JESUS ENTRE LA TRADITION ET L’HISTOIRE*

C’est une œuvre incontestablement marquante que celle de John P. Meier ; il nous offre aujourd’hui le quatrième volume de son histoire de Jésus.

Les trois précédents, tous parus aux éditions du Cerf, traitaient des thèmes suivants :  (I) les sources, les origines, les dates (II) les paroles et les gestes  (III) attachements, affrontements, ruptures.

Et c’est justement de ces ruptures que l’auteur nous entretient dans le présent ouvrage sur plus de sept cents pages, notes et bibliographies comprises.

S’il est un sujet sensible, tant en histoire de l’Antiquité qu’en matière de théologie et de relations judéo-chrétiennes, c’est bien le statut de Jésus, son histoire proprement dite ainsi que sa christologie.

Meier a pourtant donné, à très juste titre, à l’ensemble des quatre volumes déjà parus (il en reste un cinquième) le sous-titre suivant : les données de l’histoire.

Nous avons donc affaire à un solide historien, doté d’une sensibilité chrétienne non moins enracinée, mais qui fait bien la part des choses.

C’est pour cela qu’en matière de ruptures, il s’interroge avec toute la prudence qui s’impose, sur la véritable attitude de Jésus à l’égard de la Tora, ou plus exactement, de son contenu juridico-légal.

Et comme des générations d’historiens ou tout simplement d’hommes d’église, qui ne voyaient pas toujours très nettement la frontière entre l’histoire de la christologie, ont opposé la loi de la Tora à l’amour de l’Evangile, Meier a consacré le présent volume à ce qu’il nomme (avec une belle allitération en langue anglaise, impossible à restituer en français) Law and love Et les choses, sous sa plume, sont bien plus complexes qu’on ne le croyait précédemment.

Des quatre énigmes (terme utilisé par l’auteur) de Jésus (ses relations avec la Tora, les différentes façons qu’il a de se désigner lui-même, le sens véritable des paraboles dont il est si friand et enfin ce que la loi représentait pour lui), c’est ce dernier point qui retient l’attention de l’auteur dans ce même volume IV.

Pourquoi avoir employé le terme énigme ? L’auteur s’explique : on ne voit pas bien comment Jésus peut à la fois affirmer la loi comme  l’expression normative de la volonté divine à l’intention d’Israël, et dans certains cas individuels ou des situations bien particulières, prendre des décisions ou enseigner des doctrines qui allaient à son encontre.

Dès la page suivante (p 16) Meier écrit qu’une étude de cette question qui ne tiendrait pas compte des manuscrits de la Mer morte serait nécessairement déficiente.

En effet, les conceptions partielles ou partiales des relations de Jésus et de la religion dans laquelle il est né, s’expliquent surtout par une documentation incomplète: aucun témoignage extérieur ne doit être négligé.

Et en parlant de ces témoignages extérieurs, Meier a raison de rappeler que les traités de la Mishna, la partie légale de la littérature talmudique (avec la Guemara), ne renseignent pas automatiquement sur les pratiques juives du temps de Jésus précisément…

Car les matériaux qui y furent codifiés vers les premières décennies du IIe siècle de l’ère chrétienne  ne sont peut-être pas le fidèle reflet de la pratique religieuse du vivant de Jésus.

C’est-à-dire avant l’an 70 alors que la littérature michnique ne fut codifiée qu’entre 200 et 220 de notre ère.

Dans cette séminale introduction Meier donne au moins deux définitions cruciales : de la christologie d’abord, en rappelant qu’elle «fonctionne à l’intérieur de la sphère de la foi» et ensuite, ce qu’il entend par le Jésus historique : «le Jésus historique est le Jésus que l’on peut retrouver ou reconstruire en utilisant les outils scientifiques de la recherche historique appliquée aux sources antiques.»

Meier ne se départit jamais de cette attitude. Il explique un peu plus loin que pour le chercheur chrétien guidé par sa foi, ou pour le simple croyant de cette religion (ce qui est et demeure, soulignons le, parfaitement honorable et acceptable), le Yoshua du Ier siècle en Palestine et le Jésus-Christ de sa foi ne font qu’un ; en une phrase, ce juif de l’époque se retrouve, assez curieusement, revêtu de vêtements pontificaux par dessus son habit de simple juif de son temps (p 19).

Or, écrit Meier, le Jésus que l’historien peut connaître, c’est un juif circoncis particulier……originaire de Galilée, qui, dans les premières décennies du premier siècle de notre ère,  montait régulièrement à Jérusalem pour célébrer les principales fêtes juives –et même quelques fêtes moins importantes- dans le Temple, alors qu’il exerçait son ministère prophétique.

… Mais s’il y a quelque chose à garder… c’est ce sur quoi insistent les exégètes…  du début à la fin, uniquement un juif.

Mais toute la question est de savoir ce que signifiait être un juif à cette époque là.

Meier ne se dissimule pas la difficulté de cette tâche qui consiste à restituer fidèlement le judaïsme de ce juif nommé Jésus. Il dénonce en termes mesurés cette christologie déguisée en histoire, là où Jésus se transforme régulièrement pour devenir le chrétien de Paul, Augustin, Luther ou Barth, pour ne pas mentionner ces théologiens chrétiens anonymes  que l’on nomme Matthieu, Marc, Luc et Jean. (p 20)

Meier égratigne aussi au passage ce Jésus moral, cette figure éthique (qu’il était) mais qui se substitue si finement  à la réalité historique bien moins enthousiasmante : un Jésus critique social, activiste politique ou intellectuel iconoclaste. De tels Jésus ne cessent de plaire aux foules. (p 20)

Mais en dénonçant ce remarquable phénomène de mode qui nous offre les Jésus que chaque époque recherche et apprécie, on n’est tout de même pas parvenu au bout de sa tâche : qu’était exactement la loi juive dans la Palestine du Ier siècle ?

Et Meier d’ajouter : ce passage au crible des matériaux juridiques contenus dans les Evangiles fera émerger, lentement mais avec insistance, un point de vue fondamental : le Jésus historique est le Jésus halakhique, c’est-à-dire le Jésus qui s’intéresse à la loi mosaïque, en discute et se préoccupe des questions de pratiques qui en découlent.

Mais voilà, ce domaine ressemble à de véritables sables mouvants. Et il faut en tenir compte, si l’on veut apprécier à sa juste mesure le caractère varié et fluctuant du judaïsme du Ier siècle. (p 21)

Et c’est là que Meier nous assène, dans a volonté de rechercher la vérité historique, la conclusion à laquelle certains ne s’attendent pas : le problème de la relation entre le Jésus historique et celui de la Loi juive historique est peut-être plus difficile à résoudre du côté de la loi que du côté de Jésus.

Au fond, Meier remet la balle au centre, si je peux me permettre cette comparaison triviale (bei allem Respekt)  puisque lui-même parle -tout de suite après- de la feuille de route (road map ?) pour le tome IV…

Le traitement de la loi, des prescriptions et des commandements, tels qu’édictés dans le Pentateuque, va être examiné en détail par Meier qui propose la classification suivante : le respect des lois du sabbat,  le refus du divorce et des serments quels qu’ils soient et enfin, l’une des institutions les plus importantes du judaïsme de l’époque qui en considérait le respect absolu comme l’unique ligne de démarcation entre lui et les gentils : les lois de pureté dont la composante essentielle était les interdits alimentaires.

 Sur ce dernier point, si crucial pour la vie de tous les jours, les Evangiles nous présentent un Jésus qui balaie d’un revers de main –et de sa seule autorité- tous les interdits et toutes les prescriptions, tandis que d’autres passages de ces mêmes sources laissent apparaître un Jésus qui considère comme une évidence le respect de ces lois…

Avons nous affaire dans le premier cas à une abrogation pure et simple, sans discussion aucune, ou s’agissait-il simplement, de rappeler, dans le respect des législations existantes, que seule la pureté morale, une cacherout mentale, en quelque sorte, pouvait conduire à la sainteté ?
Nous y reviendrons

Meier a eu la bonne idée de préciser la polysémie du mot Tora qui désigne en gros les cinq livres attribués à Moïse mais qui ne contiennent pas que des prescriptions d’ordre juridico-légale.

Le mot Tora n’a reçu  cette signification générique que tardivement ; on aurait pu choisir le terme mishpat (législation) ou le mot édut (témoignage) ou d’autres vocables hébraïques (comme mitswa : commandement) qui auraient fait l’affaire. En outre, le Deutéronome (dont on connaît l’histoire véridique grâce au IIe livre des Rois, ch. 22) peut, lui aussi, être considéré comme une Tora, d’où son nom grec (autre loi ou seconde loi).

Mais la Bible elle-même emploie dans le livre des Proverbes le mot Tora dans le sens d’enseignements moraux, de règles de vie, prodiguées par une mère à son enfant.

Et dans ce cas précis, grâce au parallélisme biblique, le mot Tora est synonyme de mussar, qui signifie tradition éthique, enseignement moral…

Conscient que l’on ne peut pas rompre avec un usage qui remonte au moins à la Bible des Septante (plus de deux millénaires !) qui rend Tora par Nomos, l’auteur signale que même dans les Évangiles Jésus ne prononce jamais les termes morale, éthique ou autres…

L’explication en est que, comme pour tout juif pratiquant de son temps, il n’existait pas, à ses yeux, de séparation véritable entre ces deux secteurs : la  religion et la morale.  Il convient donc de ne pas opposer le cultuel et le juridico-légal, comme provenant exclusivement des pharisiens honnis,  d’une part, aux valeurs éthiques et morales, au commandement d’amour, incarné par le seul Jésus, d’autre part.

Et Meier de remarquer que toute une exégèse christologique a bâti ses théories sur cette remarquable confusion…Un certain nombre de théologiens et d’exégètes allemands avaient pour habitude d’opposer la loi et la grâce : Gesetz und Gnade im Wandel der Jahrhunderte.  A suivre

John-Paul MEIER Un certain juif Jésus : la loi et l’amour Le Cerf, 2009

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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Photini Mitrou

ouais, c’est de la littérature pour intellectuels. Mais Meier est-il juif ou chrétien?

Aaron le Rachid

Meier est chrétien, au diocèse de New York.
A la lecture des trois premiers Tomes, sur lesquels j’ai travaillé deux ans, et à liste des notes faisant références aux ouvrages consultés, il est plus que probable qu’il a été aidé car, à moins de lire 24 h sur 24, il lui a fallu trop peu de temps pour écrire les trois premiers tomes.

Photini Mitrou

Merci pour cette information. Mais Meier c’est trop compliqué pour moi qui, en plus, n’a pas la foi. Cela dit, je me contente de ce que nous savons. Jésus est né juif, dans un milieu juif et s’est adressé à des Juifs et des Grecs. Ce qu’il a dit, et qui nous a été rapporté, plus ou moins bien, est très beau et on ne peut qu’adhérer au message de Jésus. La suite, quand Jésus devient le Christ, c’est plus compliquée et ce d’autant plus que dieu n’est qu’une hypothèse, une hypothèse séduisante mais hypothèse quand même. Mais c’est une belle histoire qu’aucun homme aurait pu inventer à part… Dieu.

habibi

Sans grand intérêt pour l’homme de Foi, affranchi des croyances et contingences livresques et religieuses, et des fantaisies mentales exégétiques des uns ou des autres.
L’enseignement majeur de Jésus était dans la nature et la qualité de sa Présence, de l’Etre qu’il était, comme c’est aussi le cas aujourd’hui auprès d’un Maître réalisé spirituellement; encore faut-il être capable de le Voir et de le recevoir, ce qui requiert une certaine actualisation vivante de l’ Etre en soi-même.

MOTTET

Bonjour. Je trouve cet article pas très clair. Je me présente Chrétien habitant en Suisse et aimant le peuple juif. Un chrétien s’il n’aime pas ce que Dieu (le Dieu d’Abraham d’Isaac et de Jacob) aime alors ce n’est pas un chrétien. Christ est le terme grec qui vient de Messiah, Oint. Quand dans l’article on parle d’un Yeshua ישוע palestinien ? Je ne comprends pas. Yeshua (qui se trouve dans le Tanakh certes avec un Hé à la fin veut dire salut) est né à Bet Lékhem et a habité en Judé-Samarie à Nazareth. La Palestine n’existait pas à cette époque. ָAlors pourquoi apporter la confusion. Je pense que dans le nouveau testament, il faut distinguer, comme dans le Tanakh, la Torah qui est lorsque Dieu parle directement, les Néviïmque sont les prophètes et les ktouvim, soit les écrit. La même distinction se trouve dans la Brit Hadasha (appelé nouveau testament). Dans les 4 évangiles ou Habesorah de Mathieu, Marc, Luc et Jean, Yeshoua parle directement. Et il faut prendre le message de Yeshoua tel quel. Yeshua a accomplit toutes les lois sans défaillir et je pense que c’est le seul. Par contre si un jour de Shabbat il fallait guérir quelqu’un il le faisait. Car la vie est plus importante. Maintenant mettre sur le même niveau Paul qui est un talmid de Gamaliël, que Luther qui est un pauvre type antisémite et qui a entrainé toute l’Allemagne dans la haine des juifs jusqu’à la seconde guerre mondiale, il y a un problème dans cet article. Paul a enseigné aux goys et comment un goy peut faire toutes les mitsvot comme un juif ? Déjà les 613 mitsvot sont très difficiles à suivre pour les juifs alors pour un goy, c’est impossible. Le seul juif qui a accompli les 613 mitsvot c’est Yeshouah. Aucun autre. Paul alors qu’il est à Jérusalem va au mikveh, se purifie et suit les commandements juifs. Mais il ne l’impose pas aux non juifs. Comme disent les Breslev, il faut voir l’étincelle de vie dans chacun. Pour connaitre un peu plus qui je suis allez sur cet article de Yediot Aharonot https://www.ynet.co.il/articles/0,7340,L-5427288,00.html.

Élie de Paris

Cher ami, il s’agit là d’une entrée en matière sur une approche scientifique et historique plus que spirituelle ou religieuse. Quant à la Palestine, une petite coquille d’un siècle, puisque les Sages du Talmud eux-mêmes ont usé de cette appellation, pour appuyer la douleur de l’exil…
Pour les 613 ordonnances, personne, absolument personne ne peut à lui seul les observer.
Jésus aurait il divorcé ? Ou épousé l’épouse de son frère défunt sans descendance ? Aura-t-il restreint, roi, le nombre d’épouses, de chevaux ? Ou sacrifié la vache rousse etc…?
Aujourd’hui, un Juif ne pourrait guerre souscrire à plus de 212 ordonnances, en encore s’il réside en Ysraël …
Mais un Gentil peut, en observant les seules 7 lois noa’hides, (7 lois de Noé sur le net) égaler sans problème le statut de Juste des Nations, dont le Seigneur est friand…

Élie de Paris

Et « de Nazareth » est une erreur des copistes. Il n’y est pas né.
Jésus le nazareen est plus juste. De Nazir…

Aaron le Rachid

« Si j’avais votre adresse »

Aaron le Rachid

je pense qu’il y a beaucoup de confusion dans la deuxième partie de votre commentaire, si j’avais votre je vous enverrai un livre qui pourra bien mieux vous éclairer (si on pouvait entrer en contact
Cordiales salutations

Élie de Paris

Passionnant, certes. Mais comment maintenir la distance, pour ne point transgresser le : « Tu n’enquêteras pas sur leurs divinités, et leurs pratiques etc… » là où la seule licence accordée fut de le faire pour contrer l’ apostasie ?
Finalement, nous savons, nous autres, détenant le copyright, que peu importe la véracité et même l’existence des personnages, et si tel événement fut vécu ou seulement rêvé, voire prophétisé, c’est ce que le verbe de l’homme en fait qui compte,et qui s’installe comme vérité..

Et quelle Sagesse en jaillit.
Malheureusement, les plus grandes tueries de l’histoire humaine, causées par des hommes, au nom et sur le dos de l’Éternel.
Mais Ses registres sont devant Lui, et tout est noté.
Et nul ne délivre de Sa main.