Jacques Semelin & Laurent Larcher, Une énigme française : pourquoi les trois quarts des juifs en France n’ont pas été déportés ? Albin Michel.

Au-delà de toute polémique politicienne, j’ai bien aimé ce livre et la personnalité de son principal auteur, atteint depuis son plus jeune âge d’une implacable détérioration de la rétine, entraînant une cécité presque totale. Malgré un tel handicap, ce chercheur affilié au CNRS a développé toute une œuvre scientifique et s’attelle à une tâche sur laquelle Simone Veil en personne avait attiré son attention, lors d’un échange : comment expliquer que, comparativement à d’autres pays européens occupés par les armées nazies, la communauté juive française a été relativement épargnée… On parle même d’une préservation à près de 75%…

Et ceci a donné lieu à toute une polémique autour de Philippe Pétain, lequel aurait, selon certains, sauvé quelques juifs… Une affirmation qui est violemment combattue par d’autres historiens mettant en cause l’absence de fondement d’une telle déclaration. La réponse, la solution de cette énigme, serait l’élan de solidarité du peuple français avec les concitoyens de confession juive. Certains prélats comme Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, ont donné l’exemple, en condamnant du haut de la chaire, l’élimination des malades mentaux ou d’autres enfants affectés de défauts congénitaux. Ces protestations eurent lieu aussi en Allemagne où le régime nazi n’avait pas osé s’en prendre à des hommes d’église jouissant d’une grande popularité dans leur diocèse.

Le livre relate en différents chapitres qui se lisent aisément, les étapes successives de l’avancée des richesses. Mais il y a aussi, malgré la sévérité du sujet, des passages cocasses comme ces personnes âgées, étonnées de voir qu’un non-juif s’occupe d’un drame qui n’affecte que les juifs. La rencontre avec Simone Veil, au tout début du livre, est émotionnellement chargée ; l’ancienne ministre, elle-même, va interroger l’auteur sur ses intentions en poursuivant de telles recherches. L’auteur y répond avec une grande justesse et d’authenticité… Sa spécialité porte sur les génocides et les persécutions de masse, et la Shoah en fait évidemment partie.

Mais le sujet traité, si crucial soit-il, est entouré d’une forte polémique ; à preuve, le fait que les livres envoyés aux rédactions pour compte-rendu sont accompagnés d’un article assez engagé, paru dans le journal Le Monde. Certes, l’auteur est libre de ses choix et de ses opinions, mais cela divise le public en pro et en contra…

Dans les premiers chapitres de son œuvre, l’auteur explique comment il décida de changer de méthode et d’approche, s’orientant désormais vers des canaux de transmission, non plus institutionnels, bureaucratiques ou classiques, mais au contact de gens dont le témoignage constitue une matière première irremplaçable.
sEt c’est grâce à cet heureux changement de perspective que j’eus le bonheur de découvrir que le premier témoin interrogé n’est autre que mon regretté ami Adrien Bornstein, né en 1938 de parents polonais que j’ai bien connu quand j’étais administrateur de la grande synagogue rue de La Victoire. Adrien qui était plus âgé que moi, n’a jamais évoqué cette époque, faisant preuve d’une grande dignité et d’une non moins grande retenue. Il ne m’a jamais reproché d’être aussi un spécialiste d e philosophie allemande…

Et à travers son témoignage comme de tant d’autres, on réalise, que contrairement aux idées reçues, la population française était plutôt solidaire des juifs persécutés. Or, on nous avait fait croire le contraire : je me souviens d’ouvrages, de films et de documentaires où nos compatriotes se faisaient les infatigables dénonciateurs, délateurs et accapareurs de biens juifs, une fois que leurs propriétaires avaient été déportés pour ne plus jamais revenir… Il semble que l’on ait moins parlé de cette majorité silencieuse… J’avoue être un peu étonné par cette nouvelle thèse. Je pense au père de Robert Badinter dénoncé par la concierge de son immeuble. Interrogée à la Libération et sommée de s’expliquer, l’indigne dame répondit qu’on lui avait promis les beaux meubles du futur déporté…

L’auteur se demande comment on a obtenu cette proportion de juifs épargnés par la Shoah, à savoir 75% du total de la population juive en France. Et là on bute sur des informations discordantes. Mais donnons la parole à l’auteur, au sujet de sa méthode :

Voila le point de départ de mon enquête, le socle à partir duquel je vais interroger les témoins, les archives, les documents, les situations et les parcours des uns et des autres. Cela me conduit à me poser des questions très concrètes. Si les juifs ont perdu leurs emplois, comment ont-ils fait pour survivre ? Pour se loger ? Ont-ils beaucoup «bogué» ou fort peu ? Ont-ils mis leurs enfants à l’abri ? Comment ont-ils fait pour éviter d’être arrêtés ? Juifs français et juifs étrangers, se sont ils comportés différemment ? Ont-ils reçu de l’aide ou pas ? Et de quelle nature ?
Mais ne jamais oublier les 80 000 déportés.

Dans ce beau livre il y a beaucoup d’émotion, j’en ai moi-même donné ‘exemple en évoquant le témoignage si inattendu et si digne de mon ami Adrien Bornstein ; je vois les réactions de l’éminent historien Pierre Nora, de l’Académie française, qui relate en larmes comment il a tressailli en entendant un homme venu dans sa classe, prononcer son nom, croyant qu’on allait l’arrêter. De fait, il n’en était rien, on venait lui transmettre les félicitations du conseil de classe… Voir un homme de cette trempe, sangloter donne une idée de ce que les juifs ont pu endurer. Je lis aussi, et cela suscite mon étonnement que sous Vichy les enseignant juifs ont été exclus mais pas… les élèves juifs.

Et quelle n’a été ma surprise en lisant attentivement ces quelques lignes p 81 :

Au fil de mes recherches, il m’a fallu reconsidérer le régime de Vichy sous un jour plus complexe… Mais voila, Vichy a des aspects qui ne cadrent pas avec le tableau que nous nous en faisons aujourd’hui.

Je ne me hasarderai pas à interpréter ces quelques lignes écrites par l’auteur dont on a lu le violent article contre un célèbre polémiste… Ce chapitre intitulé curieusement Vichy schizophrène sera examiné à la loupe par les vrais spécialistes de la question, dont je ne suis pas, fort heureusement. Selon l’auteur qui a procédé aux vérifications d’usage. L’administration française continuait de verser des allocations à la fois aux juifs de France mais aussi de l’étranger. Voici une phrase qui résume bien cette attitude incohérente :

Curieux temps où l’on pouvait déporter à Auschwitz mais où la loi sur l’assistance sociale, restait la loi…

On parle d’une évolution des relations entre le gouvernement de Vichy et les Allemands, ces derniers auraient durci l’application des lois antisémites… pu avant la fin de la guerre. J’ignore honnêtement si cela s’est vraiment passé ainsi, mais je réalise que ce débat mémoriel est toujours aussi incandescent. Si vous énoncez certains faits, on vous accuse de falsifier l’histoire et si vous faites semblant d’être d’accord avec la doxa, vous faites violence à la vérité historique. Bien des choses restent encore dans l’ombre, à commencer par le cheminement qui nous a conduits à admettre des rapports, des pourcentages qui sont des abstractions : 25% de victimes déportées françaises ou étrangères et 75% de personnes épargnées, quel que fût leur état civil…

Ce livre comporte, en gros, bien des avantages. D’abord, il pose le problème, ensuite il ne se dérobe pas au débat contradictoire, enfin il recueille les opinions d’acteurs majeurs. Je pense surtout à Robert Badinter et à Christine Albanel, auteur du fameux discours historique au Vel d’Hiv en 1995. Elle reconnait que ce travail fut une affaire limitée au président et à sa conseillère laquelle avait bel et bien écrit la phrase : … ce jour là, la France a commis l’irréparable. Jacques Chirac avait été le premier à tiquer car le gouvernement de Vichy eût été parfaitement à sa place et non la France en tant que telle. Mais c’est là tout le débat. Je pense personnellement que Vichy n’est pas la France même s’il y eut tant de vichystes en France. Cela me fait penser à une autre référence, plus théologique : il n y a pas de péchés au sein de l’église, mais il y a des pécheurs.

La bataille autour de la mémoire est au moins aussi dangereuse que la bataille de l’eau lourde… Les luttes, les revendications mémorielles n’ont pas de fin. Et pourtant, comme le dit Alexis de Tocqueville : sans le passé, nous sommes condamnés à cheminer dans les ténèbres.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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Michel

Il était clair sous l’Occupation que seuls les Juifs étrangers pouvaient être inquiétés par la police et déportés. La preuve en est des Juifs de nationalité française qui se sont engagés dans l’UGIF (Union Générale des Israélites de France) qui ont collaboré avec le régime de Vichy pour apporter de l’aide aux Juifs arrêtés. L’inscription à l’UGIF était obligatoire pour tous les Juifs pendant la guerre. J’ai encore la carte d’adhésion de mon père, que j’ai léguée avec toutes les Archives familiales au CDJC au Mémorial à Paris. Mon père a ainsi pu faire parvenir à sa mère internée au camp de Drancy deux colis par l’intermédiaire de l’UGIF entre le 1er novembre 1942 et le 11 novembre, date de son départ par le convoi vers Auschwitz-Birkenau. Ces Juifs travaillant bénévolement à l’UGIF ne se seraient pas fourrés dans la gueule du loup s’ils avaient pensé qu’on pouvait aussi arrêter les Juifs de nationalité française ! Mais la Gestapo est venue les arrêter tous le 30 juillet 1943 au siège de l’UGIF qui se trouvait 29 rue de la Bienfaisance à Paris, une rue derrière l’église Saint-Augustin. L’attitude de la Gestapo et celle du régime de Vichy ne coïncidait visiblement pas !
Comment peut-on encore prétendre que plus de 200 000 Juifs en grande majorité de nationalité française aient pu être protégés par de braves Français ? C’est statistiquement totalement impossible ! Mon père et sa famille n’ont été protégés par personne ! Mon père portait l’étoile jaune de David jusqu’à la fin de la guerre comme de nombreux Juifs à Paris qui se promenaient dans la rue et que tout le monde pouvait voir. Il faut arrêter de nous raconter des histoires; cette dénégation de la vérité par la doxa de l’historiographie française est totalement insupportable !
Mon père a été déchiré de ne pas avoir été déporté tandis que sa mère et sa tante l’ont été du seul fait qu’elles étaient restées de nationalité russe, avec les conséquences inéluctables pour les trois enfants de mon père, dont les historiens se fichent complètement, et la société française !

Michel

Ce livre est très contestable !

L’histoire de ma famille sous l’Occupation est là pour confirmer les thèses d’Éric Zemmour et de l’historien et rabbin Alain Michel qui vit en Israël et est même responsable à Yad Vashem.

Sous l’Occupation, seuls les membres de ma famille juive qui étaient restés Russes (ma grand-mère Rachel Alba et sa sœur, ma grand-tante Slema (Simone) Schneider, toutes deux entrées en France en 1905) ont été déportées à Auschwitz-Birkenau où elles sont mortes gazées à l’arrivée, ma grand-tante par le convoi du 29 juillet 1942 après la rafle du Vel d’Hiv le 16 juillet, gazée le 31 juillet; ma grand-mère trois mois plus tard, arrêtée chez elle au n°35 de la rue Godot de Mauroy au 2ème étage sur la cour, où elle vivait avec son fils, mon futur père, qui avait été mobilisé en septembre 1939 et était devenu Français par la loi de 1927. C’est 1/4 de la famille. Les 3/4 restants, qui étaient devenus Français par naturalisation, par mariage ou par la loi de 1927 comme mon père, n’ont jamais été inquiétés par la police ! Mon père portait l’étoile jaune de David pendant la guerre; je l’ai encore en ma possession.

En France, plus de 200 000 Juifs, Français dans leur immense majorité mais aussi quelque 75000 d’entre eux de nationalité étrangère, ont échappé à la déportation.

Mon père ne bénéficiait d’aucune aide particulière ni le reste de ma famille. Pire, contrairement à ce qu’affirme la doxa historiographique française, ma grand-mère, qui était couturière, avait pour cliente Mme Auzello, qui était l’épouse (une juive originaire de New York) du directeur du Ritz et faisait partie du réseau de Résistance du Ritz pendant la guerre. Ma grand-mère en parle à mon père dans une lettre écrite du camp de Drancy au début de novembre 1942 en lui demandant d’aller la voir pour la faire sortir du camp. Mais Mme Auzello, que ma mère est allée voir juste après la guerre, n’a rien pu faire pour la sortir de là ! Mieux encore, un policier est passé avertir ma grand-mère la veille au soir qu’elle serait arrêtée le lendemain. Mais là encore elle n’a rien pu faire; le couvre-feu l’empêchait de sortir; elle n’avait d’ailleurs personne chez qui se réfugier et, pire, elle devait présenter à tout contrôle dans le train son autorisation de circulation qui lui avait été délivrée en 1922 par le Consulat de Pologne quand la Pologne était devenue indépendante à la suite du Traité de Versailles, Pologne où était né mon grand-père Raphaël Alba. Elle ne pouvait que se réfugier à la cave avec les rats ! En réalité, elle était prise dans la nasse.

La doxa de l’historiographie française prétend que ces plus de 200 000 Juifs (les 3/4 qui ont échappé à la déportation) auraient été protégés par les Français alors que ce même Paxton insiste pour souligner que la France de l’Occupation était antisémite ! Il y a là une contradiction majeure ! J’ai pu avoir une confirmation implicite de ce climat d’antisémitisme par la visite de Robert Badinter dans mon lycée en décembre 2019, où il était venu inaugurer une salle à son nom, parce qu’il avait été élève en 4ème-3ème dans ce même lycée entre 1940 et 1942, sa famille ayant ensuite trouvé refuge en Savoie. Il a déclaré que règnait à cette époque un climat « d’antisémitisme feutré » (16ème arrondissement).

Il est donc clair que les Juifs, sous l’Occupation, français et étrangers pour une bonne moitié d’entre eux, ont bel et bien été sauvés de la déportation, comme mon père et les cinq autres membres de ma famille, par le gouvernement fasciste de l’époque.

Cette vérité effroyable et sinistre est bien sûr extrêmement dérangeante. Personne n’en veut, pas même les Juifs à de rares exceptons près comme Éric Zemmour et le rabbin historien à Yad Vashem Alain Michel. C’est une vérité proprement indigeste !
Ce sont ces mêmes infâmes fascistes qui ont fait exterminer 74 150 Juifs pendant la guerre, la plupart étrangers comme ma grand-mère et ma grand-tante, qui en ont sauvé plus de 200 000 !

Ce ne sont PAS De Gaulle, PAS Churchill, PAS les Américains, PAS les communistes qui ont sauvé les Juifs comme mon père. De Gaulle et Churchill se sont contentés de déclarations de bonnes intentions en faisant une conférence à Londres en 1942 pour proclamer au grand jour au monde qu’ils ne feraient rien pour sauver les Juifs.