Jean-Luc Nancy, La haine des juifs. Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas. Le Cerf

Je ne sais que dire ni que penser de cette recrudescence de publications sur un phénomène aussi vieux que le monde, l’antisémitisme. Je voudrais, sans émettre un jugement de fond, dire que cette surreprésentation, tant dans l’édition que dans la presse, ne conduit pas à l’extinction de ce phénomène et j’espère que je ne serai pas mal compris. Il faut dénoncer l’antisémitisme et le philosophe Jean-Luc Nancy est tout à fait dans son droit et dans son rôle. Mais tout de même… Mes réserves, moi qui ai consacré toute ma vie aux études juives, judéo-arabes et judéo-allemandes, s’expliquent par deux faits, l’un livresque, l’autre personnel et humain.

Commençons par une citation que j’ai lue chez un grand spécialiste allemand de la Rome antique, un homme dont la statue orne l’entrée principale de l’université Humboldt de Berlin, Théodore Mommsen, le seul professeur allemand qui prit la défense de Heinrich Grätz dans sa violente controverse avec Heinrich Treitschke, généralement considéré comme l’incarnation du nationalisme culturel allemand au XIXe siècle. Il disait en substance ceci : lorsque Israël fit son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, il n’était pas seul mais était accompagné d’un frère jumeau… l’antisémitisme !!

Ce qui signifie que l’antisémitisme est aussi vieux que l’existence juive, il en est obligatoirement le contemporain. C’est triste, mais c’est ainsi. Et les juifs n’y sont pour rien puisque leur seule présence ou existence, déclenche la haine à leur encontre.

Le second élément est le fruit d’une rencontre. J’étais jeune professeur à l’université de Strasbourg ayant reçu une bourse Alexandre von Humboldt pour étudier à la division de manuscrits de la bibliothèque de Munich quelques manuscrits hébraïses afin de préparer des éditions critiques de textes de mon auteur, Moïse de Narbonne (1300-1362) le plus grand commentateur de Maimonide et d’Averroès. Mon voisin de bureau, un chercheur israélien plus âgé que moi, a vu que je compulsais des textes hébraïques et m’a posé quelques questions. Vu l’endroit où nous nous trouvions, je pensais qu’il s’occupait lui aussi, tout autant que moi, d’histoire intellectuelle juive. Il me répondit qu’il n’en était rien, qu’il s’occupait d’histoire, la vraie, celle qui est universelle, et non de martyrologie !! Cette réaction m’avait choqué à l’époque mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas tant la martyrologie a tendance à prendre le pas sur l’Histoire proprement dite .

Cette histoire s’est imposée à moi en feuilletant ce petit ouvrage posthume de Nancy ,intitulé la haine des juifs. Ce qui ne veut pas dire que les considérations de notre éminent collègue Jean-Luc Nancy, récemment disparu, sont dénuées d’intérêt. Mais il ne faut pas que l’arbre de l’antisémitisme nous cache la forêt de la grande histoire sociale, religieuse et intellectuelle du judaïsme qui a fait à l’humanité l’apostolat du monothéisme éthique et du judaïsme. Et ce n’est pas rien.

Au fond, cet échange se réduit à un sempiternel débat qui tient en une interrogation : l’identité juive et la culture européenne : compatibilité ou incompatibilité ? On peut stigmatiser l’Europe chrétienne et lui reprocher un antisémitisme congénital qui survit à bas bruit mais, à intervalles réguliers, explose à la face des sociétés civilisées. En fait, c’est aussi le statut de l’héritage vétérotestamentaire qui se rappelle à notre souvenir : qui est le légitime héritier de la Révélation biblique et ses multiples ramifications qui n’ont jamais cessé leur avancée délétère. Je signale un ouvrage ancien, devenu classique, sur le Verus Israël (Qui est le vrai Israël, le christianisme ou le judaïsme rabbinique ?) que nous devons à Marcel Simon, lui aussi originaire de Strasbourg dont il fut le doyen de la faculté des sciences humaines. On s’arrache l’héritage biblique depuis près de deux millénaires. D’où l’aspect constitutif de cette lutte qui est une lutte pour la survie : si le judaïsme rabbinique cède, il est perdu, si le christianisme ne gagne pas, alors le message chrétien se trouve frappé de caducité. On est dans une impasse, d’où l’antisémitisme, qui se trouve un peu atténué par le concile Vatican II et le dialogue judéo-chrétiens apaisé.

Personnellement, il m’est très difficile d’accepter cette thèse qui voit dans la culture européenne, chrétienne, une négation presque totale de l’existence du message juif . Je ne dis pas qu’une certaine église a tout fait pour ensevelir la mémoire juive sous de multiples attaques, souvent sanglantes, mais l’écrasante majorité des œuvres culturelles juive ont vu le jour au sein du continent européen, et qu’on l’accepte ou pas, l’Europe est un continent judéo-chrétien. D’autres, moins nuancés, ont dit qu’il s’agissait d’un vaste cimetière juif…

Les racines de cet antisémitisme chrétien (je regrette d’avoir à le dire) prend sa source dans certaines épîtres de l’Évangile, par exemple l’antinomisme paulinien, dans l’épître aux Galates, lesquels se voient reprochés d’être retombés dans la chair ( pour la circoncision) alors que saint Paul leur avait enseigné l’esprit et la spiritualisation des commandements. Mais je reconnais que la nature chrétienne des états européens a longtemps déterminé leur politique à l’égard des juifs. La déchristianisation va de pair avec une plus grande tolérance des juifs en tant qu’habitants égaux de leurs concitoyens chrétiens. Mais cette discrimination a duré de longs siècles. Et cela a laissé des traces…

Saint Paul, antérieurement Saul de Tarse, incarne ce conflit interne, remontant aux origines. Le christianisme en formation abritait en son sein deux forces contradictoires qui se livraient une lutte sans merci : le pagano-christianisme et le judéo-christianisme. En libérant un antisémitisme original, un peu comme une sécrétion corporelle, on introduisait le venin de la haine antisémite dans l’essence même du culte établi. Dans un autre contexte, plus politique, cela me fait penser au livre de mon ami Francis Kaplan, La passion antisémite habillée par ses idéologues (2018). Il existe une genèse religieuse du politique, en l’occurrence l’antisémitisme s’est d’abord nourri de racines antiques et ensuite chrétiennes…

Il existe évidemment une pensée juive du christianisme, une pensée qui s’est développée dans des conditions souvent peu idéales en raison de la contrainte et du zèle convertisseur des autorités chrétiennes. Mais existe-t-il une pensée chrétienne du judaïsme, digne de ce nom ? Selon moi, c’est la stratégie de l’évitement et du contournement qui s’est substituée à une approche philosophique digne de ce nom. Kant lui-même qui eut pourtant tant de disciples juifs -et le grand Salomon Maimon est du nombre- n’a pas vraiment pris le judaïsme en considération ; il a refusé de le considérer comme une religion, ni même comme un simple courant spirituel. Pour lui, c’était un empilement de lois (statutarisch) et de pratiques dépourvues de sens. On sent ressurgir ici un antinomisme qui n’est plus latent mais déclaré. Ces mêmes disciples juifs lisaient l’impératif catégorique, ersatz de la Loi, et disaient : Amen ! C’est un antijudaïsme caractérisé qui l’a empêché de se pencher sérieusement sur la question. Le juif était une séquelle qui tardait à disparaitre, remplacé par le charismatisme qui était la «vérité» du judaïsme. Même un esprit aussi critique et indépendant que Renan le pensait et n’a pas hésité à le dire avec la métaphore du rameau chrétien verdoyant vers lequel afflue la sève du renouveau chrétien, désertant le vieux tronc judaïque .

Il y aurait tant à dire sur l’attitude de la classe philosophique européenne vis-à-vis du judaïsme. Ce qui est encore plus remarquable, c’est l’étonnement de ces mêmes penseurs chrétiens devant la floraison de la littérature kabbalistique à partir du XVIe siècle, prouvant que le supposé mort avait la vie dure. J’en veux pour preuve la création par Van Helmont de l’expression kabbala christianae et la Kabbala denudata du baron Knorr von Rosenroth… Le cadavre du judaïsme bougeait encore.

De leur côté, dès le XIVe siècle, les penseurs juifs furent touchés par la nécessité de rédiger ce qui devait faire figure de l’essence (les points cardinaux, les ikkarim) de leur religion. Il leur fallait définir l’essence du judaïsme en quelques mots-clés, , ce qu’ils avaient toujours refusé de faire, craignant que cela ne désigne des croyantes comme très importantes, essentielles, incontournables et d’autres qui le seraient moins. N’oublions pas que l’orthopraxie juive est une réalité vitale…

En effet, il faut dire un mot de l’attachement indéfectible de ce peuple à la Tora de Dieu. Renan a eu raison de parler d’un fétichisme (sic) de la Torah. Mais le même reconnaît que sans cette préservation de la Torah dans le culte synagogal, sans le soin constant apporté par les juifs, le texte massorétique aurait disparu depuis belle lurette. Corps et âme , or la tradition rabbinique depuis le miodrash antique jusqu’au Zohar (XIIIe siècle), a marqué un attachement sans faille à l’héritage biblique. J’ai cité dans mon dernier livre sur Levinas (Universpcohe 2018) la phrase mentionnée ici : les juifs attachent à la Torah plus d’importance et plus de fidélité qu’à Dieu lui-même, si tant est que cela soit possible. Le Zohar (II ; fol. 66a) s’exprime ainsi : qu’est ce que Dieu ? C’est la Torah… Tout est dit dans cette réplique séminale. Si vous voulez connaître Dieu, dit par ailleurs le midrash, apprenez l’aggada. Au sens large, Aggada veut dire commentaire imagé, métaphorique, mise à portée du texte pour le public des croyants.

Est-ce que le christianisme peut reprocher au judaïsme d’avoir refusé «d’élargir le sin d’Abraham», d’avoir refusé d’accueillir les païens ? Au fond, la principale pomme de discorde entre le judaïsme rabbinique et le christianisme primitif fut de rester entre soi, de prier dans la synagogue et non de proposer aux peuples du monde habité une conversion générale qui aurait fait disparaître l’héritage juif proprement dit. Ce serait d’avoir battu en bèche la dimension universalisme de la Torah et surtout l’esprit de la littérature prophétique (Car mon temple est un temple pour la prière, proclamez le à tous les peuples : Isaïe, VIIIe siècle avant notre ère)…

Pouvons nous, au plan théorique, faire le départ entre l’antisémitisme et l’antijudaïsme ? En fait, quoiqu’on en dise, le second terme est plus légitime que le premier car il cible bien les juifs et leurs convictions religieuses. Or, aux yeux des chrétiens au fil des siècles, on a reproché aux juifs d’avoir rejeté Jésus et refusé d’admettre le message chrétien qui avait fait d’une unification religieuse au sein de la communauté ecclésiale la priorité de son programme.

Un vécu personnel : il y a quelques années, un haut diplomate européen en poste à Paris m’a dit avec une certaine force, ceci : Maurice-Ruben moi, chrétien je crois en un Dieu juif en lequel tu ne crois pas, toi qui es juif… Je lui ai répondu que je le comprenais mais que le judaïsme était très mal à l’aise avec la forme divino-humaine de Jésus et le rejet en bloc des commandements divins ou réputés tels.. Je crois que l’antijudaïsme n’est autre que le rejet de l’exégèse juive de la Tora dans un sens opposé à la parole évangélique qui a fait d’un antinomisme sévère l’alpha et l’Omega de son approche de l’héritage biblique commun. Ce climat général nous présente un ensemble de pratiques et d’exégèses qui tourne le dos à la parole évangélique. Comme le disait verbatim Samson-Raphael Hirsch (1808-1888) : Nicht la foi sondern la Loi ist das Wesen des Judentums (C’est la Loi et non la foi qui constitue l’essence du judaïsme !). Mais il ne fut pas suivi par tous, notamment la branche libérale et réformée du judaïsme allemand…

Je suis presque fidèlement les développements du professeur JLN qui revient sur la notion de haine (il cite même l’ouvrage de Théodore Lessing (Der Jüdische Selbsthass, Berlin, 1930) que j’ai traduit de l’allemand) et aussi sur le fait que le christianisme a intégré au plus profond de lui-même cette alliance contradictoire entre judaïsme et paganisme. Et cette lutte à mort que se livrent en son sein ces deux éléments constitutifs de son indenté alimentent la haine envers lui-même. C’est comme quelqu’un qui détruirait sa propre maison pour en reconstruire une autre avec les mêmes pierres dont la vision lui rapperait l’hybridité de sa démarche. Il hait, rejette et combat quelque chose (le judaïsme) dont il proclame urbi et orbi la fin, la disparition… Mais voila ces poutres, ces madriers, ce ciment, cette peinture lui rappellent ce qu’il veut nier, et qui vit en lui-même. D’où cette haine morbide qui devient autodestructrice. Et comment eût été possible qu’il en fût autrement ??

Au fond, quand on y réfléchit bien, Marcion n’avait pas entièrement tort dans sa démarche consistant à couper tout lien rattachant le christianisme à ses sources judéo-hébraïques. Une telle action eût été suicidaire et le concile a jugé bon de rejeter cette proposition de rupture qui eût privé le christianisme de ses racines, lesquelles sont juives, que cela nous plaise ou pas…

Il est temps de résumer ce que je pense de la problématique de l’antisémitisme ou antijudaïsme On ne peut pas conclure ; je relève un fait qui reste très attristant car il implique l’existence d’une haine obscurément présente dans cette histoire. Au fond, cela conforte dans sa vision, l’appréciation de Théodore Mommsen évoquant la simultanéité du judaïsme et de son antidote l’antisémitisme. C’est un fantôme qui hante la culture européenne depuis sa naissance, depuis deux millénaires.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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Marco 22

Il n’y a aucun propos antisémite dans les Evangiles, ni dans le Nouveau-Testament. Jésus, était Juif et les Evangiles se situent dans un contexte Juif. Et, il suffit de lire les Evangiles pour confirmer mes dires.

Paul était Juif, issu de la tribu de Benjamin et il n’a pas tenu non-plus de propos antisémites, bien au contraire, il avait un amour pour son peuple. Dans ce passage, il exprime son amour pour les Juifs mais aussi sa souffrance car son peuple rejette Jésus, leur Sauveur.

« J’éprouve une grande tristesse, et j’ai dans le coeur un chagrin continuel. Car je voudrais moi-même être anathème et séparé de Christ pour mes frères, mes parents selon la chair, qui sont Israélites, à qui appartienne l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses, et les patriarches, et de qui est issu, selon la chair, le Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni éternellement. Amen ! ( Romains 9.2-5 )

Concernant la circoncision, Paul n’a jamais ordonné non-plus aux Juifs de ne pas se circoncire. Paul, dans l’épître aux Galates s’adresse à des Frères et Soeurs chrétiens d’origine païenne qui pensaient que la circoncision était nécessaire pour le « Salut ». Ces Chrétiens recherchaient une justification par les oeuvres. Paul les reprend en leur disant que la circoncision n’est pas nécessaire pour le « Salut », que c’est la Foi qui sauve et ils sont sau vés puisqu’ils ont cru. Par conséquent, la circoncision est inutile, tout simplement.

Depuis Abel, Noé, Abraham, Zacharie et jusqu’à nos jours, le « Salut » passe par la foi et non par les oeuvres.

D’ailleurs, Les Ecritures ne disent-elles pas: « Abram eut confiance en l’Eternel, qui le lui imputa à justice ». Gen 15.6

« Ainsi s’accomplit ce que dit l’Ecriture: Abraham crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice, et il fut appelé ami de Dieu ». Jacques 2.23

Jésus a accompli toutes les Ecritures, c’est bien le Massiah que les Juifs attendaient, il est venu libérer son peuple de l’esclavage du péché et de la mort !