La place du kadddish dans la spiritualité d’Israël: Le rôle joué par rabbi AKiba

Maurice-Ruben Hayoun le 28.01.2020

Cette prière juive, largement formulée en langue araméenne, une langue sémitique sœur de l’hébreu, exprime le mieux la sensibilité religieuse de la doctrine juive. Elle constitue la quintessence de sa théologie.

On en trouve mention dans les strates les plus anciennes de la littérature talmudique, mais aussi dans certains livres de prières parmi les plus anciens, comme le Mahzor Vitry d’où je tire le passage concernant l’intervention cruciale de rabbi Akiba..

Je me limiterai à quelques références talmudiques, notamment tirées du traité Berachot qui me paraissent les plus prégnantes, ce traité étant l’un des plus accessibles et des plus élémentaires de tout ce courant exégétique.

Berachot fol. 3a stipule que lorsque les enfants d’Israël prennent place dans leurs maisons d’étude et leurs oratoires et qu’ils récitent la formule liturgique suivante : que le Nom du Tout-puissant soit béni, Dieu exprime alors sa satisfaction en ces termes ; comme c’est agréable pour un roi d’entendre son peuple bénir son Nom…

Berachot fol. 57a s annonce ainsi ; celui qui répond AMEN après que son grand Nom soit béni, est assuré de prendre part au monde futur.

Berachot fol. 119b : Rabbi Josué ben Lévi : quiconque répond AMEN après que son grand Nom soit béni est débarrassé de tous les funestes décrets le concernant…

Les références au rôle central de cette prière canonique qu’est devenue le kaddish sont légion et je ne peux pas les citer toutes.

Mais il convient de dire un mot du contenu de cette très ancienne prière hébraïque, qui porte un titre en araméen, la langue maternelle de Jésus, sœur de l’hébreu et dans laquelle toute la littérature talmudique est rédigée .

Elle fut instituée par rabbi Akiba, contemporain du soulèvement de Bar-Kochba (vers 130 de notre ère). Elle débute par un hommage, une exaltation du grand Nom divin, au sein du monde qu’il a créé selon son bon vouloir (qu’il soit exalté, sanctifié), que son règne soit effectif, que son salut et sa rédemption nous arrivent vite ainsi qu’à toute la communauté d’Israël… On aura reconnu certains traits du Pater noster (Notre Père) que Jésus, en bon juif qu’il était, a enseigné à ses discipes.

La seconde partie du kaddish est plus spécifique car on y implore le calme et la paix venus d’en haut (Puisse le Ciel instaurer une paix universelle, etc…) Mais, à l’origine, cette prière était récitée à la fin de chaque séance de l’académie où le texte de la Tora était étudié. Il n’existait pas encore de lien avec la prière des morts.

On a oublié que le kaddish est une prière qui clôture une séance d’étude de la Torah dans le cadre de l’académie et que ce n’est que plus tard, dans le courant de l’évolution historique que cette prière, véritable oraison jaculatoire, que le centre de gravité s’est déplacé pour devenir une prière en faveur du repos des âmes défuntes…

Il y avait une forme originaire que je nommerai le proto-kaddish auquel se sont ajoutées d’autres prières, pour les rabbins et leurs disciples, pour Israël et surtout pour les orphelins. Et c’est ce dernier aspect qui va retenir toute mon attention dans ce qui va suivre.

Il convient d’évoquer le contenu de cette très ancienne prière hébraïque, qui porte un titre en araméen, la langue maternelle de Jésus, sœur de l’hébreu et dans laquelle la quasi-totalité de la littérature talmudique est rédigée ; comme on va le voir en détail, elle fut instituée par rabbi Akiba, contemporain du soulèvement de Bar-Kochba (vers 130 de notre ère).

Il est un détail de grande importance qui n’a pas retenu l’attention des lecteurs ou des docteurs des Ecritures. On ne parle pas de Dieu en personne mais de son grand Nom (shméh rabba). Dans toutes les prières instituées par les docteurs des Écritures, les disciples des sages et, enfin, les rabbins, on évite, par respect, de parler à Dieu directement ou de le nommer précisément.

On use de paraphrases comme le maître du monde, le créateur des âmes, le formateur du commencement (Beréshit), etc… On trouve aussi dans cette prière des versets issus des Psaumes, d’Ezéchiel et du livre de Job. Même les deux premiers verbes qui ouvragent cette oraison ( ytgadal we ytkadash) proviennent du prophète Ezéchiel (ch. 38)… C’est dire encore une fois que chez les juifs tout part de la Bible et tout y revient.

Le kaddish débute par un hommage, une exaltation du grand Nom divin, au sein du monde qu’il a créé selon son bon vouloir (qu’il soit exalté, sanctifié), que son règne soit effectif, que son salut et sa rédemption nous arrivent vite ainsi qu’à toute la communauté d’Israël…

La seconde partie du kaddish est plus spécifique car on y prie pour le repos venu d’en haut (Puisse le Ciel instaurer une paix universelle, etc…) Mais, à l’origine, cette prière était récitée à la fin de chaque séance de l’académie où le texte de la Tora était étudié. Kant lui-même, fils d’une mère quiétiste, a lui aussi formulé des éléments intéressants pour la venue d’une paix universelle, mais le kaddish l’a devancé.

Le Nom de Dieu n’est pas une notion anodine dans la pensée religieuse juive qui oscille entre la transcendance et l’immanence. Elle admet, comme chacun sait, la présence de Dieu dans l’Histoire mais est soucieuse de souligner la distance qui nous séparé de la divinité.

En revanche, son Nom qui est indissociable de son essence, permet une plus grande liberté, une plus proximité avec ses créatures. Il existe une relation ontologique entre ce Nom, unique en son genre et fort de quarante-deux lettres, et la puissance divine. Il incarne une efficace à nulle autre pareille.

C’est la mystique juive qui approfondira le mieux cette notion, notamment la fameuse kabbale pratique, synonyme de magie blanche dont le Baalshemtob fut la meilleure incarnation..

Mais en fait, les prophètes eux mêmes avaient pointé du doigt que l’identité de Dieu surviendra en tout lieu et dans toutes les cultures, Dieu sera Un et son Nom Un. Ce sera le couronnement de l’édifice messianique. Ce qui signifie que le monothéisme éthique régnera sur toute la surface du globe. Telle est l’idée centrale du kaddish. On est donc loin d’une simple prière demandant le repos de l’âme d’un défunt.

Quand on récite la formule suivante : dans le monde qu’il a créé selon sa volonté, il y a là peut-être une allusion fine au mal en général et au mal suprême qu’est la mort. C’est l’insondable volonté qui a décrété, sans s’entourer des conseils de personne, qu’il y aurait la vie et la mort, le bien et la ml, la paix et la guerre…

Et pourtant, c’est ainsi que le kaddish a traversé les siècles, en sa qualité de prière en faveur des morts. La croyance populaire a diffusé l’idée selon laquelle la récitation de ce kaddish améliore la vie quotidienne dans l’autre monde, dans l’au-delà.

Et même les juifs les plus éloignés de la pratique religieuse n’oublient jamais de prononcer le kaddish le jour anniversaire de la mort de tel parent ou de tel autre proche. Et dans cette mutation, la figure quasi légendaire de rabbi Akiba, le savant le plus érudit du judaïsme rabbinique, joue un rôle majeur. L’Aggada nous en a laissé des traces remarquables que je vais résumer ici à grands traits.

Comme chacun sait, la littérature traditionnelle privilégie les faits parlants et vivants, et rejette l’abstraction intellectuelle qui ne touche que quelques rares élus alors que la Tora s’adresse au plus grand nombre : il convient d’opter pour le média qui touche le peuple avec des arguments et des détails… On pourra en juger dans quelques instants.

Rabbi Akiba se promène dans un cimetière quand soudain son attention est attirée par un spectacle peu commun, voire atroce ; il distingue dans l’obscurité un individu noir comme du charbon, ployant sous une lourde charge. L’homme est si noirci par ce qu’il porte que le sage lui demande s’il fait partie des morts ou des vivants.

L’homme, accablé par sa situation, prie rabbi Akiba de ne pas le retarder dans sa peine car son empoteur pourrait lui infliger les pires sanctions s’il le surprenait en conversation avec un inconnu au lieu de vaquer à ses occupations. Mais le rabbi insiste et exige des explications : qu’a bien pu faire cet homme pour avoir mérité une punition qui évoque, par certains aspects, des châtiments éternels…

L’homme vient à résipiscence et confesse ceci : de son vivant, il était fermier général, collecteur d’impôts. Il martyrisait les pauvres, les réduisait à la mendicité et favorisait les riches et les puissants/ Il avait commis toutes sortes de péchés atroces et avait même violé une jeune femme marié le jour du grand pardon !!! Il ajoute enfin, pour préciser son état civil qu’à sa mort, son épouse attendait un enfant, sans qu’il ait jamais su si l’enfant né était du sexe mâle ou du sexe femelle…

Rabbi Akiba peine à croire ce qu’il entend de la bouche de ce réprouvé et il comprend que ce qu’il endure est un châtiment divin pour ses incroyables péchés… Il exige que le condamné lui indique le nom de la ville où il résidait afin qu’il s’y rende et tire toute cette situation au clair.

On devine l’arrière-pensée de toute cette affaire ; rabbi Akiba veut retrouver l’enfant né de cet homme, mort alors que sa femme était enceinte. Il espère que par la prière de son éventuel descendant , c’est-à-dire par son kaddish, on améliorera la situation du condamné dans l’au-delà. De là se dessine, l’action rédimante du kaddish.

Rabbi se rend dans plus attendre dans la ville en question et s’enquiert de l’existence de l’ancien habitant et les réponses obtenues sont d’une extrême violence : que ses os soient pulvérisé, lui répond on.

Et sa femme : qu’elle aille au diable, que son nom soit éradiqué de la surface de la terre… Et le fils, demande rabbi Akiba : c’est un malfaiteur qui est irrécupérable. On ne l’a même pas circoncis, tant il est la quintessence du mal et de la dépravation.

Rabbi Akiba n’en revient pas, il ne s’était pas imaginé une telle situation. Mais au moins il subsiste un petit espoir puisque cet homme condamné au ciel a un fils, il faut concentrer son attention sur lui et peut-être pourra t il, par la prière, intercéder en faveur de son géniteur qui grille en enfer.

Mais le fils se révèle impossible. Le rabbi s’occupe de lui, lui fait à manger et chaque jour il s’isolé un petit peu pour prier. L’enfant ne veut rien entendre et persiste dans son refus d’accepter la sociabilité et de reprendre sa place dans la communauté. Pour implorer la grâce divine et obtenir qu’elle rende cet enfant perméable à l’étude de la Torah, rabbi Akiba jeûne longuement mais rien n’y fait.

Et un jour, le miracle se produit : Dieu ouvre le cœur de l’enfant qui accepte d’étudier la Torah de Dieu. C’est alors que l’enfant accepte de réciter la formule sacrée, que son grand Nom soit béni. Dès que la communauté entend, au grand complet, la phrase, tous se lèvent et répondent amn. Au ciel, la réaction est immédiate : l’homme réprouvé retrouve sa dignité, il est libéré de la lourde tâche qui écrasait ses épaules.

La nuit suivante, l’homme visite en songe rabbi Akiba. Et c’est ainsi que la légende nous présente rabbi Akiba, comme un homme assumant la paternité d’une telle prière…

A présent, je voudrais, pour finir, faire un intéressant rapprochement entre deux grandes personnalités françaises, qui ont marqué leur temps : la première en tant que cofondateur avec Lucien Fevbre de l’école des Annales (simple traduction de l’allemand Jahrbücher) et la seconde, qui vient de nous quitter, en raison de son inoubliable action dans d’innombrables domaines de la socio-culture de notre pays, Simone Veil.

je tente d’expliquer le paradoxe suivant : on disait Simone Veil non pratiquante, voire athée, et en même temps, elle demandait qu’un kaddish, la prière juive des morts, soit récitée sur sa tombe. Cela peut paraître contradictoire et on va tenter de comprendre cette démarche..

Mais soixante-seize ans plus tôt, dans un bref testament écrit à Clermont-Ferrand, en date du 18 mars 1941 exactement, un autre grand Français de confession juive, qui avait, avec d’autres, révolutionné l’historiographie, stipulait expressis verbis qu’aucune prière hébraïque ne fût récitée sur sa tombe. Ce qui ne laisse pas de surprendre un petit peu, comme on va le voir plus bas.

La liberté de conscience étant sacrée, il n’est question ici que de comprendre et non d’approuver ou de condamner, même si ma propre sensibilité me rapproche plus de Simone Veil que de Marc Bloch.

Mais pour quelle raison, ces deux personnes se sont-elles focalisées sur cette prière précisément et sur aucune autre ? Pourquoi ce regain d’intérêt pour de simples rites funéraires ? Bloch en donne la raison, quoiqu’ involontairement : la mort, dit il en substance, est le moment où l’on se résume pour la dernière fois. Il n’est donc plus question de se tromper ni de tromper les autres sur ce qu’on est.

Le contenu est donc univoque : quand on demande une telle prière au moment où l’on quitte ce bas monde, on sait à quoi s’en tenir, même si on ne sait pas l’hébreu, même si l’on n’est pas docteur en théologie.

Simone Veil n’était donc pas si athée que cela, même si sa pratique quotidienne n’était pas conforme aux règles religieuses, ce qui est le cas de l’écrasante majorité des Juifs… Mais le rendez-vous avec la mort est unique, incomparable, à nul autre pareil puisqu’il marque un passage sans espoir de retour.

Venons-en au cas de Marc Bloch (1886-1944), l’auteur de l’Etrange défaite (1940), fusillé par les Nazis pour faits de résistance, grand historien formé à l’analyse rigoureuse des sources, au comparatisme, aux lois d’airain de la critique et qui avait fait un séjour assez long en Allemagne où il s’était aguerri…

Sociologiquement, ces deux personnalités étaient très proches : le père de Simone Veil était un architecte doué et celui de Bloch un professeur d’université, lui-même fils d’un directeur d’école.

Avec de tels parents si bien intégrés, les enfants, Simone et Marc, ont dû être élevés comme l’étaient jadis ces fameux «Israélites français» de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : une fibre patriotique hypertrophiée et un attachement bien pâle à une tradition juive évanescente, refoulée dans la sphère privée et ramenée à de simples valeurs culturelles dont elle fit l’apostolat au reste de l’humanité..

On disait des rabbins de cette époque qu’ils avaient plus lu Eschyle et Sophocle que les folios talmudiques…

Le même comportement avait cours de l’autre côté du Rhin, si l’on en croit l’autobiographie de Gershom Scholem, De Berlin à Jérusalem, tant dans sa version allemande qu’hébraïque Devarim be-go.

Mais dans le cas de Marc Bloch, futur professeur à l’université de Strasbourg, bastion des communautés juives alsaciennes, les choses sont plus complexes. Le fait même d’avoir mis par écrit, dès 1941, ses dernières volontés et d’avoir explicitement rejeté les prières hébraïques (i.e. les rites funéraires) dénote une autre conception de son être-juif.

Regardons cela de plus près : la période est troublée, la Wehrmacht a gagné la campagne de France de manière foudroyante, les blindés du général Heinz Guderian ont écrasé l’infanterie française, près de cent mille soldats français sont tués et environ un million et demi faits prisonniers.

Les Allemands n’ont, certes, pas encore envahi la zone sud mais Marc Bloch pressent que les choses ne vont pas s’arranger et qu’il risque fort d’y perdre la vie. Dans quelques mois, il va rejoindre un réseau de résistants. Se sachant en sursis, il prend donc les devants et confie à son épouse, et à défaut, à ses enfants, le soin de régler ses obsèques qui doivent être civiles.

Il écrit même : les miens savent bien que je n’en aurais pas souhaité d’autres. Il ajoute quelques lignes qu’un ami voudra bien lire ce jour-là. Marc Bloch attachait tant d’importance à ce jour fatidique puisqu’il a lui-même rédigé son oraison funèbre.

En voici le passage le plus crucial : Je n’ai pas souhaité que sur ma tombe fussent récitées les prières hébraïques, dont les cadence, pourtant, accompagnèrent vers leur dernier repos, tant de mes ancêtres et mon père lui-même.

C’est ici que s’effectue la rupture avec la tradition juive incarnée par le père puisqu’ ayant évidemment assisté aux obsèques de ce dernier qui eut une cérémonie religieuse, le fils, Marc, rejette ce type de cérémonie.

Mais que s’était-il passé ? Le fils a-t-il été choqué par certains aspects de cette cérémonie , très dure à vivre, il faut bien le reconnaître. Peut-être l’imposition aux endeuillés de rites désuets et incompréhensibles : la déchirure du vêtement (qeri’ah) le confinement à la maison durant les sept jours de deuil, le port de la barbe, la récitation quotidienne du Qaddish

La raison de cette rupture nous est donnée dès la ligne suivante : Ma vie durant, j’ai aspiré à une sincérité totale de l’expression et de l’esprit. Si les mots ont un sens, Marc Bloch était incroyant et ne voulait pas que l’on dise pour lui des prières en lesquelles il ne croyait pas.

Il parle de la sincérité de l’expression et de l’esprit, ce qui rappelle un peu la définition (philosophique) de la croyance selon Maimonide dans son Guide des égarés, au chapitre L de la première partie : notre bouche doit exprimer ce que notre intellect conçoit.

Faute de quoi, ce n’est plus une croyance vraie (sic). La conclusion tombe comme un couperet : Je tiens la complaisance envers le mensonge pour la pire lèpre de l’âme… Reprenant la tradition des grands philosophes il veut l’épitaphe suivante : Dilexit veritatem ( vraiment aimé la vérité.)

Comment interpréter cela ? Est ce que la tradition juive est dans l’erreur, notamment concernant le sort des défunts dans l’au-delà ? Dans ce cas, son propre père en aurait été victime lui aussi ? Ou bien, plus prosaïquement, Marc Bloch n’a jamais eu la foi ? Ou bien l’a-t-il perdue ?

L’hypothèse la plus vraisemblable, selon moi, est que le rabbin qui a conduit l’office religieux des obsèques ne fut pas à la hauteur, demandant à Marc Bloch d’accomplir des rites d’un autre âge. Cela rappelle une expérience identique vécue à la fin du XVIIIe siècle à Metz par Lazarus Bendavid qui en fut traumatisé et qui décida dès lors de prendre ses distances avec l’orthodoxie.

Mais quel que soit le fond des choses, et même si cette attitude ne laisse pas d’être surprenante, on ne peut douter de la profonde sincérité du testateur. Qu’on en juge : En cette heure de suprêmes adieux où tout homme a pour devoir de se résumer soi-même, aucun appel ne fût fait en mon nom aux effusions d’une orthodoxie dont je ne reconnais pas le crédo… On appréciera la rudesse du propos.

Conscient du fait qu’on pourrait se méprendre sur ses vraies motivations et penser qu’il reniait son ascendance juive, Bloch précise que rien ne lui serait plus odieux que d’assimiler son attitude à un lâche reniement : J’affirme donc face à la mort que je suis né juif, que je n’ai jamais songé à m’en défendre, ni trouvé aucun motif d’être tenté de le faire.

Sans le dire vraiment, tout en insinuant dans cette direction, Bloch éloigne toute idée de conversion au christianisme, même si, dans les lignes qui suivent, il se réclame bien plus de la «généreuse tradition» des vieux prophètes hébreux que «le christianisme a repris pour l’élargir.»

Cela rappelle une phrase de Renan dans son Histoire du christianisme : élargir le sein d’Abraham. Jésus le fit, les érudits des Ecritures, les talmudistes ne le firent point.

Bloch s’interroge ainsi : Cette tradition prophétique, incarnée par le christianisme, ne demeure-t-elle pas une de nos meilleures raisons de vivre, de croire et de lutter ? Le lecteur attentif se défend mal de l’impression qu’aux yeux de Bloch , le christianisme a remporté une victoire sur le judaïsme et qu’il constitue, en quelque sorte, la vérité du judaïsme ?

C’est, en termes à peine voilés, l’approbation de la théologie de la substitution dont l’église chrétienne a mis près de deux millénaires à se défaire plus ou moins nettement.

Quand l’auteur dit et répète qu’il est juif, qu’il ne l’a jamais caché, qu’il ne s’est jamais converti, on a du mal à définir l’essence de sa judéité ou la nature de son appartenance juive.

Quand il parle de la généreuse tradition des prophètes hébreux, il semble privilégier l’éthique par rapport aux doctrines purement religieuses, aux rites, qui n’ont pas du tout la même valeur universaliste qu les idéaux de la littérature prophétique.

L’éminent historien se veut français avant tout et l’on pourrait penser que son identité juive serait incompatible avec cette culture française qui, n’en déplaise à Bloch, a une coloration religieuse originaire. Et qui est intrinsèquement chrétienne, ce qui ne semble pas le choquer outre mesure.

En fait, si l’on soumet ce texte testamentaire à une analyse poussée, on découvre que l’identité juive de Marc Bloch n’est constituée par rien : il est juif de naissance, et rien de plus. Ce qui ne veut pas dire grand chose, même quand il assure qu’il n’a jamais envisagé la stratégie de la conversion au culte établi.

Je me suis toujours senti, avant tout et tout simplement français. Etranger à tout formalisme confessionnel et à toute solidarité prétendument raciale. C’est à la France qu’il est resté fidèle toute sa vie, c’est elle qu’il a servie et qu’il aime de toutes les fibres de son être. C’est ici qu’il respire le mieux.

Et il ajoute que « sa qualité de Juif» n’a jamais représenté le moindre obstacle face à ses sentiments pour la France.. Au cours de deux guerres, il ne m’a pas été donné de mourir pour la France ; je meurs comme j’ai vécu en bon français.

Difficile de conclure cette approche contrastée de deux destins. Je me contenterai de dire, afin de ne pas causer de dommage à la mémoire du grand historien, martyr de la Résistance, qu’il n’a rejeté que les rites funéraires, donc le Qaddish mais pas tout le reste qu’il ne connaissait d’ailleurs sûrement pas.

Laissons lui le dernier mot en marque de profond respect: Je (Marc Bloch) ne revendique jamais mon origine, que dans un cas : face à un antisémite.

Marc Bloch et Simone Veil,, deux façons d’assumer l’héritage juif du kaddish.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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