Nous en arrivons enfin à des milieux juifs de l’Europe du XVIIIe siècle qui adoptèrent à l’égard de la Tora orale, donc du Talmud et de ses commentaires, une attitude ambiguë, pour ne pas dire franchement hostile.

Je veux parler de certains maskilim, les partisans juifs des Lumières, qui rêvaient de réconcilier l’identité juive telle qu’ils la concevaient et la culture européenne.

Des Lumières de Cordoue (Maimonide) aux Lumières de Berlin (Moses Mendelssohn) : ceci peut ressembler à un raccourci saisissant et pourtant la formule n’est pas dénuée d’une certaine vérité historique.

Après tout qu’était Mendelssohn (1729-1786) ? Un maimonidien qui avait lu Leibniz, Spinoza et Kant. Vivant au cœur de l’Europe durant le siècle des Lumières, Mendelssohn eut lui aussi à se définir vis-à-vis de la Tora orale, donc de la littérature talmudique..

Son attitude fut modérée, même si dans certains de ses écrits, la Jérusalem… notamment, on le sent réticent à l’égard de toute catégorie d’ecclésiastiques.

Mais pour ce juif pieux et fidèle qui sut allier son héritage traditionnel à la recherche constante de la vérité philosophique, la Tora orale en tant que telle, n’a jamais constitué une entrave. Tout au plus a-t-il voulu que le juif puisse aussi faire autre chose.

Ce souci d’équilibre ne fut pas partagé par tous ses disciples, notamment Herz Homberg ( 1749-1841) et Lazarus Bendavid (1762-1832) (qu’on pourra lire dans l’appendice).

Dans une lettre en date du 22 septembre 1783, Mendelssohn refusait d’accéder à la demande de Homberg qui le pressait de déclarer caduques les lois cérémonielles du judaïsme. Il expliqua que ces lois constituaient un trait d’union entre les juifs du monde entier et concrétisaient la continuité de la tradition.

Salomon Maimon (1752-1800) fut lui aussi en contact avec Mendelssohn et peut être considéré comme un membre (assez éloigné) de son entourage.

Dans son Histoire de ma vie (Agora, 2011), Maimon s’en prend avec une ironie mordante au statut envié du talmudiste dans la société juive de son temps.

L’auteur critique le fait que le talmudiste bénéficie de tant de privilèges qui ne reposent, en réalité, que sur un malentendu. Mais cette attitude n’est pas vraiment surprenante de la part homme qui avait pris ses distances avec la tradition orale, donc talmudique.

Mais les choses vont prendre une autre tournure avec deux partisans de la réforme et du libéralisme qui déclareront une véritable guerre ouverte à la Tora orale qu’ils qualifieront d’insupportable fardeau et d’héritage pénalisant : Abraham Geiger (1810-1874) et Samuel Holdheim (1806-1860).

Le XIXe siècle européen a vécu l’éclosion d’un certain nombre de problèmes inhérents au judaïsme. Ces questions existaient déjà depuis bien longtemps, mais les réponses à apporter se firent soudain plus pressantes.

Les juifs en vinrent alors à hésiter sérieusement entre leur identité nationale ou religieuse et la culture européenne dont le fondement était nécessairement chrétien.

La littérature rabbinique, sécrétée par la Tora orale, devenait le centre d’un grand nombre de préoccupations des juifs. Abraham Geiger dont la vie traverse tout le XIXe siècle eut donc à se confronter à cette grave problématique.

La phrase tirée de ses œuvres posthumes et citée au début de ce chapitre, résume bien son objectif : le rabbinisme, la littérature rabbinique ne sont qu’une période au sein de l’histoire intellectuelle du judaïsme.

Quelque chose existait avant et quelque chose existera après. Ce mode de pensée n’est pas surprenant chez un érudit qui se conduira en fils de son siècle.

Mais les pressions ont dû être très fortes puisque le jeune Geiger fut initié au Talmud par son père dès l’âge de six ans et que son demi frère, Salomon Geiger, était très orthodoxe. Abraham suivra une autre voie puisqu’il ira étudier à Heidelberg et à Bonn.

Peu à peu, l’idée fondamentale de son œuvre prendra corps ; retrouver l’esprit authentique du judaïsme, lequel dépend étroitement de la connaissance historique. D’où son attachement à un concept-clé, la Wissenschaft, la science, la connaissance historique, scientifique et systématique. En fait, à quoi aurait ressemblé le judaïsme aujourd’hui, si la destruction du temple de Jérusalem n’avait pas eu lieu en l’an 70 de notre ère ?
Pour bien montrer qu’il ne récusait pas une fois pour toutes la littérature rabbinique, mais qu’il entendait simplement limiter la part qu’elle pouvait encore légitimement revendiquer en ce XIXe siècle européen, Geiger invoque l’autorité du Talmud en faveur de ses propres réformes : les docteurs du Talmud, dit il, ont façonné un judaïsme qui obéissait aux exigences de leur temps…

A mon tour, j’ai le droit de modeler un judaïsme qui soit en harmonie avec mon époque. Cette hypothèse ne laisse pas d’être séduisante mais elle pourrait faire croire que chaque siècle serait à même d’inventer son propre judaïsme.

Geiger réformera le livre de prières en y supprimant toute référence aux aspirations nationales des juifs, au culte sacrificiel et à la résurrection des morts.

Au lieu de maintenir dans les Dix-huit bénédictions (‘amida, shemoné esré) la formule Oh Dieu résurrecteur des morts, il écrit dans sa version allemande Du Born allen Lebens, Toi source ou fontaine de toute vie ! Si l’on peut changer l’intitulé du livre de prières, c’est que celui-ci, comme l’ensemble du Talmud, a une valeur relative et non absolue.

Dans un passage consacré à l’évolution du Talmud, Geiger écrit abruptement : Une chose est certaine, le Talmud n’est pas la science du judaïsme ni ne la contient d’aucune façon.

Dans une lettre ouverte adressée à M. Maass, en date de 1858, Geiger tente de faire pièce à l’idée que la non-observance des lois cérémonielles prive le juif de sa qualité de juif.

Son correspondant avait dépeint comme «un voltairien arriéré» (sic) le juif qui rompt avec certaines pratiques religieuses ; Geiger répond que le cœur de la religion juive n’est autre que la croyance en Dieu. Et il ajoute qu’à l’époque messianique toutes les lois cérémonielles seront frappées de caducité.

C’est précisément ce rapport entre l’ère messianique et les lois cérémonielles, issues de la Tora orale, que Samuel Holdheim étudie avec le franc-parler dont il était coutumier, dans une brochure intitulée Das ceremonialgesetz im Messiasreich (La loi cérémonielle à l’époque messianique, Schwerin, 1845).

Si la sensibilité et l’érudition incontestable de Geiger lui permettaient d’exprimer nettement son point de vue, tout en ménageant ceux qui pensaient autrement, Holdheim ne s’embarrassait guère, comme on va le voir, de précautions oratoires. Il est très rare de lire sous la plume d’un rabbin (mais il est vrai que cet auteur signait toujours Doktor Holdheim) une réquisitoire d’une telle violence contre le Talmud.

L’idée fondamentale que Holdheim développe jusque dans ses ultimes implications est la suivante : On ne doit pas dire que le Talmud a raison, on doit dire ceci : le Talmud se fait l’interprète de son temps et il est parfaitement fondé à le faire ; je me fais l’interprète supérieur de mon temps et suis parfaitement fondé à le faire…

C’est donc le statut de la Tora orale dans le judaïsme moderne qui est posé. Holdheim revendique le droit pour l’époque où il vit de récuser les points de vue talmudiques.

Notre point de vue actuel de la religion découle nécessairement de la conscience que nous avons du temps présent. Le même principe valait pour les hommes du Talmud et de leur époque.

La religion ne saurait tolérer une prérogative fondée sur l’habitude, et une erreur, si vénérable soit-elle, ne parviendra jamais à s’affirmer devant le tribunal de la conscience.

Quant à cette dernière, elle ne doit pas chercher à se justifier face au point de vue des rabbins. Elle doit se réclamer de sa seule et unique autorité. Les rabbins fondent le caractère éternel et inaltérable de la loi sur l’éventualité d’une restauration politico-nationale du peuple juif ; à leurs yeux, la loi est immuable parce que Dieu qui en est la source est lui aussi éternel. Holdheim invoque alors le cas du culte sacrificiel dont les lois sont très nombreuses, mais qui n’en est pas moins tombé en désuétude.

Puisque les mains des juifs sont liées et qu’ils ne peuvent plus accomplir certaines pratiques dont dépend justement la rémission des péchés, comment absoudre Israël des fautes qu’il a commises ?

Voulant mettre les rabbins en contradiction avec eux-mêmes, Holdheim cite quelques références talmudiques ( Megilla fol. 31b , Menahot fol. 120a ainsi que Béréshit rabba § 44 où les docteurs prêtent à Dieu le point de vue suivant : l’idée d’expiation des péchés n’est absolument pas liée aux sacrifices qui ne se justifiaient que durant l’existence du temple.

A défaut, il a été prévu d’accorder la rémission des fautes par d’autres moyens. Holdheim considère que les docteurs du Talmud avaient eux-mêmes admis l’idée que l’essence de l’expiation –idée cardinale dans l’économie de toute religion- avait quitté le domaine du culte sacrificiel pour élire domicile dans celui du culte intérieur, le culte du cœur.

Pour renforcer son point de vue, Holdheim invoque l’autorité de Menahot fol. 110a qui statue que ce n’est pas la seule méditation ou lecture approfondie des chapitres concernant le culte sacrificiel qui accorde la rémission des péchés.

Il est permis de s’abîmer dans n’importe quel autre texte de la Tora pour aboutir au même résultat. Ainsi, c’est bien un acte de nature rigoureusement intellectuelle, c’est-à-dire qui s’origine dans la volonté et l’âme de l’homme qui prend la place du culte extérieur.

Mais Holdheim n’oublie jamais l’aspect polémique de ses développements, relevant que les rabbins n’accordent de valeur expiatoire à la prière qu’aussi longtemps que le temple n’est pas reconstruit, il conclut : il est évident que c’est la détresse qui a conduit les rabbins vers la prière (Nur die Not lehrte die Rabbinen beten)…

Pour l’auteur, les rabbins sont restés au milieu du gué ; d’une part, ils déclarent que la prière permet d’expier les fautes comme il convient et que l’homme juif peut considérer que l’oraison vaut tous les sacrifices offerts au temple, mais d’autre part, ils n’admettent pas le caractère facultatif du culte sacrificiel et comptent même sur son rétablissement.

Par conséquent, ils sont d’avis que les lois en question n’ont pas été supprimées mais simplement suspendues.

Holdheim en vient à présent aux relations proprement dites entre l’ère messianique et les lois cérémonielles issues de la Tora orale.

Selon lui, ces lois consistent en des manifestations extérieures de la sainteté théocratique du peuple. Mais dans l’ère messianique où régnera l’universalisme le plus total, le maintien d’une telle théocratie serait monstrueux (ein Unding).

Reprendre aujourd’hui les lois cérémonielles à son compte, c’est repousser loin de nous l’avènement de l’ère messianique.

Pour Holdheim, il convient de tenir compte de dix-huit siècles d’évolution historique. Or, la théocratie, tout comme le paganisme, sont des concepts relatifs qui avancent main dans la main : quand l’un disparaît le second n’a plus aucune raison d’être.

Le raisonnement de Holdheim est clair : le judaïsme a eu raison de passer du biblisme au talmudisme lorsque le paganisme relevait encore la tête. Mais aujourd’hui, poursuit il, il est temps de faire preuve d’assurance face au Talmud et de s’armer d’une conscience qui le dépasse de beaucoup.

Il n’est plus question, chaque fois qu’on fait un pas en avant, de traîner avec soi ces lourds folios pour y chercher la justification de nos actes.

L’auteur va jusqu’à parler de Némésis qui châtie le Talmud : Nous le traiterons aujourd’hui, dit Holdheim, comme il avait lui-même traité la Bible jadis.

Il va de soi que Holdheim discute les opinions de ses devanciers et de ses contemporains, qu’ils fussent ou non de son avis (Zunz, Geiger, S-R. Hirsch, B. Bauer ou Z. Frankel). Une déclaration de Moïse Mendelssohn qui servait de ligne de défense aux adversaires des réformes retient longuement son attention. Or, que disait Mendelssohn ?

Que les lois cérémonielles ont fait l’objet d’une révélation divine, partant, seule une autre révélation peut les frapper de caducité. Holdheim soutient alors que c’est l’Histoire qui juge. Par quelle manifestation spécifique Dieu a t il annulé le culte sacrificiel et toutes les lois afférentes ?

C’est l’Histoire qui a rendu son verdict et les rabbins ont bien dû en tenir compte. Holdheim évoque la lettre envoyée par Mendelssohn à Herz Homberg le 22 septembre 1783 (voir supra) où il préconisait le maintien des lois cérémonielles en raison de leur rôle de trait d’union entre les juifs de la terre entière.

Pour Holdheim, Mendelssohn avait raison en 1783 mais aujourd’hui, en 1845, il aurait parlé autrement. On a tort, conclut-il, d’invoquer l’autorité d’hommes qui vivaient à une époque où les idées que nous défendons n’existaient qu’à l’état embryonnaire.

Dans les derniers paragraphes de sa brochure, l’auteur recommande aux juifs de disparaître en tant que tels pour donner naissance à une humanité vivant dans une ère messianique.

Une autre brochure de Holdheim, intitulée Reformbestrebungen und Emanzipation (Aspirations aux changements et Emancipation) , accentue encore plus la tonalité de son anti-talmudisme.

Où chercher, demande t il, le critère permettant d’apprécier la valeur des écrits rabbiniques ? La réponse est : certainement pas dans le Talmud. Répondant aux critiques de Bruno Bauer, l’auteur note que la morale juive transcende la morale talmudique laquelle se voit accusée d’être, certes, parfaite en soi, mais exclusiviste dans son application.

C’est bien la première fois qu’un homme ayant le titre de rabbin reprend à son compte une accusation ancienne de l’antisémitisme théologique… Cela peut paraître un peu moins étrange lorsque l’on voit le même homme opposer le judaïsme au Talmud alors que le second se croit partie intégrante du premier. Voici ce que lisons en page 102 de sa brochure :

Nous disons ceci au Talmud : tu n’avais le droit de te prononcer sur notre honneur et notre crédit qu’aussi longtemps que nous étions les sujets de ton empire et nous admettions en notre créance l’ensemble de ta législation. C’est seulement dans cette mesure que tu avais le droit de juger de notre fidélité et de notre infidélité morale. Mais lorsque nous avons quitté les limites de ton empire, nous ne reconnaissons plus ton autorité.

Holdheim fut un partisan absolu de la réforme. Même le repos du sabbat a suscité des commentaires novateurs de sa part : il distingue nettement entre le repos du sabbat et la solennité de ce même jour.

Le commerçant juif de 1845 ne respecte plus ce sabbat qu’extérieurement car, au fond de lui-même, il souhaite ouvrir sa boutique même ce jour là.

Et cette ouverture ne l’empêchera pas d’en respecter la solennité. En outre, l’écrasante majorité de la population (non-juive) vaque normalement à ses occupations ce jour-là.

Holdheim en conclut que le judaïsme rabbinique se situe aux antipodes des exigences de notre temps. Il conduit les juifs à l’isolement.

Le judaïsme rabbinique, dit il, est une citadelle à prendre, car tant qu’elle subsistera dans notre dos, toute réforme demeurera fragmentaire, inaboutie et inachevée.

La conclusion de Holdheim se lit en page 132 : Détournons nous des conceptions rabbiniques, tenons nous en à la Bible et nous découvrirons que la religion véritable n’a rien à voir avec la théocratie, mais qu’elle s ‘accorde pleinement avec les nécessités du temps.

Il est vraiment difficile d’exprimer plus durement sur la nécessité de se séparer définitivement de la dialectique talmudique de la Tora orale. Comme on peut le lire dans mon ouvrage Le judaïsme libéral (Hermann Editeurs, 2016), le jusqu’auboutisme de Holdheim n’a pas été suivi.

Les générations suivantes, tant en Israël, aux USA qu’en Europe se sont contentées d’alléger les contraintes sans ruiner les bases du judaïsme rabbinique. La Tora orale a gardé son statut de précieuse auxiliaire de la Tora écrite.

Etait-ce une punition, une excommunication, un châtiment d’en-haut, ou un rejet d’une tout autre nature ? A la mort de Holdheim aucun rabbin n’a consenti à prendre la parole lors des obsèques. Seul Abraham Geiger accepta de le faire et de rendre hommage à la mémoire du défunt.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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