Gershom Scholem: un savant avec un engagement sioniste précoce

La longue trace laissée par Gershom Scholem (1897-1982) dans l’histoire du xxe siècle continue jusqu’à aujourd’hui d’intriguer les historiens des idées.

On trouve d’abord parmi eux les spécialistes du judaïsme européen, notamment la Kabbale et la mystique juive que Scholem a établies comme un champ de recherche reconnu.

Mais Scholem intéresse aussi les historiens du sionisme, dont il est une figure originale, à Berlin puis en Palestine, à partir de 1923, où il a été l’un des fondateurs de l’université hébraïque de Jérusalem.

Enfin, il a croisé à de nombreuses reprises la galaxie de l’École de Francfort, notamment ­Benjamin, Adorno, Arendt et Habermas.

Il est donc lui aussi un représentant éminent de cette génération de grands intellectuels juifs allemands, dont la vie a bifurqué brutalement en 1933. Sauf qu’au lieu de partir vers l’Ouest, il est parti vers l’Orient, très tôt.

Cette actualité persistante de Scholem est illustrée par la publication récente de trois livres solides, exigeants, portés chacun par un long travail dans ses archives[1].

Biale propose sans doute l’introduction la plus complète, alors que Engel discute son évolution philo­sophique et Zadoff est centré sur son rapport à l’Allemagne.

Dans une bibliographie déjà étoffée, l’ensemble peut notamment être complété par un très bon Cahier de l’Herne[2], ainsi que par les deux ouvrages autobiographiques publiés par Scholem[3].

Reste que nos trois auteurs échouent à résoudre une même énigme centrale. Comment en effet se nouent ensemble les deux trames de cette vie : la carrière du grand savant, qui a profondément renouvelé l’histoire du judaïsme européen, et son engagement sioniste précoce, existentiel, bien que resté longtemps en marge des organisations politiques ?

Pour Scholem, réécrire l’histoire des juifs, c’était à la fois leur proposer un nouveau rapport à leur passé et prendre parti sur les voies qui s’ouvraient à eux au présent. En ce sens, il est une figure supérieure de l’historien engagé.

Tout commence dès l’adolescence, quand ce lycéen brillant et très irascible scandalise sa famille berlinoise, aisée et assimilée, en se mettant à l’étude de l’hébreu et du Talmud. Pis, en août 1914, il refuse le grand élan national avec lequel les juifs, dit-il, n’ont rien à voir.

Renvoyé du lycée et de la maison familiale, il simule la démence pour éviter d’être mobilisé par l’armée, mais il entre à l’université, en mathématique et en philosophie, puis il fait une thèse d’histoire médiévale juive, brillamment soutenue en 1923, juste avant de quitter l’Allemagne.

Très éloigné des positions socialistes et séculières de la génération de Ben Gourion, opposé à la construction d’un État juif, le jeune Scholem voit d’abord dans le sionisme un projet culturel : la transmission et la régénération d’un passé qui, de fait, est d’abord religieux et inscrit dans les livres.

Pour autant, cette refondation ne saurait reposer sur la seule tradition des rabbins, centrée sur la loi et les commentaires savants, qui fondent leur pouvoir dans les communautés de la diaspora.

Tout aussi important est pour Scholem le versant irrationnel et mystique de l’histoire juive, en particulier l’appel messianique, dont la puissance et la radicalité populaires ont été trop longtemps ignorées.

Depuis le xviiie siècle et les Lumières juives, qu’ils aient pris le parti de ­l’assimilation ou du sionisme, qu’ils aient été libéraux ou socialistes, les intellectuels juifs ont toujours parlé, nous dit-il, au nom de la raison critique, de l’émancipation individuelle et de la sécularisation.

Ils ont donc proposé une vision atrophiée du judaïsme, bien trop soucieuse du regard porté sur eux par les Gentils.

Scholem serait-il alors un partisan des anti-Lumières, une sorte de Joseph de Maistre juif, qui aurait cherché à fonder une communauté enfin rassemblée sur des forces irrationnelles ? Sur une foi mystique dans la reconstruction ­prochaine du royaume d’Israël ? C’est sur ces questions compliquées que buttent nos commentateurs.

D’un côté, Scholem n’aura de cesse de contester que le sionisme soit un messianisme. Les fondateurs de l’État juif ne sont pas les substituts de Dieu ou de son messie, et leur projet n’est pas de refonder l’ancien royaume. Lire la suite

par Jérôme Sgard
Gershom Scholem en 1935. wikimédia
Source: esprit.presse.fr

[1] - David Biale, Gershom Scholem: Master of -Kabbalah, New Haven, Yale University Press, 2018 ; Amir Engel, Gershom Scholem, an Intellectual Biography, Chicago, The University of Chicago Press, 2017 ; et Noam Zadoff, Gershom Scholem: From Berlin to Jerusalem and Back [2014], trad. de l’allemand par Jeffrey Green, Waltham, Brandeis University Press, 2017.

[2] - Maurice Kriegel (sous la dir. de), Cahier Scholem, Paris, L’Herne, 2009.

[3] - Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié [1975], trad. par Paul Kessler, Paris, Hachette, 2001 et De Berlin à Jérusalem [1977], trad. par Sabine Bollack, Paris, Albin Michel, 1984.

[4] - Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi. Le messie mystique 1626-1679 [1957], trad. par Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Paris, Verdier, 2008.

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