui s’écroule. La terre nous porte, elle nous nourrit, nous donne et nous offre tant d’occasions d’assurer notre survie.

Mais depuis quelque temps, et notamment dans un pays comme la Chine qui doit nourrir plus d’un milliard et demi d’habitants, l’agriculture est devenue intensive, pas le moindre espace n’est laissé en reste, tout est ensemencé, le blé, le riz, le colza et tant d’autres fruits et légumes. Le Chinois, nous dit Michel Serres, n’est pas un agriculteur, il est agronome ou physicien. Il accomplit sans exception la loi du rapport productif à la terre.(p 16)

Toucher à la terre, s’interroger son rapport à l’homme et inversement, c’est évidemment se tourner vers la Bible, elle qui commence par relater le récit de la Crétaion. Dès les premières pages, je note un détail qui me ravit : Michel Serres réintroduit l’anthropologie biblique dans le débat philosophique contemporain.

Quand il évoque notre activité vibrionne , notre incapacité à nous poser, à rester sur place, il cite immédiatement les vieux prophètes d’Israël en lesquels il voit avec raison les inventeurs de l’histoire, soit de l’humanité historique.

C’est indéniable puisque la Grèce antique n’a pas été en mesure d’établir ce lien unique sur la base d’une humanité universelle : il y avait les habitants civilisés de la cité grecque, d’une part, et les barbares, d’autre part..

Michel Serres dit aussi que ces mêmes prophètes ont créé ce reste. Il s’agit évidemment dette marge que l’on observe et conserve afin d’éviter le déterminisme, l’exclusion de toute autre possibilité…

Mais il se trouve aussi un autre sens de ce terme (en hébreu : shéérit) chez les prophètes hébreux ; celle d’un petit reste du peuple qui restera fidèle au message divin , malgré toutes les désobéissances, les infidélités et les transgressions. Ce reste, c’est la vigne du Seigneur qui n’est pas le fruit d’une surexploitation, d’une absence de liberté, d’une programme immuable figeant toute liberté.

Et c’est dans ce contexte que Michel Serres a cette phrase magnifique ( p 19 in fine) : Nous sommes des agriculteurs juifs. En effet, les lois bibliques concernant les semailles et les récoltes, l’année de jachère, le jubilé, etc…

Et cette proclamation qui revêt une importance capitale : c’est Dieu qui proclame que la terre est entièrement à lui, sa possession et la possession de personne d’autre que lui : il faut proclamer le liberté de la terre et de tous ses habitants. (U-keratém dror la arésts u le khol yochvaha)

Michel Serres n’est pas vraiment d’accord avec la fameuse phrase de Hegel, Le réel est rationnelUn peu d’irrationnel, écrit il, nous sauve, un grain de hasard nous fait respirer, du jeu dans la machine nous fait respirer… Michel revient vers la Bible quand il cite un verset du livre de Ruth : laissez tomber les épis, disait Boaz à ses paysans chargés d’emmagasiner la récolte.

En effet, la législation biblique, dans un souci de porter secours aux pauvres et aux plus démunis,, prescrit de ne pas moissonner les coins du champ, afin que les indigents puissent subsister sans s’exposer à la honte de la part de leurs concitoyens. Et puis ainsi, les veuves dont faisaient partie Ruth et sa belle-mère ne mourront pas de faim.

Mais voilà une agriculture mécanisée, perfectionnée à outrance, fera place nette et dépouillera la champ sans rien laisser pour les pauvres. Une mécanisation, un perfectionnement des méthodes aboutissent à une condamnable déshumanisation des relations entre le pays, la terre et les hommes. Plus de place pour une conduite charitable, plus de sens de la solidarité au sein des races humaines, le profit, rien que le profit…

Je redonne la parole à l’auteur qui expose clairement son idée : Nous sommes condamnés, nous aussi, à l’économie, loi du monde, avarice, productivité, exhaustion. Les économistes feront de nous des d’exactes bêtes. Nous y sommes presque, nous sommes tangents à la fin de l’histoire. (p 25)

Le paysan semble enraciné dans le sol qu’il travaille à longueur de journée, mais il ne se désintéresse pas du ciel pour autant. Le paysan chinois par exemple lance ses cerfs volants vers le ciel tput en les retenant par un fil qui le ramène sur terre… Cette image est symbolique : les mystères du ciel intéressent bien l’homme de la plaine dont l’horizon semble limité. Mais l’agriculture est la culture du paysan.

Cette relation entre l’ici-bas et l’en haut a aussi retenu l’attention le Psalmiste qui évoque des métaphores recherchées : la terre et le ciel s’embrassent, ce qui veut dire que les idéaux élevés peuvent aussi trouver leur réalisation sur notre terre. Un peu plus loin, dans un autre Psaume, on peut lire ceci : la vérité germe à partir de la terre tandis que la justice observe depuis le ciel…

Il est une sainte trinité propre à l’auteur et à l’agriculteur en général : le lœs, la lise et la vase. Mais l’auteur s’en prend aux faux maîtres, aux faux amis, aux faux défenseurs de nos intérêts alors qu’ils ne sont mus que par leurs propres intérêts.

Tous ces politiques, tous ces gendarmes, tous ces soldats, censés nous protéger contre mille maux, ont failli. Même les pasteurs, venus sauver nos âmes, nous considèrent comme une congrégation de simples revenants… A qui donc se fier ?

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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Elie de Paris

Celui-là est bien un des tsadiqey oumot ha’olam, un Juste des Peuples du Monde… A lire et ecouter, puisqu’il nous laisse tant de ses réflexions. Si sages…