« L’Iran est à quelques mois de la bombe atomique »

Entretien Propos recueillis par Martine Gozlan

L’avocat et essayiste franco-iranien Ardavan Amir-Aslani évoque les dangers qui s’accumulent avec l’arrivée au pouvoir à Téhéran d’Ebrahim Raïssi, élu le 18 juin dernier. « Le pays me semble plus mûr que jamais pour un soulèvement populaire à moyen terme », assure-t-il.

Marianne : Dans votre nouvel ouvrage (Le siècle des défis éditions l’Archipel), vous intitulez le chapitre iranien « Demain la révolution ? ». Après l’accession à la présidence d’Ebraim Raïssi, un dur entre les durs, croyez-vous qu’à moyen terme un soulèvement de la population soit possible ?

Ardavan Amir-Aslani : Le contexte en tout cas s’y prête. En 2009, lorsque le Mouvement Vert s’est constitué à la suite de la réélection jugée frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad, le régime iranien, bien que menacé, n’est pas tombé, pour trois raisons. Une grande partie des Iraniens croyait alors fermement que les principes démocratiques qui fondent la République islamique, notamment l’exercice du droit de vote, pouvaient encore changer l’orientation du régime, voire le régime lui-même. De même, il était généralement admis que l’idéologie du régime rencontrait une certaine adhésion au sein de la population. Enfin, le réseau clientéliste de la République islamique bénéficiait encore assez de ses largesses pour lui conserver son soutien.

Aujourd’hui, la situation est très différente. L’interférence du Guide Suprême dans le choix des candidatures à l’élection présidentielle de 2021 a achevé d’écœurer les Iraniens, qui désormais ne croient plus à l’efficacité, voire à la réalité du droit de vote. C’est une véritable rupture avec les principes qu’avait pourtant établis l’Imam Khomeyni : la République islamique se fonde certes sur l’islam, mais elle doit conserver les règles du jeu démocratique pour obtenir la légitimité du peuple. Une telle préemption de la part d’Ali Khamenei pour favoriser son potentiel successeur a démontré aux Iraniens qu’ils n’avaient aucun pouvoir pour changer l’avenir de leur pays. Alors pourquoi voter dans cette parodie d’élection ?

La sanction ne s’est pas fait attendre puisque d’après les chiffres officiels du régime, près de 52 % des Iraniens se sont abstenus de se rendre aux urnes – et même ce chiffre est sous-estimé.

« Le pays me semble plus mûr que jamais pour un soulèvement populaire à moyen terme. »

L’élection de Raïssi, un ultra-conservateur au passé politique très sombre – il a été l’un des responsables de l’exécution de milliers de prisonniers politiques iraniens en 1988 – a achevé de créer une rupture entre ceux qui adhèrent encore aux valeurs de la Révolution islamique, et les Iraniens dans leur immense majorité. Même les clients du régime se trouvent aujourd’hui dans une détresse financière telle qu’ils ne peuvent s’assurer un revenu quotidien décent leur permettant de faire face à leurs besoins essentiels. À force de répression et de manipulation électorale, le régime pense s’être consolidé – les conservateurs détiennent aujourd’hui tous les leviers institutionnels – mais il a totalement perdu l’adhésion de la population, y compris des plus démunis, ceux-là mêmes qui étaient visés par l’idéal de justice sociale de la Révolution islamique. Tous se sentent trahis, désespérés par l’état de l’Iran, et de plus en plus tentés par l’exil.

Pour toutes ces raisons, le pays me semble plus mûr que jamais pour un soulèvement populaire à moyen terme. Ebrahim Raïssi dispose d’une seule chance de l’éviter, c’est d’améliorer la situation économique du pays et le quotidien des Iraniens. Il faut pour cela qu’un accord soit trouvé avec les États-Unis et que les sanctions soient levées rapidement, enfin que le pays arrive à soutenir une relance économique. Si le nouveau gouvernement échoue à satisfaire les attentes de la population en la matière, il sera condamné.

Mais la renégociation sur le nucléaire n’est-elle pas dans l’impasse après la décision de Téhéran d’interdire à l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique) l’accès à sa principale usine d’enrichissement d’uranium ? À combien de mois serions-nous de la bombe iranienne ?

Le Joint Comprehensive Plan of Action, l’accord de 2015, visait avant tout à empêcher l’Iran de se doter rapidement de l’arme atomique. L’idée était de lui imposer un minimum d’une année pour obtenir l’uranium enrichi nécessaire. Six ans après, cette position n’est plus tenable, car les Iraniens ont mis au point une nouvelle génération de centrifugeuses baptisées « IR9 », qui tournent 50 fois plus vite que les modèles précédents. Un tel progrès technologique raccourcit donc considérablement le délai nécessaire pour obtenir la quantité d’uranium enrichi requise pour la fabrication d’une bombe. D’un an, on estime que nous sommes passés désormais à quelques mois, voire trois selon l’estimation des services de renseignements américains. C’est un problème qui pèse sur les négociations, déjà considérablement ralenties par d’autres considérations.

D’une part, les Américains ont longtemps conditionné la signature d’un nouvel accord à l’issue de l’élection présidentielle iranienne. Ils se sont rendu compte que cela n’avait pas lieu d’être, pas plus que d’espérer une signature avant l’entrée en fonction de la nouvelle administration à Téhéran.

D’autre part, on constate un certain blocage des deux côtés, car l’Iran considère la levée des sanctions américaines comme la condition préalable à toute concession de sa part. De leur côté, les États-Unis veulent conditionner le nouvel accord à l’obligation pour l’Iran d’accepter de poursuivre les négociations, par la suite, sur les « sujets qui fâchent » et qui n’avaient pas été abordés par l’administration Obama en 2015, à savoir la question de son programme de missiles balistiques et son réseau de proxies au Moyen-Orient. Or, sur ces deux points, les conservateurs se montrent totalement inflexibles. Le refus des Américains de faire le premier pas en levant les sanctions, et la décision de Téhéran d’interdire l’accès du site nucléaire de Natanz aux inspecteurs de l’AIEA, en réponse aux attaques aériennes opérées sur ses proxies en Syrie, ne contribuent pas à déminer les négociations.

« La République islamique a bâti pendant près de quarante ans un réseau d’influence qu’elle peut mobiliser simultanément sur différents théâtres d’opérations. »

Raïssi aura donc la lourde tâche de les porter à leur terme – un engagement qu’il a rappelé après son élection – tout en tenant compte de ses positionnements idéologiques. Il aurait été évidemment plus opportun pour lui que l’accord ait été signé par l’administration Rohani sortante, car en cas d’échec dans sa mise en œuvre, il aurait eu beau jeu de rejeter la faute sur son prédécesseur. Il ne disposera pas de cette option, et devra donc faire porter la responsabilité d’une signature, et de ses conséquences, par les conservateurs.

Les manifestants des dernières grandes révoltes, en 2019, criaient : « Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ! » Mais Téhéran ne semble pas prêt à abandonner ses satellites. Quelle sera la politique de Raïssi ?

Il l’a rappelé lors de sa première conférence de presse : Téhéran ne changera pas l’orientation de sa politique étrangère et n’abandonnera pas son réseau de proxies au Moyen-Orient. Une telle annonce n’a rien de surprenant. La République islamique a bâti pendant près de quarante ans un réseau d’influence qu’elle peut mobiliser simultanément sur différents théâtres d’opérations, du Liban au Yémen en passant par la Syrie et l’Irak. On estime cette « légion étrangère » d’obédience chiite à près de 200 000 hommes. Certes, elle grève considérablement le budget de l’État iranien, mais elle coûte moins cher à entretenir qu’une armée régulière.

Du point de vue du régime, elle garantit à la fois sa sécurité nationale et ses intérêts régionaux, et a fait de l’Iran une puissance militaire redoutée au Moyen-Orient. C’est un des principaux arguments diplomatiques du régime dans les négociations. En 2015, pour respecter les conditions de l’accord, l’Iran a accepté de sacrifier près de 100 milliards de dollars d’investissements dans le nucléaire, a transféré en Russie son uranium enrichi, versé du béton dans la centrale à eau lourde d’Arak, et débranché de nombreuses centrifugeuses. Les résultats escomptés n’ont pas été à la hauteur de ces engagements, loin s’en faut, et plus encore après le retrait américain de l’accord de Vienne en mai 2018. De son point de vue, l’Iran n’a donc aucune raison de faire des efforts, et Raïssi restera sans doute sur cette position.

 

Publié le 08/07/2021 Par Martine Gozlan  www.marianne.net

Ebrahim Raisi élu à la tête de l’Iran depuis le 18 juin 2021. AFP

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