Fête extra-biblique, c’est-à-dire instituée par l‘autorité religieuse humaine, cette célébration porte même un nom qui n’est pas d’origine judéo-hébraïque puisque dans ce rouleau (meguillah), on fait suivre le terme lui-même (pourim, pluriel de pour) de sa traduction hébraïque, en l’occurrence, goral qui signifie destin ou plutôt tirage au sort.

Comment se présente ce texte et que pouvons nous dire de sa position au sein du canon biblique, comprenant les fameux vingt-quatre livres (Kaw-dalétsefarim) ?

Le rouleau se présente comme la relation d’événements qui se seraient produits il y a fort longtemps, ce qui confère à l’ensemble du récit un halo d’ancienneté, de temps anciens, afin que le lecteur soit sous le charme de cette antiquité qui sied tant aux situations semi-légendaires. Déjà le tout premier verset imite les prédictions des prophètes, comme le début du livre d’Ezéchiel, pour ne citer qu’un seul exemple.

De quoi s’agit-il ? D’un thème récurrent dans l’histoire juive depuis que le peuple d’Israël existe : une persécution antisémite, une judéophobie (même si le terme est un peu anachronique) qui menace l’existence des juifs dans tout un royaume dont l’étendue englobe, de l’aveu même du texte, plus d’une centaine de provinces, chacune dotée de sa propre langue, de sa propre culture et de ses propres coutumes.

Pour nous dépayser, l’auteur, remarquable conteur maîtrisant à la perfection les rebondissements de son histoire, parle d’un roi mystérieux Assuérus, régnant en Perse et en Médie (paras u-madaï) et décrit les fastes de sa cour..

Le monarque, ivre de sa puissance, organise en bon potentat oriental qu’il est, un immense festin qui s’étale sur plusieurs jours, voire plusieurs mois. Tout semble se dérouler dans le meilleur des mondes lorsque, soudain, se profile un événement apparemment anodin mais qui ne l’est pas car la providence divine intervient  en confiant la réalisation de son projet à d’humaines mains. En gros, le roi émet un caprice qui semble provenir de son état d’ébriété alors qu’en réalité il fait partie d’un plan, d’un dessein divin parfaitement au point…

Fortement alcoolisé, le roi cède à ses envies les plus charnelles et exige de la reine Vashti qu’elle vienne se produire devant la foule de ses invités de marque. Par pudeur ou par folie, la reine, consciente de l’atmosphère de beuverie qui va entourer son entrée en scène, comme pour un striptease (puisque tous les invités sont censés admirer sa grande beauté), refuse tout net.

Cette offense publique met le potentat oriental dans tous ses états et il décide de punir cet affront public de la pire des sanctions. C’est le premier acte du dessein divin, m^me si le Nom n’apparaît jamais clairement dans ce texte : la répudiation de la reine fait du roi Assuérus un homme seul, ce qui n’est pas souhaitable pour la bonne conduite des affaires du royaume.

On décide donc de lui trouver une belle jeune fille vierge pour remplacer Vashti. Et c’est là qu’entrent en scène la vraie héroïne de l’histoire, Esther, et son oncle ou parrain Mardochée. Je signale que ces deux prénoms, sans aucune consonance judéo-hébraïque, ont été choisis à dessein afin de jouer au mieux l’effet d’un coloris local. IL fallait le faire pour authentifier le caractère ancien, voire antique de l’histoire, même si le narrateur semble faire une confusion en parlant d’un groupe d’exilés durant le règne d’un monarque judéen…

Esther est choisie pour succéder à la reine déchue et devient la favorite du roi… Mais cela va poser un problème à la tradition exégétique juive qui n’accepte pas facilement qu’une jeune fille judéenne partage la couche d’un roi païen. Certains sont même allés jusqu’à prôner la thèse de la substitution (comme plus tard pour Jésus crucifié) : ce n’était pas Esther mais une autre femme, de même ressemblance, qui partageait l’intimité du roi… Ce n’était pas Jésus mais un sosie qui serait mort sur la croix.

Mais revenons au fil du récit : là commence la vraie histoire qui commande tout le reste. Comme le disait le professeur Théodore Mommsen, grand spécialiste allemand de la Rome antique, Israël a, dès sa naissance, été accompagné par son frère jumeau, l’antisémitisme : un ministre du roi Asséurus exprime en quelques versets bien tournés le mécanisme de tout antisémitisme ancien ou moderne : il existe, dit-il à l’oreille de son roi, un peuple dispersé et répandu parmi ses sujets, leurs pratiques religieuses diffèrent decelles des autres, et, last but not least, ils ne respectent pas les règles (daté ha-mélékh) royales… Et ce ministre appelé Haman ajoute cette phrase qui retentira bien plus tard en 1942 à la conférence nazie de Wannsee : le roi n’a aucun intérêt à les laisser sans rien faire, donc en paix (le-haniham)

A partir de cet instant, le décor est planté. Le roi, plus préoccupé par les plaisirs que par la conduit sérieuse des affaires de l’Etat, signe un firman (théoriquement non récusable), donnant à Haman les pleins pouvoirs pour annihiler tous les juifs du royaume…

Mais le narrateur domine son art à la perfection et nous relate un événement apparemment anodin mais qui va tout changer : Mardochée, l’oncle de la nouvelle reine, a aidé à déjouer un complot ourdi par des serviteurs du roi qui projetaient de le tuer… Les conjurés sont découverts et mis à mort grâce à l’intervention de Mardochée.

Le fait est alors consigné par écrit dans les archives officielles du royaume. Et ensuite, on passe à autre chose. Mais ce n’est qu’un expédient pour préparer le grand rebondissement qui va surgir, à la surprise de tous.

Dans l’intervalle, Haman qui se croit investi de tous les pouvoirs et qui fait figure de vice-roi, s’agace de l’insoumission de Mardochée qui le nargue, refuse toute servilité à son endroit et se promet d’en faire sa victime de choix lorsque l’anéantissement du peuple d’Israël commencera.

Mardochée et tous les habitant judéens de la capitale Suze sont en deuil : comment faire pour échapper à la tuerie qui se prépare ? Mardochée en appelle à sa nièce qu’il somme d’intervenir auprès de son royal époux. Le jeune reine hésite et son oncle a cette phrase terrible mais Ô combien réaliste et signant l’expérience politique de l’homme : si tu te tais, lui fait-il dire, la délivrance et le salut viendront aux juifs d’un autre côté et tout le monde aura oublié que tu as accédé à la royauté…

On connaît la suite : Esther, mue par l’instinct de survie, brave tous les dangers et se présente devant le roi, sans même avoir été annoncée, ce qui est pratiquement punissable de la peine de mort.

Fine guêpe, elle organise un dîner dans son palais et compte y inviter le roi en personne ainsi que le nouveau promu, Haman… On connaît la suite : au moment opportun, Esther ouvre son cœur au roi et lui dit qu’elle et tout son peuple sont menacés d’extermination par Haman et ses sbires… Dès lors, les choses s’enchaînent rapidement. Surtout, le roi soupçonne Haman de vouloir le trahir et de briguer les faveurs intimes de la reine…

Mais auparavant, un autre détail, apparemment anodin, nous est livré : un soir, le roi est victime d’insomnie et il demande à son secrétaire de lui donner lecture des archives récentes ; et c’est alors qu’il découvre le haut fait de Mardochée. IL demande si une récompense a été offerte à son sauveur. La réponse étant négative, il ordonne que les honneurs soient rendus à cet homme et désigne Haman pour appliquer sa décision. Rappelons que ce dernier, ivre d’orgueil et obsédé de lui-même, croit, dans son délire, que c’est lui qui fera l’objet de tous ces honneurs, or, il n’en est rien et c’est bien Mardochée qui est honoré…

La suite est connue.

Mais quelle leçon retirer de cette si belle histoire ? En fait, l’auteur a voulu parler d’une persécution anti-juive de son temps, probablement vers les VI-Ve siècles, à Alexandrie peut-être, où la présence d’une population juive dynamique, jouissant d’une certaine opulence, a suscité l’envie et la jalousie de certaines franges de la population.

Mais ce qui frappe le plus, et cela avait été relevé depuis le XIXe siècle, c’est la ressemblance avec l’histoire de Joseph dans les chapitre 37 à 50 du livre de la Genèse . Et quel fut le but principal visé par cet auteur du beau roman de Joseph ? Prouver que les juifs sont des patriotes, qu’ils œuvrent pour le bien-être de leur terre d’adoption (Joseph qui nourrit l’Egypte, Mardochée qui déjoue un complot contre le roi) et surtout, qu’on peut être heureux et vivre en bon Juif dans une terre étrangère (Joseph à la cour du Pharaon et Esther à la cour du roi Assuérus).

D’ailleurs, l’affaire se clôt par une fête. Certes, précédée par un jour de jeûne, afin de rendre grâce à la divinité protectrice qui a déjoué les plans de l’exterminateur… Au fond, ce rouleau d’Esther est une carte postale de la diaspora, envoyée aux frères vivant en Terre sainte avec le message suivant : la Providence divine étend sa main protectrice même sur les Judéens vivant hors du territoire national.

Cette meguilla qui porte le nom d’une femme et non d’un homme symbolise bien le destin du peuple juif : exposé à tous les dangers, traité en paria, stigmatisé pour sa spécificité, son altérité morale, sa survie ne tient qu’à un fil. Mais la main de Dieu est toujours là pour le secourir et le sauver.

Comme l’écrivait Abraham Joshua Heschel dans les Bâtisseurs du temps (éditions Claude Sarfati) : L’homme juif n’est jamais seul ; à ses côtés il y aura toujours Dieu et la Tora… Pour être le juifs doit toujours se surpasser, on lui en demande toujours plus : pour être un homme il doit être plus qu’un homme, pour être un peuple, il doit être plus qu’un peuple…

Bonne fête de Pourim !

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

 

 

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