Cinq auteurs juifs qui ont décrit la vie dans la Russie impériale

Alena Repkina

Lorsque la Russie a annexé des parties de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, elle a obtenu en «prime» la plus grande population juive du monde, avec ses villes et sa culture. Cette civilisation, cependant, a été détruite dans la première moitié du XXe siècle par des décennies de révolution, une guerre civile, un génocide et deux guerres mondiales. Aujourd’hui, on ne trouve des représentations de la vie juive russe que dans des récits. Voici cinq romans importants sur cette époque perdue. https://t.me/russiabeyond_fr

 

En tant qu’État multiethnique, la Russie a bénéficié dans sa littérature de l’esprit créatif insufflé par les nombreux peuples la constituant. Sa création littéraire a notamment été enrichie par des auteurs juifs, certains écrivant en russe, tandis que d’autres utilisaient le yiddish, la langue juive locale. La composition ethnique très diversifiée de la Russie amène alors souvent à s’interroger sur la mesure dans laquelle l’identité nationale définit un auteur.

« Beaucoup pensent que la langue détermine la littérature nationale et, dans la plupart des cas, c’est vrai, déclare l’auteur juif d’origine moscovite Semion Reznik, aujourd’hui citoyen américain qui écrit toujours en russe. Pasternak était Juif, mais il se considérait comme un écrivain russe. La même chose pour Mandelstam et bien d’autres ».

Boris Pasternak et Ossip Mandelstam

À la fin du XVIIIe siècle, l’Empire russe a acquis la plus grande partie de la population juive mondiale avec l’annexion des terres polonaises. Alors que les Juifs prospéraient et faisaient dans le même temps face aux persécutions dans la Russie du XIXe siècle, peu étaient actifs en tant qu’écrivains de langue russe. D’éminents auteurs juifs de l’époque tsariste, tels que Cholem Aleikhem, écrivaient généralement dans leur yiddish natal. Plus tard, à l’époque soviétique, les écrivains juifs écrivaient presqu’exclusivement en russe.

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Le fondateur de la littérature russo-juive est Lev Nevakhovitch (1778-1831), qui en 1803 a écrit un livre intitulé Le Cri de la fille des juifs, qui se voulait un manifeste chargé de défendre les Juifs.

Les auteurs juifs russes ont souvent abordé des sujets difficiles et inconfortables, tels que l’antisémitisme de masse dans la Russie impériale. Voici une courte liste de romanciers juifs de premier plan inspirés par l’expérience de leur peuple avant la Révolution bolchévique de 1917.

Lev Nevakhovitch – Le Cri de la fille des juifs (écrit en russe)

Vers la fin du règne de Catherine II, Nevakhovitch est allé à Saint-Pétersbourg en tant qu’homme d’affaires, mais y est finalement devenu écrivain. Il est considéré comme l’un des premiers écrivains juifs à avoir obtenu une telle maîtrise de la langue russe. Patriote de confession juive, il voulait montrer au tsar que les Juifs étaient des citoyens honnêtes et fiables. Le Cri de la fille des juifs était une sorte d’appel au peuple russe, le poussant à faire preuve de tolérance et d’amour fraternel envers les Juifs.

Nevakhovitch a écrit : « Pendant des siècles, les Juifs ont été accusés par les peuples de la Terre… accusés de sorcellerie, d’irréligion, de superstition… Toutes leurs actions ont été interprétées à leur désavantage et chaque fois qu’il s’est avéré qu’ils étaient innocents, leurs accusateurs ont lancé contre eux de nouvelles accusations… Je jure que le Juif qui préserve sa religion sans tache ne peut être ni un mauvais homme ni un mauvais citoyen ».

Bernard Malamud – L’Homme de Kiev (traduit en français)

Ce roman de Bernard Malamud (1914-1986) a été publié en anglais aux États-Unis en 1966. Bien qu’il s’agisse d’un récit fictif sur un homme juif dans la Russie impériale, il décrit avec précision comment les Juifs vivaient dans une société très antisémite. Le livre s’inspire de l’histoire vraie de Menahem Mendel Beilis, injustement accusé et emprisonné dans ce qui est devenu le tristement célèbre « procès de Beilis » de 1913.

Beilis, qui vivait à Kiev, fut accusé en 1911 du meurtre d’un garçon chrétien afin d’utiliser son sang pour le rituel de la matsa de la Pâque. Emprisonné pendant plus de deux ans en attendant son procès, Beilis a résisté aux pressions, refusant d’admettre que lui et d’autres Juifs étaient coupables. En 1913, un jury entièrement chrétien acquitta Beilis.

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Plus tard, le fils de Beilis, David, a accusé Malamud d’avoir plagié les mémoires de son père, une accusation audacieuse quand on sait que L’Homme de Kiev avait remporté le prix Pulitzer du meilleur roman. De plus, David avait le sentiment que Malamud ternissait la mémoire de son père. Le personnage principal de Malamud, Yakov Bok, était en effet « un blasphémateur colérique, grossier, cocu, sans amis et sans enfant ». Le fils a rétorqué que son père était « un père de famille digne, respectueux, apprécié et assez religieux avec une épouse fidèle »(Blood Libel: The Life and Memory of Mendel Beilis ; éditeurs Jay Beilis, Jeremy Garber et Mark Stein, 2011)

Alors que Malamud a nié les accusations, l’historien Albert Lindemann a déploré : « À la fin du XXe siècle, la mémoire de l’affaire Beilis est devenue inextricablement fusionnée (et confondue) avec… L’Homme de Kiev ».

Cholem Aleikhem – Un violon sur le toit. Tévié le laitier (yiddish ; traduit en russe et en français)

Le plus populaire de tous les écrivains yiddish, Cholem Aleikhem (1859-1916), est né dans un village juif près de Pereïaslav, en Ukraine. Il a décrit avec humour et chaleur la vie des juifs de langue yiddish dans l’Empire russe et est considéré comme une sorte de « Mark Twain juif ».

Le roman d’Aleikhem Un violon sur le toit. Tévié le laitier se déroule en Russie impériale à la fin du XIXe siècle, mais il est mieux connu aujourd’hui grâce à la comédie musicale américaine Un violon sur letoit, dont la version cinématographique a donné des chansons de renommée mondiale telles que If I were a Rich Man et Sunrise, Sunset.

Tévié le laitier est l’un des personnages les plus marquants de la tradition littéraire juive. Dans le roman, il est déconcerté que Dieu lui ait donné sept filles, mais pas de fils. Tévié les aime toutes profondément et les filles aiment leur père, mais à mesure qu’elles grandissent dans un monde en évolution rapide, cette famille est confrontée à divers dilemmes générationnels qui sont encore familiers aujourd’hui.

L’antisémitisme et les pogroms provoquent finalement la dissolution définitive de leur monde. Tévié, ainsi qu’une partie de sa famille et de ses voisins, émigrent aux États-Unis. Soit dit en passant, tel fut aussi le sort de l’auteur, qui est aujourd’hui enterré à New York.

Alexandra Brushtein – La Route disparaît au loin (russe ; traduit en hébreu)

Écrite en Union soviétique en 1956, cette trilogie autobiographique de l’écrivain juif Alexandra Brushtein (1884-1968) est peu connue en dehors du monde russophone. Se déroulant à Vilnius, lorsque cette ville faisait partie de l’Empire russe, elle est considérée comme une histoire sur le passage à l’âge adulte, ainsi que comme un conte historique et social.

« Avec un humour mordant, une auto-ironie omniprésente et une profonde appréciation de son passé, Brushtein raconte l’histoire de son enfance et de son adolescence à Vilnius au tournant du XXe siècle », a écrit un critique du journal israélien Haaretz en octobre 2019.

Le héros principal de l’histoire, Sacha Ianovskaïa, est confrontée au système de quotas limitant l’inscription de juifs aux établissements d’enseignement ; néanmoins, elle trouve le moyen d’être admise dans une prestigieuse école pour filles. Elle rencontre des dizaines de personnages fascinants, dont la servante de la famille, Iozefa, une pieuse Polonaise, ainsi que Hannah, une vieille vendeuse de bretzels juive. Adolescente dans le deuxième livre, Sacha est témoin du procès antisémite de paysans juifs accusés à tort de faire des sacrifices humains.

« Il est difficile de surestimer à quel point le roman autobiographique d’Alexandra Brushtein sur Alexandra (Sacha) Ianovskaïa, une jeune fille juive grandissant à Vilnius au tournant du siècle, était apprécié par des générations d’enfants soviétiques, avance la critique Yelena Furman. En Union soviétique, où elle a traversé de nombreuses éditions avec des dizaines de milliers d’exemplaires chacune, la trilogie a atteint le statut d’œuvre culte ».

Semion Reznik – Chaïm-et-Maria (russe ; traduit en anglais)

Basé sur l’histoire d’un pogrom antijuif survenu dans l’Empire russe dans les années 1820, le roman historique Chaïm-et-Maria est plein d’esprit et de sarcasme. En fait, le titre, Chaïm-et-Maria, est une parodie du nom de la fleur appelée « Ivan-da-Maria » (Иван-да-Марья), qui symbolise l’amour.

Semion Reznik a écrit le roman à Moscou dans les années 1970, mais n’a pas pu trouver d’éditeur. Le livre a finalement été publié en anglais au début de l’année 2020. À l’époque soviétique, Reznik était mieux connu comme l’auteur de plusieurs livres sur les scientifiques, y compris la biographie « idéologiquement nuisible » de grands biologistes soviétiques, comme Nikolaï Vavilov, assassiné pendant le règne de Staline.

Reznik, qui a émigré aux États-Unis en 1982, a choisi l’affaire Velij comme sujet de son roman parce que c’était l’une des plus importantes parmi près de 200 cas d’accusations de meurtres rituel contre des Juifs en Europe au XIXe siècle. En avril 1823, Fiodor, un petit garçon russe âgé de trois ans, est retrouvé assassiné dans un champ à l’extérieur de Velij, une petite ville de la province de Vitebsk. Plus de 40 Juifs ont été accusés à tort du meurtre et arrêtés. Beaucoup sont finalement morts en prison ; d’autres ont survécu, mais leurs vies ont été détruites.

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« Les préjugés et la persécution des Juifs en Russie n’étaient pas tant un problème juif qu’un problème russe. Cela a porté atteinte à l’esprit, à la culture et à la nature de l’État russes, a déclaré Reznik. Il est trop trivial de démontrer que les Juifs souffrent lorsqu’ils sont persécutés. Mais qu’en est-il des persécuteurs ? C’est pourquoi j’ai essayé de représenter toutes les couches de la société russe, de haut en bas ».

Alors que les événements tragiques de l’affaire Velij sont décrits avec un humour grinçant, la fin de Chaïm-et-Maria laisse le lecteur profondément troublé. L’hystérie de masse peut souvent provenir de la logique simple et primitive de la population rurale, récupérée par des bureaucrates corrompus qui poursuivent leurs propres intérêts mercantiles et politiques.

https://fr.rbth.com/art/85357-empire-russe-juifs-livres

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