La guerre de Turquie contre les Kurdes : conquête rapide ou bourbier?

Une guerre d’usure efficace peut mobiliser l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et, surtout, alimenter des manifestations de masse en Turquie même, alors que le nombre de soldats tués augmentera (4 soldats et 18 civils turcs – échanges de roquette à la frontière- à ce stade préliminaire, contre 74 combattants kurdes et 30 civils).

Des civils transportent leurs biens alors qu'ils s'enfuient sous le bombardement turc, Ras al-Ain, 9 octobre 2019.
AFP

La déclaration du président turc Recep Tayyip Erdogan de lancer une campagne contre les districts kurdes du nord de la Syrie a été accompagnée de frappes aériennes sur la ville de Tal Abyad, à l’est de l’Euphrate. Le plan tactique de la guerre est encore flou, mais le  point de départ à Tal Abyad montre que l’intention stratégique est de conquérir les régions situées à l’est de l’Euphrate et de continuer ensuite vers l’ouest pour se lier aux forces turques qui ont pris le contrôle de la ville de Afrin en mars 2018.

Ainsi, la Turquie a franchi la ligne rouge posée par les Américains, ce qui jusqu’à présent signifiait une zone exempte d’attaques, telle que définie par les accords entre la Turquie et les États-Unis.

La Turquie ne perd pas de temps et avec le départ des forces américaines et le retour en arrière du président Donald Trump sur son engagement envers les Kurdes, la zone kurde est devenue son terrain de chasse. Des milliers de Kurdes fuient leur domicile et les dirigeants politiques et militaires kurdes ont déclaré l’état d’urgence et un appel général à la mobilisation.

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Selon des informations rapportées par des porte-parole kurdes, les forces kurdes ont cessé de se battre contre l’État islamique et n’ont aucune intention de continuer à détenir des milliers de prisonniers de sexe masculin et féminin de l’Etat islamique détenus depuis des mois dans des centres de détention temporaires dans la région kurde.

Peu de temps après le début de l'opération turque en Syrie, des soldats turcs se tiennent à la frontière syrienne à Akcakale, dans la province de Sanliurfa, dans le sud-est de la Turquie, le mercredi 9 octobre 2019.
Lefteris Pitarakis, AP

Selon Mazloum Kobani Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes dirigées par les Kurdes, la plus grande milice armée créée avec l’assistance des États-Unis, la guerre contre l’État islamique et la protection des camps de détention sont devenues un «objectif secondaire». Ses soldats, selon Abdi, ont déclaré leur engagement à lutter contre l’occupation turque et à protéger leurs familles dans les villages et les villes mis en péril de tomber aux mains des Turcs.

L’option militaire pour les forces d’Abdi est de persuader l’armée syrienne de se joindre aux forces kurdes pour combattre la Turquie, mais la Syrie ne voudra probablement pas ou ne sera pas capable d’ouvrir un nouveau front contre la Turquie, en particulier avec la Russie, totalement indifférente à l’invasion turque. La Russie a promis d’essayer de coordonner la médiation entre les Kurdes et la Turquie pour empêcher une effusion de sang massive, mais en ce qui concerne la Russie, une occupation temporaire par la Turquie pourrait ultérieurement assurer le transfert de la région conquise au président syrien Bashar Assad et stimuler le processus politique dont Moscou fait la promotion.

Le Vietnam de la Turquie?

Une option plus réaliste consiste pour les Kurdes à lancer une vaste campagne de guérilla contre les forces turques, qui transformera la région kurde en Vietnam turc. Ce mode de fonctionnement est la spécialité des forces kurdes, qui font face à la Turquie sans aucun appui aérien et avec une force blindée limitée. On peut également s’attendre à ce que les Kurdes essaient de déplacer les combats en Turquie par le biais d’attaques massives et de frappes directes dans les agglomérations turques, à l’instar des attaques perpétrées par le PKK, un mouvement de guérilla kurde, ces dernières années.

Le temps est un facteur important dans cette bataille, en particulier pour les Turcs. Plus la campagne sera massive et aboutira rapidement à une conclusion décisive, plus il sera facile pour la Turquie d’échapper à la pression internationale croissante. Mais les Kurdes ne sont pas pressés. Une guerre d’usure longue et efficace peut mobiliser l’opinion publique en Europe et aux États-Unis et, surtout, alimenter des manifestations de masse en Turquie, notamment à mesure que son nombre de soldats tués augmente.

Pour éviter des pertes dans une guerre terrestre, la Turquie a confié à l’armée syrienne libre, soutenue par Ankara, la mission de conquérir le territoire. Selon les porte-parole de cette milice, les Kurdes devraient être frappés «par une main lourde et une puissance de feu importante». Ce territoire a une frontière de plus de 450 kilomètres (280 milles) de long et une profondeur d’environ 30 kilomètres; il n’y aura donc d’autre choix que de faire intervenir des forces blindées et de l’infanterie turques.

Des civils fuient avec leurs biens parmi les bombardements turcs sur la ville de Ras al-Ain, dans le nord-est de la Syrie, dans la province de Hasakeh, le long de la frontière turque, le 9 octobre 2019.
AFP

Les chances d’une solution diplomatique rapide dépendent des intentions de la Russie, seule puissance capable de faire pression efficacement sur la Turquie et de mettre un terme à l’attaque. Mais jusqu’à présent, la Russie a publié des déclarations diluées appelant à une solution diplomatique. Elle a promis, mais ne s’est pas engagée, à amener les Kurdes à des pourparlers diplomatiques dont ils ont été exclus, jusqu’à présent par les exigences de la Turquie.

La Russie attend peut-être de savoir comment se déroulera la campagne militaire, qui a jusqu’à présent été vivement critiquée par l’Iran, pour décider si elle se rangera aux côtés des Kurdes et de l’armée syrienne. Ou bien veut-elle attendre de voir si la Turquie prendra le contrôle des districts du nord, puis négociera son retrait et invitera l’armée d’Assad à prendre le pouvoir sans combat, si les forces kurdes sont vaincues.

Politique américaine 2.0

Alors que les Etats-Unis, qui ont renoncé à leur engagement envers les Kurdes, ont menacé de détruire l’économie turque si elle franchissait les lignes rouges convenues par Trump et Erdogan dans leur étrange conversation téléphonique, cette menace est apparemment creuse, tout comme l’avertissement de Trump, menaçant de punir la Turquie pour avoir acheté des missiles S-400 à la Russie.

La politique américaine, si on peut l’appeler ainsi, est presque complètement contenue dans une citation de la politique du président Gerald Ford et de Henry Kissinger à l’égard des Kurdes au début des années 70. Un rapport du Comité Pike, établi par le Congrès en 1976 pour enquêter sur le comportement de la CIA vis-à-vis des Kurdes, indiquait à l’époque : « Le président, le Dr Kissinger et le chef de l’Etat étranger [le chah d’Iran] espéraient que nos clients [les Kurdes] ne prendraient pas le dessus. Ils préféraient plutôt que les insurgés poursuivent simplement un niveau d’hostilités suffisant pour saper les ressources [de l’Irak]. Cette politique n’a pas été communiquée à nos clients, qui ont été encouragés à continuer à se battre… la nôtre était une entreprise cynique. ”

Des manifestants kurdes agitent des drapeaux et des portraits du dirigeant kurde Abdullah Ocalan devant le Conseil de l'Europe à Strasbourg, dans le nord-est de la France, lors d'une manifestation pour protester contre l'action militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie le 9 octobre 2019.
AFP

Ford n’a pas été le dernier président américain à infliger une gifle retentissante aux Kurdes. George HW Bush a qualifié le massacre de Chiites et de Kurdes (Halabja, 15 mars 1988)  par Saddam Hussein de « problème interne ». Les lettres désespérées envoyées par le dirigeant kurde Mustafa Barzani au président américain et à Kissinger sont restées sans réponse. Aujourd’hui, les Kurdes n’ont personne à qui faire appel aux États-Unis. Le président a déclaré que son pays devait «sortir de ces ridicules guerres sans fin» et que cette implication au Moyen-Orient était la plus grande erreur que les États-Unis aient jamais faite.

Non seulement le soutien américain a disparu, mais les Kurdes en Syrie ne peuvent compter sur la solidarité kurde de l’extérieur de la Syrie pour les aider. Il existe un profond fossé idéologique entre la direction kurde en Irak et la direction du Parti démocratique syrien, le parti des Kurdes en Syrie, qui soupçonne les dirigeants kurdes en Irak de vouloir reprendre la patente du mouvement kurde en Syrie. La région kurde en Irak entretient de solides relations économiques et diplomatiques avec la Turquie et ses dirigeants se sont joints à la lutte turque contre le PKK.

Les Kurdes en Syrie ne cherchent pas à créer un État indépendant et le gouvernement kurde en Syrie a adopté un système de démocratie directe, contrairement à la hiérarchie patriarcale qui prévaut en Irak. Au début de la guerre contre l’État islamique, les dirigeants kurdes en Irak ont ​​proposé d’envoyer des forces pour aider les Kurdes en Syrie, mais ces derniers ont refusé, par peur que ces forces ne constituent une garnison permanente.

La préoccupation des Kurdes, à l’heure actuelle, est que la guerre turque contre eux sera qualifiée de «guerre interne» ou, tout au plus, leur fera gagner la sympathie de la communauté internationale pour les Kurdes en raison des graves conséquences humanitaires qui devraient en découler. Ainsi, cela pourrait transformer «le problème kurde» en Syrie en un épisode qui leur enlèvera leur capacité à négocier leurs droits et leur statut au moment opportun, dans le cadre de négociations et le début des discussions sur une nouvelle constitution syrienne.

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Stra

Algorithme effroyable et passionnant en même temps.
Juste, dommage que des vies soient en jeu et des innocents sacrifiés. C’est d’un point de vue humain monstrueux.
L’être Humain est la pire race sur terre. La planète se remettra très bien de notre disparition.
Neandertal serait effaré de nous voir faire.
Nous avons affaire à un échiquier pluridimensionnel.
Je peux dire que : en ayant foi en Dieu, nous pouvons nous féliciter qu’il viendra bien un moment régler tous cela. Nous sommes dépassés.
Pour l’Instant T : je me rassure en lisant les courriers fort pertinents des lecteurs.
Merci pour votre clairvoyance.

Muntz

Négocier quoi ? Les Kurdes ont intérêt à rendre la vie dure au corps expéditionnaire turc et rendre la gestion du sud-est de la Turquie, impossible, insupportable, d’un coût humain, matériel et organisationnel trop élevé. Je sais bien que dans l’état actuel d’un gouvernement même pas encore formé, Israël a les mains liées mais c’est Israël, la plus grande puissance militaire de la région. Les liens kurdo-israéliens sont là depuis longtemps et rien n’empêche Tsahal, le gouvernement et l’économie israélienne de rendre l’équipée turque sanguinaire, coûteuse et intolérable à Erdogan. Que Trump se retire comme promis, que Poutine soit fâché qu’on lui complique la vie n’empêche pas un pays puissant comme Israël, s’il est déterminé, d’obliger Ankara à reculer avec ou sans discours antisémites de son président. Ces discours pourraient même devenir l’excuse pour rompre plusieurs contrats avec la Turquie de façon unilatérale et menaçante d’Israël. Cela va déranger qui qui compte ? Et une aide massive économique aux Kurdes fera du tort à quelle puissance des trois géants (USA, Russie et Chine) ? Cela permettra à l’Europe de condamner la Turquie et Israël d’un même élan avec son hypocrisie habituelle. Et alors ? Cela pourrait même arranger Trump qu’Israël stoppe Erdogan et montre sa puissance et une détermination non-escomptée par les services de renseignement européens. C’est bien Israël la première puissance militaire régionale et la Turquie n’a pas intérêt à perdre sa superbe et sa réputation en combattant Tsahal. Téhéran ne critiquera plus Ankara ? Et alors, face à Israël, on sait que les carottes sont cuites quant à la méchanceté iranienne. Bien sûr, Erdogan demandera que l’Otan le soutienne dans sa noble tâche de remise des choses en ordre… et l’Otan fera quoi sans l’accord américain ? Et si quelques idiots de journalistes font peur en parlant de risques d’extension de la guerre à de nouveaux Etats ? Il sera très aisé de les ridiculiser et de gagner du temps. L’aide massive deviendrait aussi une excuse d’Israël pour aider les Kurdes en technologies et en constructions et reconstructions immobilières, de routes et d’institutions publiques dans leurs territoires en Irak. Réfléchissons bien. Les pays sunnites renâcleraient ? C’est tout-à-fait incertain. C’est beaucoup plus positif pour Israël que ce que croient les frileux. Nathan le Toqué.