Christiane Rancé, La passion de Thérèse d’Avila (Albin Michel)

 

par Maurice-Ruben HAYOUN

Cet ouvrage, remarquablement écrit, si solidement documenté, se veut avant tout un hommage rendu à une sainte de l’église catholique, un acte cultuel, voire l’expression d’une vénération. Ce qui change en profondeur la nature de cette œuvre sans, toutefois, diminuer en rien ses mérites propres. Un hommage vibrant à une personne qui a fait don de sa vie à ses croyances chrétiennes.

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Thérèse d’Avila semble avoir, pour ainsi dire, croisé le chemin de l’auteure à un âge très tendre. Elle est censée lui avoir servi de modèle, de clé pour apprécier à leur juste valeur les œuvres poétiques de grands auteurs comme Verlaine, ou comme l’autre religieuse de Calcutta, mère Teresa, Thérèse était convaincue que la foi surgit de la prière…De l’empathie à la passion, on en revient au titre, si bien choisi.

Née en 1515 dans une famille qui comptait onze enfants, Thérèse a été la préférée de son père qui a fondé de grands espoirs sur cette enfant d’une grande beauté. Thérèse en était consciente et nous l’apprend maintes fois dans son autobiographie. On ne naît pas sainte, surtout quand on vient au monde au début du XVIe siècle dans une Espagne soumise à un très fort sentiment d’appartenance catholique et qui vient tout juste de secouer le joug des Maures, encore présents dans certaines parties de la péninsule. Mais voilà les jeunes filles comme les jeunes gens réclament leur dû, veulent vivre leur jeunesse et cèdent à l’air du temps. Alors qu’elle évolue dans ce milieu pourtant si conservateur et religieux, Thérèse nous apprend qu’elle commence à susciter quelques inquiétudes en son père qui décide de la placer dans un couvent où l’on éduque correctement les jeunes filles de bonne famille…
A l’époque dont il est question, l’expulsion des juifs d’Espagne a eu lieu dès 1492 et un sort tout aussi peu enviable s’est abattu sur les morisques, ces natifs musulmans, qui furent victimes d’une extermination massive de la part du petit peuple fanatisé par les ecclésiastiques locaux.

Pour se faire une idée des troubles identitaires qui agitaient les milieux dirigeants au plus haut niveau, dans une Espagne en formation, il faut dire un mot de tous ces juifs qui ne pouvaient se résoudre à quitter un pays où leurs parents vivaient depuis des siècles, voire bien avant les membres de la société chrétienne, et qui firent mine d’adopter la nouvelle religion tout en judaïsant en secret.

On a fini par découvrir que sainte Thérèse d’Avila, la patronne protectrice de toute l’Espagne avait des ascendances juives du côté paternel. En soi, cela ne change pas grand-chose à l’enracinement catholique d’une femme promise à un avenir exceptionnel. Surtout dans le contexte ibérique de ce XVIe siècle, appelé le siècle d’or. L’Espagne de cette époque était la nation la plus riche d’Europe et les juifs, les nuevos conversos (les marranes) y occupaient souvent des positions privilégiées, ce qui ne plaisait pas toujours aux autres couches, peu favorisées, de la population. C’est ainsi que l’on tomba sous le cycle du règne de l’Inquisition toute puissante.

Il faut aussi dire un mot de cette cité d’Avila où la présence juive est bien connue. Un exemple marquant : l’auteur de la partie principale du Zohar (expression empruntée à Gershom Scholem qui l’avait lui-même empruntée à un illustre prédécesseur viennois Adolph Jellinek) est entré dans l’histoire juive sous le nom de Moïse de Léon. Et cet homme fut surpris par la mort sur la route entre Avila et son lieu de résidence, Léon. On peut en conclure que le puissant penchant mysticisant de la sainte était la chose du monde la mieux partagée en raison de cette capillarité. Les contacts entre les religions présentes dans le royaume, leurs incessantes rivalités ont marqué l’histoire de cette époque. Le paroxysme de ces relations conflictuelles entre religions demeure le traumatisme de l’expulsion des juifs, suivie de celle des morisques.

Thérèse n’est pas un phénomène isolé dans la recherche passionnée du salut dans l’au-delà. Les prêtres décrivaient sous des couleurs terrifiantes les feux éternels de l’enfer qui ne manqueront pas d’engloutir les âmes pécheresses qui auront traversé leur présence sur terre dans le péché, sans s’être jamais purifiées. De tels sermons enfiévrés provoquaient l’imaginaire religieux des petites gens, prêtes à tout pour gagner cette vie dans l’au-delà car, autrement, c’étaient les châtiments sans fin de l’enfer qui attendaient ces âmes impures. Ces considérations semblent avoir aussi déterminé la décision de Thérèse de rejoindre les ordres et de devenir ce qu’elle est devenue, un parangon de sainteté…

Il est intéressant de noter que seules deux voies s’offraient aux femmes désireuses de vivre pleinement leur vie : le mariage ou le couvent. Et à ce sujet, je reprends une phrase de Thérèse citée par l’auteure : l’esprit m’attirait au couvent, les sens m’en éloignaient, tous deux combattaient en moi, et faisaient de mon sein un champ clos… Ne pas oublier qu’à cette époque l’infériorité féminine était théologiquement démontrée, même chez un théologien de la classe de Thomas d’Aquin. Mais le choix de Thérèse était fait : le 3 novembre 1537, elle franchit le pas, elle prononce publiquement ses vœux. La page est définitivement tournée.

Mais ce n’est pas tout puisque Thérèse ressent un manque, une absence, en dépit de son grand dévouement et de toutes ses mortifications. Après tant de privations et de sacrifices, son corps n’en peut plus et elle tombe si gravement malade que son père Don Alonso Sanchez décide de la reprendre pour la conduire dans un lieu où elle pourra se revigorer. Comme elle le dit elle-même, elle se vide d’elle-même pour accueillir Dieu au plus profond d’elle-même. C’est le sacrifice suprême, l’annihilation de son être. C’est une attitude bien connue aussi des mystiques juive et musulmane… En hébreu, on parle de bittoul hayesch et en arabe de al-fana

Rien n’y fit ni les étranges décoctions ni les breuvages singuliers d’une guérisseuse réputée, disait-on, pour ses compétences médicales. Mais Thérèse s’adresse à Saint Joseph qui finit par lui envoyer la guérison : après trois ans d’indicibles souffrances, elle retrouve enfin la santé, elle remarche et reprend une vie normale. Mais elle continue d’osciller entre des volontés contradictoires. Elle s’insurge contre le relâchement de certains monastères qui permettent à des pensionnaires fortunées de recevoir l’élu de leur cœur. Thérèse va jusqu’ç conseiller de préserver la vertu de ces jeunes filles chez elles, dans leur milieu, plutôt que dans certains monastères mal fréquentés.

La mort de son père laisse à Thérèse un vide vertigineux, elle se reproche tant de choses, notamment de l’avoir fait souffrir. Elle apprend que ces frères partis chercher fortune et gloire au-delà de l’Atlantique, sont morts en martyrs, pour ainsi dire. Mais tout ceci n’est rien, comparé à cette vertigineuse expérience ou vision mystique de l’an 1561… Certes, elle avait déjà l’expérience d’être habitée par la Grâce, mais cette fois ci, c’est une expérience décisive

La religion catholique, surtout au Moyen Age, a toujours pris au sérieux la menace de Satan et du Malin. Celui-ci s’est donné pour but, comme dans le livre de Job, d’égarer les hommes et de les induire en tentation… Thérèse ne fait pas exception à cette crainte imaginaire. Elle veut dynamiser la foi, insuffler de la passion à l’oraison, nettoyer les parloirs de toutes ces gens qui n’ont rien à y faire. Et cela provoque des critiques. Thérèse apprend aux moniales à ne jamais dire de mal d’autrui, pas même dans une infime mesure. Forcément, cela va butter sur des refus plus ou moins proclamés.

N’oublions pas que le monde médiéval nourrit une profonde méfiance à l’égard des femmes et notamment de leurs visions ; on a évoqué plus haut l’infériorité d’essence des femmes. Cela vaut aussi dans le présent contexte qui les considère presque comme des suppôts de Satan et du démon. Les autorités ecclésiastiques recommandaient d’analyser les visions des femmes bien plus longuement que celles des hommes. A cette époque-là, l’Inquisition est toute puissante et sa vigilance est renforcée, suite aux dénonciations de fausses saintes, donc de sorcières, qui finissent par avouer et sont conduites au bûcher. Même un confesseur du roi ou de la reine, même un homme de confiance des grands du royaume périssent dans les flammes, car ils furent convaincus d’hérésie ou de sorcellerie. Thérèse, en proie à des visions et à des apparitions mystiques, dans sa cellule ou en public, craignait surtout les dénonciations calomnieuses. La mystique échappe à tous les pièges qui lui sont tendus par les tribunaux ecclésiastiques. Pour finir, les sommités en matière religieuse de son temps finissent par la soutenir et confirment que la divinité a décidé de distinguer Thérèse d’une grâce particulière…

Ce qui se détache fortement dans le caractère de Thérèse, c’est sa volonté de franchir tous les obstacles, et parfois même au péril de sa vie. Qu’une femme ait été le réceptacle de tant de visions privées mettant en place Jésus en personne, n’a pas manqué d’être scruté à la loupe.

Ces questions de vision surnaturelle n’ont pas manqué d’attirer l’attention soupçonneuse des psychanalystes qui traduisaient ces phénomènes en catégories scientifiques négatives. Notamment les témoignages des religieuses sur ce qu’elles éprouvent au contact presque charnel du Christ. On peut effectivement opter pour l’une ou pour l’autre solution. Sommes nous fondés à ignorer l’annihilation de toute la subjectivité qui permet d’accéder à la vision surnaturelle ? S’agit-il d’hystérie féminine ? S’agit-il de la sublimation d’un désir bassement physique ? Le refoulement d’une envie sexuelle qui se métamorphose en tout autre chose, à savoir un vécu d’une vision suprasensible ? L’auteure propose d’accorder aux mystiques le bénéfice du doute. Et Thérèse s’en réfère au Cantique des cantiques qui parle justement de l’amour violent qui unit le Christ à sa communauté, l’Eglise. Ce rouleau biblique a connu très tôt le cycle de l’allégorisation permettant de dépasser le sens obvie ou littéral de ce texte qui, selon Renan, est le dernier témoignage de la vie naturelle d’Israël avant la prise de contrôle du courant charismatique, peu suspect de sympathie pour les plaisirs de ce bas monde. Au cours du Moyen Age, les philosophes juif firent de ce cantique le symbole de l’union de Dieu avec son peuple, Israël. Thérèse s’appuie sur ce texte qui recèle tant de descriptions physiques du corps du berger et de sa bergère pour parler de l’extase que lui inspire la prière. Et cette extase ressemble à l’orgasme ressenti dans l’étreinte amoureuse.

Mais de telles descriptions d’un exubérant symbolisme sexuel rappellent les développements du même genre chez les kabbalistes. Et Thérèse va revenir sur terre, si je puis dire, puisqu’elle nourrit le projet de fonder un nouveau monastère dans une région qui en compte déjà tant..Par delà les envolées mystiques, c’est une femme qui a les pieds sur terre ; elle est en quête d’investisseurs et de soutiens pour obtenir toutes les autorisations administratives et religieuses. Cette fois ci, à l’autmne 1562, Thérèse assiste à la réalisation de son rêve, mais elle ignore encore qu’il ne s’agit là que du début d’une grande aventure… Et je trouve très belle la formule de Louis Emié, même s’il convient de l’interpréter : Sainte Thérèse a fait du mysticisme une philosophie de l’intuition… Mais le tout est de savoir donner un sens au terme philosophie.

Dans son nouveau monastère de San José, Thérèse va connaître quelques rares années de bonheur et de calme. Certaines de ses moniales attesteront avoir assisté à des lévitations de leur sainte. Ce compte rendu est déjà très long et il est loin d’épuiser une si riche matière. Par souci d’honnêteté je redonnerai la parole à cette sainte chrétienne qui a atout sacrifié à sa foi :
Mes filles, je m’en vais fort consolée, de cette maison et de la perfection que j’y vois, et de la pauvreté et de la charité que vous avez les unes pour les autres…. Que chacune de vous prenne garde d’observer en tout point la perfection de la règle. Ne faites pas vos exercices comme par habitude, mais faites des actes héroïques, et chaque jour, d’une perfection plus grande..

En 1582, celle qui se voulait si intimement unie à son Dieu, put enfin le rejoindre dans l’au-delà. J’apprends aussi en lisant ce livre si riche que ce sont les frères Reinach Théodore et Salomon qui ont offert à Edith Stein l’ouvrage principal de Thérèse. On en connait les conséquences.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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Alex E. MÉRALI

Qu’avons-nous à faire, nous, juifs, de cette thérèse, ou de n’importe quelle « sainte » chrétienne ?