C’est la question que tout le monde se pose ici comme ailleurs : comment régler, dans un État qui se dit juif, les relations entre la religion, relevant intrinsèquement du sacré, et la vie nationale, nécessairement immergée dans la matière et donc soumise au changement ? Au fondement de la renaissance de cet État d’Israël gît le principe d’une renaissance politique, certes, mais largement mâtiné de valeurs éthiques juives qui ne peuvent être que d’essence religieuse.

Les problèmes qui se posent aux citoyens de ce pays, unique en son genre, puisqu’il réunit dans un même espace les attributs d’une authentique démocratie et d’une indéniable théocratie, touchent l’intime de la vie : le mariage (car le mariage civil n’existe pas en Israël et doit prendre la forme d’une cérémonie religieuse, ce qui implique eo ipso la présence du rabbinat orthodoxe, si décrié aujourd’hui), la filiation, l’appartenance ou non au peuple juif, les problèmes de compétence en cas de dissolution de l’union maritale, etc… Toutes choses qui relèvent de la plus stricte intimité de l’individu et au centre desquelles s’est lové un rabbinat orthodoxe, voire ultraorthodoxe que certains contestent de plus en plus fortement, au sein même des gouvernements de coalition de l’État juif.

Pour comprendre cet état de choses et comment, on en est arrivé là, il faut faire une brève rétrospective historique : lorsque l’État juif fut détruit par les légions de Titus en 70 de l’ère usuelle, toutes les institutions politiques et militaires furent réduites à néant. Y compris, et ce fut la chose la plus grave, le culte établit, c’est-à-dire le culte sacrificiel en usage au temple de Jérusalem. C’était le cœur de la vie nationale. Ce fut sans nul doute le plus grave traumatisme du peuple d’Israël, une déchirure pour la guérison de laquelle il prie trois fois par jour, depuis plus de deux millénaires. Sans temple, la nation n’existait plus.

La seule institution à avoir tiré son épingle du jeu fut incarnée par une nouvelle classe qui se chercha et finit par se trouver une nouvelle patrie, spirituelle, que l’on pouvait transporter partout dans le monde, car elle avait élu domicile dans le cœur et l’intellect des Juifs : les érudits des Écritures, en Hébreu les talmidé hakhamim, qui surent combler ce vide religieux provoqué par la cessation brutale du culte sacrificiel. Puisque le temple avait été détruit pour la seconde fois (une fois par les Babyloniens de Nabuchodonosor et la seconde fois par les légionnaires de Titus) il convenait d’en spiritualiser la présence au sein de chacun des exilés : l’étude de la Tora remplaçait temporairement l’absence du temple jusqu’à la rédemption messianique.

L’idée peut paraître saugrenue aux hommes modernes que nous sommes mais ce peuple d’Israël dont l’existence et même la vie de tous les jours sont coextensives à Dieu, ne peut pas mener une vie normale sans inventer un ersatz de temple, une façon de se faire pardonner ses péchés, d’être absout et purifié, autrement que par des sacrifices. Car sans sacrifices pas de rémission des péchés. C’est ainsi que la classe des érudits des Écritures, la seule à avoir été épargnée par l’ennemi et l’occupant romain, fit adopter le principe de la prière en lieu et place des sacrifices. Dans cet esprit, on prétendit que les trois patriarches (Abraham, Isaac et Jacob) avaient été les fondateurs des trois prières quotidiennes.

Exilés de leur territoire, dispersés parmi des nations ennemies qui les persécutaient sans relâche afin de les convertir à la foi majoritaire, les Juifs ne purent conserver leur identité et leur singularité que grâce à l’ingéniosité exégétique de ces érudits des Écritures qui sont les ancêtres de la classe rabbinique.

Le rabbinat, en, lui-même est une institution médiévale qui modela le judaïsme des siècles à venir à son image. En d’autres termes, tout dans le judaïsme devenait d’essence religieuse. Un peu comme un pays opte pour le tout nucléaire, le peuple juif trouva en les rabbins ses leaders incontestés et ses maîtres à penser : ce que les rabbins décrétaient était parole d’Évangile et quiconque contestait leurs décisions se condamnait par là même à une auto-excommunication.

Plusieurs crises internes ou externes ont, malgré tout, contesté les fondements de cette suprématie rabbinique et son leadership au sein des communautés. Sans remonter jusqu’à la figure semi-légendaire d’Elisha ben Abouya, le premier grand hérésiarque du Talmud, on peut signaler les karaïtes (qui refusaient la loi orale et donc l’interprétation rabbinique de la Tora) et plus tard, aux alentours de l’expulsion des Juifs d’Espagne, les Marranes qui, avec les cas emblématiques d’Uriel da Costa et ensuite de Spinoza, ont rudement secoué l’édifice rabbinique traditionnel.

Un peu plus tard, dans le sillage du siècle des Lumières, la figure de proue de ce mouvement en Allemagne, Moïse Mendelssohn (1729-1786) a montré dans sa Jérusalem, opportunément sous-titrée ou pouvoir religieux et judaïsme (Berlin, 1783) que la religion d’Israël n’était pas entièrement colonisée ni exclusivement incarnée par le seul religieux. Le judaïsme est aussi une culture, une civilisation et une éthique. Ce n’est pas une nomocratie.

Les successeurs de Mendelssohn au XIXe siècle ont franchi un pas que le grand philosophe de Berlin n’a jamais franchi : ils ont opté pour une véritable réforme de la religion juive, contestant fortement les interprétations rabbiniques et bouleversant les pratiques juives quotidiennes…

Ce sont leurs émules en Israël qui depuis peu entendent prendre, eux aussi, en mains la supervision des conversions au judaïsme, ce qui provoque l’indignation absolue du rabbinat orthodoxe d’Israël qui en appelle à l’autorité de l’État et à la force publique.

En effet, lors de la proclamation de l’État d’Israël, David Ben Gourion, en fin politique qu’il était, décida d’inclure les partis religieux au sein du jeu politique, se doutant bien qu’un État juif, qui se disait l’héritier de la Judée du premier siècle de notre ère, ne pouvait pas bannir les religieux de son sein. Ni même les marginaliser. Mais il ne cachait pas son peu d’estime pour des gens qui en appelaient à Dieu chaque fois qu’ils étaient confrontés à des difficultés au lieu de tenter de les résoudre par des moyens politiques et rationnels… Au fur et à mesure que les années passaient et que les problèmes de la vie nationale devenaient de plus en plus complexes, ce même rabbinat s’était organisé en partis politiques négociant âprement sa participation à des coalitions gouvernementales : il revendiquait pour lui seul la gestion de ministères régaliens comme le ministère de l’Intérieur, responsable en Israël du statut personnel. Cette prétention, légitime à l’origine, a fini par donner lieu à des abus régulièrement dénoncés par de féroces campagnes de presse : comme le rabbinat a la haute main sur les mariages qui ne sont que religieux, il l’a aussi sur les divorces qui ont aussi une tournure exclusivement religieuse. Mais voilà, pour le divorce religieux, la femme est, qu’on le concède ou non en état d’infériorité. Certains journalistes israéliens, peu suspects d’une excessive sympathie pour le rabbinat orthodoxe, dénoncent même la misogynie viscérale de ce dernier.

S’il est vrai que de condamnables dysfonctionnements ont émaillé et émaillent encore le déroulement de ces humiliantes cérémonies (la remise à la femme divorcée une lettre de répudiation, le Guét) et surtout la teneur de leurs verdicts (parfois le tribunal rabbinique n’hésite pas à ordonner une interdiction de sortie du territoire, tsaw ‘ikkouv de l’épouse, sans même l’avoir auditionnée !), il faut aussi reconnaître que ces mêmes rabbins se considèrent investis d’une mission sacrée : protéger l’identité juive, la pureté et le respect scrupuleux de la loi juive.

Un fait hérité d’une très ancienne tradition orientale constitue l’essentielle pomme de discorde : cela s’appelle IGGOUN et est surtout connu sous sa forme au féminin, AGGOUNA, la femme qui ne peut pas se remarier, ne peut pas convoler en justes noces avec un autre homme, aussi longtemps que son époux (dont elle veut se séparer) ne lui aura pas remis un GUET, ce qui signifie une lettre de répudiation. Mais ce n’est pas tout, car ce que les rabbins redoutent au plus haut point n’est autre que la chose suivante : de notre temps, vu la permissivité des mœurs, les femmes en instance de divorce et dont les époux n’ont pas remis le GUET, peuvent se mettre en ménage avec des concubins, ce qui, aux yeux des rabbins, équivaut à de la prostitution. Ils vont encore plus loin : si l’une de ces femmes, en instance de divorce, tombait enceinte des œuvres de leur compagnon, alors qu’elles sont toujours, du point de vue religieux, encore les épouses légitimes d’un autre homme, alors l’enfant issu de ces amours interdites, est un mamzer, c’est-à-dire un enfant conçu dans des conditions en violation flagrante avec la loi juive. C’est un statut de paria, de pestiféré, personne ne peut se marier avec un tel être, si ce n’est une personne qui se trouve dans la même situation juridique déplorable qu’elle.

C’est ce que les membres du rabbinat orthodoxe veulent éviter à tout prix. Et on peut comprendre leurs craintes sans toujours les partager. Chaque mois, la presse israélienne relate le cas de femmes qui luttent pour obtenir des tribunaux rabbiniques la dissolution en bonne et due forme de leur mariage. Or, la loi juive prévoit que le rabbin doit d’emblée tout faire pour réconcilier les époux, lorsqu’une telle réconciliation est encore possible. Dans ce cas, le rabbin est d’abord un juge de paix. Mais ce n’est pas toujours possible, surtout lorsque les griefs de part et d’autre sont trop grands.

On en est là.

Ce qui est absolument nouveau, c’est que les rabbins libéraux et réformés d’Israël contestent le monopole de leurs collègues du rabbinat orthodoxe en matière de mariage et de conversion. En effet, la plupart des dirigeants sionistes américains sont très sensibles à la situation d’épouses non juives et dont les conversions au judaïsme, réalisées devant des juridictions libérales, ne sont pas validées par les orthodoxes. Ils ont donc avancé que cette anomalie devait être corrigée. Le rabbinat orthodoxe est, à ce jour, resté sourd à leurs demandes.

Que veulent faire les rabbins libéraux ? Ils veulent établir des tribunaux rabbiniques libéraux qui énonceraient de nouveaux critères de conversion au judaïsme. Les orthodoxes ne veulent pas en entendre parler et réclament l’aide de l’État qui leur a reconnu une compétence exclusive en matière de statut personnel. Or, la conversion en fait partie, comme le mariage et le divorce ou même l’adoption.

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En fait, il s’agit, dans toute cette affaire, de définir l’identité juive : qui est juif ? Comment devient on juif ? Qui dispose de l’autorité suffisante pour procéder à des conversions ? Puisque la matrilinéarité a pris le pas sur la patrilinéarité, que faire des enfants d’un couple mixte dont la mère n’est pas juive ? Enfin, peut-on admettre deux types des Juifs, les uns reconnus par les tribunaux orthodoxes et les autres par les libéraux ? Que feront ils lorsque les enfants des uns voudront fonder une famille et passer sous les fourches caudines des orthodoxes ?

Un jour ou l’autre, l’État devra résoudre ce problème qui menace la société israélienne d’implosion.

Maurice-Ruben HAYOUN

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