Michel Abitbol : «Il n’y a dans le monde musulman aucun courant de pensée à même de freiner la fièvre antijuive»

Par Martin Bernier

ENTRETIEN – L’historien maroco-israélien publie « une Histoire des juifs en France» et une nouvelle édition de son « Histoire d’Israël». L’occasion de revenir avec lui sur l’évolution de l’antisémitisme dans le monde et sur la situation des juifs en France.

LE FIGARO. – Dans votre livre, vous revenez sur l’attitude des présidents français vis-à-vis d’Israël. Alors qu’Emmanuel Macron a présidé ce mercredi un hommage aux victimes françaises des attaques du 7 octobre , comment analysez-vous sa position par rapport à ses prédécesseurs ?

Michel ABITBOL. – Dans l’ensemble, Emmanuel Macron, qui s’est rendu en Israël peu de temps après le 7 octobre, a une attitude très positive à l’égard de l’État hébreu, bien que dans le fond la politique française n’ait pas changé. Mais dans cette cérémonie, j’ai surtout vu un hommage aux juifs français et à leur attachement à la France. Ils sont un modèle même d’intégration dans la République et dans la société française depuis 1791 ; ils font corps avec la nation française, et ce quelle que soit leur opinion à l’égard d’Israël. Même les malheureuses victimes françaises du 7 octobre ont emporté dans leurs semelles cet amour de la France.

Le général de Gaulle prônait une position d’équilibre et de réconciliation avec les pays arabes et de distance avec Israël. Aujourd’hui les relations diplomatiques de la France avec l’Algérie et le Maroc semblent se dégrader…

Si les relations restent très complexes avec l’Algérie, avec le Maroc et la Tunisie, l’Afrique du Nord reste une zone de culture française et d’orientation française en dépit de tous les efforts des dirigeants de ces pays, et en particulier en Algérie, de couper le cordon ombilical avec la France.

L’autre élément, c’est que la Tunisie et l’Algérie sont des foyers d’antisionisme et de propagande anti-israélienne. Cette propagande a un rôle certain dans l’attitude des immigrés originaires de ces pays à l’égard des juifs de France. Un certain nombre de foyers en France (2,5 millions) captent les chaînes de télévision du Hezbollah, auxquelles s’ajoutent les différentes chaînes de radio et les réseaux sociaux. Une partie de ces immigrés sont nourris de propagande anti-israélienne notamment pendant le mois de ramadan, durant lequel les télévisions arabes s’en donnent à cœur joie pour diffuser des films à caractère antijuif.

Au XIXe siècle, le juif a cessé d’être un adversaire religieux pour les musulmans pour devenir un adversaire politique : il a été présenté comme celui qui a soutenu les mouvements coloniaux, suppôt de la France et de la Grande-Bretagne Michel Abitbol

La situation au Proche-Orient a entraîné une hausse des actes antisémites sur notre sol, mais vous écrivez qu’ « on ne peut réduire l’antijudaïsme islamiste à la seule répression des Palestiniens par l’État hébreu »…

Parallèlement à ce qui se passe en Palestine et dans les territoires occupés par Israël, une idéologie islamiste antijuive et anti-occidentale s’est développée à partir des années 1960. On retrouve cet islamisme antijuif dans la charte du Hamas, dans les discours des ayatollahs iraniens ou chez le Hezbollah, mais cela dépasse de loin la question du Proche-Orient. Il s’agit d’une relecture du Coran qui veut englober la philosophie musulmane dans son ensemble. Et plus la pensée islamiste se développe, plus cet antisémitisme déferle sur le monde entier. Les événements de Gaza ne sont qu’une allumette qui rallume cette flamme entretenue depuis les années 1960 par les mouvements islamistes issus des Frères musulmans.

Au XIXe siècle, le juif a cessé d’être un adversaire religieux pour les musulmans pour devenir un adversaire politique: il a été présenté comme celui qui a soutenu les mouvements coloniaux, suppôt de la France et de la Grande-Bretagne ; il est devenu sioniste. Dans ce contexte, le juif va être associé à des représentations diaboliques, sataniques, et des pratiques comme le crime rituel, pourtant étranger à l’islam, vont se répandre. De temps à autre, on invoque aussi des hadiths apocryphes, comme le hadith des pierres et des arbres qui explique que l’adversité entre islam et judaïsme va durer jusqu’à la fin des temps, et qu’à la fin des temps le dernier juif sera tué par un musulman. Le thème de l’opposition des juifs au prophète Mohammed a aussi une place centrale dans ce nouvel antisémitisme.

Avec la mondialisation, cette thématique a débordé les frontières pour arriver jusqu’à nous. C’est la raison pour laquelle il n’y a eu, à quelques exceptions près, aucune manifestation de commisération envers les juifs massacrés le 7 octobre. Il faut d’ailleurs revenir sur la façon dont ces Israéliens ont été massacrés le 7 octobre : on ne leur a pas tiré dessus ; ils ont été suppliciés. La déshumanisation de la victime montre que cette haine du juif n’est aucunement circonstancielle, mais qu’elle a des soubassements théoriques et théologiques profonds. Ce qui rend la situation plus dramatique encore, c’est que face à ce mouvement islamiste, il n’y a dans le monde musulman aucun courant de pensée contraire à même de freiner cette fièvre antijuive.

Quelles en sont les répercussions en France ?

La première conséquence, ce sont les juifs qui fuient les banlieues à cause d’un voisinage musulman de plus en plus violent. Le même phénomène s’observe avec l’abandon de l’école publique par les enfants juifs qui sont harcelés et préfèrent quitter ces établissements alors que, jusqu’au milieu des années 1960, une écrasante majorité d’entre eux était scolarisée dans l’Éducation nationale. Aujourd’hui, ils sont à peine 30 % et préfèrent se tourner vers les écoles privées, juives ou catholiques. L’autre conséquence est l’immigration en Israël. Au plus fort de la poussée antisémite, à l’époque du Bataclan et de l’assassinat de Mireille Knoll, il y avait entre 2000 et 3000 départs par an en Israël. Mais beaucoup de juifs ont aussi quitté la France pour le Canada ou les États-Unis. Aujourd’hui, l’émigration hors de France vers Israël a baissé, mais beaucoup de juifs ont un second foyer en Israël.

Le 7 octobre a-t-il renforcé l’attachement des juifs français à Israël, dans la continuité du passage du franco-judaïsme au franco-israélisme que vous identifiez ?

Dans le franco-judaïsme comme dans le franco-israélisme, l’accent est sur le « franco » : l’attachement des juifs à la France est une donnée essentielle, presque théologique. À l’origine, les juifs français n’étaient pas tous sionistes; ils étaient même antisionistes, voyant dans le sionisme un modèle particulariste contraire au modèle républicain français. Mais avec la poussée antisémite au moment de l’affaire Dreyfus, puis la Shoah, le modèle républicain a failli.

C’est plus encore la guerre des Six-Jours, en 1967, qui a renforcé le lien avec Israël ; depuis, il y a un attachement des juifs de France à l’État hébreu. Le 7 octobre a sans doute renforcé cet attachement, car Israël que l’on pensait fort a montré ses fragilités. Dans la pensée juive, Israël était un refuge contre les massacres, les pogroms et l’antisémitisme. Ce refuge s’est montré plus que fragile ; il s’est effondré le 7 octobre.

«Histoire des juifs en France», Michel Abitbol Perrin
JForum.fr avec www.lefigaro.fr
Michel Abitbol, né à Casablanca, est un historien maroco-israélien spécialisé dans l’étude des relations entre Juifs et Arabes.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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