La haskala : Genèse, développement et influence d’un vaste courant culturel

Depuis Maïmonide jusqu’au XIXe siècle

Remarques préliminaires

En tant que substantif, le terme hébraïque HASKALA est un néologisme qui ne fait donc pas partie du corpus biblique, même si sa racine trilitère S Kh L y connaît maintes occurrences.

La référence la plus féconde, celle qui a fini par devenir le titre même du Zohar, cette Bible de la kabbale, se lit dans le chapitre XII du livre de Daniel, le modèle classique de toute apocalypse juive.

Dans le même verset de ce chapitre du livre de Daniel se trouve la forme factitive maskil désignant celui qui intellige, spécule, réfléchit, ainsi que le verbe ya-ZHiRou qui signifie resplendir, briller de tous ses feux.

On comprend que les auteurs du Zohar aient choisi ce second terme de préférence au premier sur lequel les juifs éclairés du XVIIIe siècle jetteront leur dévolu pour définir leur propre approche rationnelle de la culture profane..

Sous sa forme substantivée, ce même verbe a donné le terme maskil, l’homme intelligent et cultivé, adepte de la haskala, qui va au-delà des quatre coudées de la tradition biblico-talmudique.

On peut relever un fait linguistique qui trahit un choix idéologique d’importance : les premiers philosophes juifs du Moyen Age qui marquèrent les débuts du rationalisme juif en s’ouvrant au legs gréco-musulman de leur environnement arabe n’ont pas donné de nom spécifique à leur mouvement et ont préféré garder le terme de filosofia comme l’arabe falsafa.

Leurs lointains successeurs, à plus de huit siècles d’intervalle, prirent fait et cause pour la culture européenne, c’est-à-dire chrétienne, et durent trouver un nom correspondant à Aufklärung en allemand, à enlightenment en anglais et aux Lumières en français.

Telle est la genèse du terme haskala dont le champ sémantique n’a été clairement défini qu’à l’époque correspondant aux deux décennies précédant la naissance de Moïse Mendelssohn (1729-1786).

Quand on l’utilise en tant que terme abstrait, il désigne exclusivement ce mouvement intellectuel du XVIIIe siècle qui marqua l’entrée progressive des juifs dans la culture européenne et le recours à la langue hébraïque pour traiter des matières et des sujets profanes.

Le mouvement spirituel dont il est question ici n’est pas né spontanément au XVIIIe siècle au cœur de l’Europe: bien après la clôture du talmud de Babylone (500 de notre ère), les élites juives des siècles postérieurs avaient ressenti le besoin de se redéfinir et d’appréhender objectivement leur histoire.

Il s’agit donc d’un effort d’auto-appréhension, de saisie de soi-même, ce qui équivalait à une quête identitaire. La haskala a permis aux intellectuels juifs des XVIII-XIX siècles d’Europe centrale et orientale (en somme la totalité de l’aire culturelle germanique) de s’émanciper de la férule rabbinique et de parvenir graduellement à une sécularisation de leur pensée.

Même la Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) dont l’objet est le penser et le vécu [das Denken und Fühlen] des juifs. eût été inconcevable sans l’apport préalable de la haskala.

On peut donc dire que ce courant intellectuel en est l’héritier bien qu’il ait parfois sombré dans l’historicisme. Il en va de même du sionisme qui est lui aussi une ramification politique de l’esprit de la haskala car il a permis aux nationalistes juifs de peser sur le cours de l’histoire au lieu de s’en remettre exclusivement à une intervention divine de nature miraculeuse.

La haskala a permis aux juifs de remettre les pieds sur terre.

Les précurseurs : Maimonide et ses épigones.

Le Moyen Age des juifs -même si on l’oublie parfois – n’a pris fin qu’après l’octroi des droits civiques dans le sillage de la révolution française. A partir de ce moment axial, les hauts murs du ghetto qui renforçaient l’isolement des juifs tombèrent progressivement.

Mais c’est durant cette longue période médiévale que les juifs adoptèrent une attitude critique à l’égard de leur tradition religieuse. Cette approche commence avec le Guide des égarés de Maimonide, lointain précurseur de la haskala, se renforce chez ses commentateurs averroïstes des XIII-XVe siècles, se poursuit à l’époque de la Renaissance avec un philosophe remarquable Elya Delmédigo (1460-1493), l’Hélias Cretensis des Latins et le maître d’hébreu de Jean Pic de la Mirandole, et atteint son apogée au XVIIIe siècle avec Mendelssohn et son école.

Moïse Maïmonide (1138-1204) marque une étape fondamentale dans ce proces­sus de saisie historique de soi. Comme on le notait supra, c’est chez lui que se trouvent vraiment les prémisses d’une attitude plus critique à l’égard de la tradition religieuse.

Et plus tard, au beau milieu du XVIIIe siècle, son lointain continuateur et héritier spirituel sera Moïse Mendelssohn de Berlin: de même que Maïmonide avait tenté de défendre le judaïsme face à la pensée dominante de son temps, ainsi Moïse Mendelssohn (1729-1786) donnera de la religion d’Israël une formulation philosophique.

Auteur d’ouvrages aussi bien philosophiques que théologiques, compilateur du talmud, autorité rabbinique reconnue de son vivant et après sa disparition, Maïmonide voulait mettre de l’ordre dans la tradition juive et permettre ainsi à ses coreligionnaires de saisir l’essence du judaïsme, son noyau insécable.

Cette tendance novatrice apparaît surtout dans son Guide des égarés qui constitue une interprétation philosophique du judaïsme bien plus qu’une description fidèle de ce qu’il était du vivant de l’auteur.

Dans cette reformulation philosophique du contenu de la religion d’Israël, rien n’est oublié ni laissé au hasard: Dieu, l’univers et l’homme. L’analyse des “dogmes” biblico-talmudiques, la confrontation des différentes sources [Bible, talmud, midrash], l’examen critique du donné traditionnel, tout ceci montre que l’objectif de Maïmonide était aussi de jeter les bases d’une haskala avant la lettre.

L’auteur du Guide des égarés l’écrivit lui-même dès son introduction: ce que je recherche, écrivait-il en substance, c’est la Science de la Loi (Tora) selon la vérité (ilm al-shari’a ala djihat al-haq). Son souci est aussi perceptible dans l’exégèse spirituelle à laquelle Maïmonide recourait, en l’occurrence l’interprétation allégorique [en arabe al-Batin] ou le commentaire philosophique.

Le sens obvie de l’Ecriture doit céder devant le sens dit profond ou philosophique: on se souvient du traitement des anthropomorphismes, de la chasse impitoyable aux expressions véhiculant la corporéité divine ou contredisant des vérités philosophiques établies.

Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si les savants judéo-allemands qui donnèrent, au dix-neuvième siècle, ses lettres de noblesse à la Wissenschaft des Judentums [science du judaïsme], prirent pour principal sujet d’étude les précurseurs et les successeurs de Maïmonide, ce qui constitue, en gros, huit siècles d’histoire intellectuelle du judaïsme (du IXe siècle à la Renaissance). Cette critique des traditions religieuses va s’accentuer avec les épigones de l’auteur du Guide des égarés.

La mort de Maïmonide fut le signal de violentes controverses autour de ses écrits et de ses doctrines; mais, paradoxalement, elle contribua aussi à “libérer” un grand nombre de ses épigones qui avaient avidement intégré les doctrines d’Averroès: partant, ces commentateurs de la première génération (XIII-XIVe siècles) identifièrent les doctrines du Sage de Fostat à celles du Qadi de Marrakech et accentuèrent foncièrement le caractère philosophique de la pensée du premier.

Le Dieu biblique cédait le pas devant un concept divin, les hésitations maïmonidiennes entre l’adventicité et l’éternité de l’univers étaient interprétées comme une simple concession faite aux masses incultes tandis que l’eschatologie religieuse se résorbait en une doctrine rigoureusement philosophique: la conjonction de l’intellect hylique avec l’intellect agent. L’immortalité était, dès lors, réservée à une élite intellectuelle.

Ce cadre nouveau est demeuré celui de la pensée juive jusqu’à la fin du XVe siècle lorsque Eliya Delmédigo rédigea son opuscule intitulé Behinat ha-Dat [Examen de la religion].

Il y eut, certes, la propagation des premiers écrits de la kabbale espagnole (Sefer ha-Bahir, Sefer ha-Zohar, sans oublier Moïse Nahmanide) au cours du XIVe siècle, ce qui équivalait à une certaine remise en cause du schéma philosophique proprement dit; mais ce fut la kabbale lourianique -ainsi nommée en raison de son fondateur Isaac Louria- qui, dès le milieu du XVIe siècle, fera l’effet d’une vague déferlante, emportant tout sur son passage.

La mystique accordait visiblement la préséance à la vie par rapport à la science: au lieu de chercher à connaître le judaïsme suivant un mode historico-critique elle privilégiait son approfondissement et son vécu intime.

L’interprétation de Maïmonide au Moyen Age fut largement déterminée par Moïse de Narbonne (1300-1362); même s’il hésita dans sa jeunesse entre l’héritage maïmondien et les spéculations kabbalistiques, son œuvre n’en porte pas moins le sceau d’un averroïsme foncier: tous ceux qui puisèrent à ses commentaires souscrivaient à son rationalisme et à son intellectualisme.

Même Eliya Delmédigo (1460-1493) s’en est inspiré dans son opuscule cité supra. Le cas de ce dernier auteur est encore plus instructif dans la problématique qui nous occupe: n’ayant été publié que cent trente-neuf ans après l’achèvement de sa Behinat ha-Dat, il fut redécouvert en 1833 par un maskil de la seconde génération post-mendelssohnienne, Isaac Samuel Reggio de Görizia qui lui fit endosser ses propres idées rationalistes et sa recherche d’un judaïsme philosophique: en une phrase, Maïmonide, Moïse de Narbonne et Delmédigo devenaient de lointains précurseurs de la haskala.

A l’Aufklärung du Moyen Age répondait l’Aufklärung proprement dite des temps modernes.

A suivre

Maurice-Ruben HAYOUN

hayounmauriceruben@gmail.com

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

1 Voir Maurice-Ruben Hayoun, La liturgie juive, PUF, Que sais-je ? 2001.

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