Oleg Khleviniuk, Staline (Gallimard, Folio)

Quand on a achevé la lecture passionnante de ce livre si volumineux mais si intéressant, on se défend mal de l’impression suivante: tout le monde, les spécialistes comme le grand public devraient lire ce livre ou, au moins, en parcourir les pages.

La deuxième impression est la suivante: comment cela, à savoir les monstruosités staliniennes, ont-elles été possibles ?

Pourquoi ne s’est il trouvé aucun homme courageux qui mette violemment un terme à la vie d’un tyran sanguinaire qui, si je m’en remets aux développements de son biographe, a sur la conscience la mort de dizaines de millions d’êtres humains.

Et ce qui complique encore un peu plus la compréhension de ce système, au service d’un seul homme, c’est que nul, pas même les maréchaux de l’Armée Rouge n’était à l‘abri d’une arrestation arbitraire et d’une exécution sommaire sur la base de procès iniques avec des preuves fabriquées de toutes pièces…

La présente biographie, un peu plus de sept cents pages, notes comprises, commence par le commencement, à savoir la famille de Staline qui ne s’appelait alors que Josif Djougachvilli, famille des plus modestes, constituée d’un père alcoolique, incapable et démissionnaire (puisqu’il finit par commettre ce qui s’appelle un abandon de famille), et d’une mère des plus dévouées à sa maisonnée et notamment à son fils Josif, le seul survivant …

A l’école, le jeune garçon recevait de très bonnes notes et même sa conduite était jugée irréprochable. Les chercheurs, spécialistes de la Russie soviétique, se demandent aujourd’hui encore, d’où pouvait bien provenir cette cruauté illimitée dont fera preuve le futur dictateur dans la gestion des affaires politiques…

La question reste sans réponse mais a quelque chose à voir avec la nature du pouvoir bolchevik, sa conquête, son exercice et surtout, sa préservation.

L’analyse de la personne du dictateur et de son caractère nous présente un homme qui ne se confiait jamais, hormis dans des circonstances exceptionnelles (exemple : l’assassinat de Kirov par un déséquilibré mental), qui pouvait envoyer dans un camp de travail ou en exil dans les froidures sibériennes, des hommes qui avaient été jusqu’à la veille de leur disgrâce, ses plus proches collaborateurs.

J’ai lu avec attention les passages présentant le jeune Djougachvilli comme un étudiant modèle à l’école de théologie.

Certes, plus tard, le jeune révolutionnaire se plaindra de l’absence de liberté dans l’établissement, du dogmatisme de sa direction et même des fouilles discrètes des dortoirs afin de s’assurer que les théologiens en herbe ne se livraient pas, dans le secret de leurs chambres, à des lectures interdites.

Mais petit à petit, le futur Staline commence à comprendre que ce n’est pas là le chemin qui lui convient et après bien des vicissitudes (clandestinité, séjours en prison, attaque de banques, haran,gue des ouvriers) finit par devenir un révolutionnaire professionnel. La rencontre avec Lénine et les autres révolutionnaires revenus clandestinement en Russie sera décisive.

Au point que, même si Lénine a tout fait, lors de sa maladie, afin d’évincer , sans succès hélas, Staline de son poste de secrétaire général du parti, c’est bien le sanguinaire géorgien qui finit par s’imposer à tous, à réguler la vie du parti et à prendre de l’ascendant sur ses collègues. Et donc à succéder à Lénine.

Mais on se demande toujours comment les autres dirigeants n’ont pas réagi aux purges, aux exécutions sommaires, aux bannissements, aux assassinats déguisés en accidents de la route ou de la circulation, etc…

L’auteur de cette belle biographie a utilisé avec discernement et mesure toutes sortes de documents, notamment des journaux intimes de hauts dirigeants, comme Nikita Khroutchev par exemple, dans lesquels ces hommes disent tous avoir été terrorisés chaque fois qu’ils devaient se rendre à une convocation du chef suprême.

Ils soulignent aussi que Staline exerçait une surveillance des plus rigoureuses sur la police d’Etat, véritable gade prétorienne qui était à la disposition du dictateur.

S’il demandait à ses membres d’espionner un de ses collaborateurs, de monter des accusations de toutes pièces, d’organiser un meurtre extra judiciaire, bref toutes basses œuvres possibles ou imaginables, le service s’exécutait sans mot dire.

Et pourtant, même ces agents dévoués et leurs supérieurs hiérarchiques n’étaient pas à l’abri de purges sanglantes.

Au cours des années trente, jusqu’à la guerre contre l’Allemagne nazie, l’URSS vécut une très grande terreur qui brisa des millions de vies, qu’il s’agisse de simples citoyens ordinaires, accusés d’être des ennemis du peuple, ou d’officiers généraux accusés de comploter contre le chef,…

L’auteur cite le cas d’un maréchal dont l’épouse avait suscité les soupçons de Staline ; elle fut enlevée en bas de chez elle par des agents de la sécurité d’Etat et réduite au silence.

Son époux a vainement cherché à découvrir la vérité : lors d’un interrogatoire de plusieurs heures, on lui fit comprendre sans ménagement qu’il était temps pour lui de passer à autre chose…

Un autre exemple, entre des milliers d’autres, de cet arbitraire sanglant, le meurtre, déguisé en accident de la route, d’un important dirigeant de la communauté juive d’URSS, fort connu à l’étranger.

Le NKVD organisa donc un accident au cours duquel on établit que l’homme en question avait perdu la vie. Son seul crime avait été de déplaire au tyran.

Dans la confection de ce long ouvrage, l’auteur a choisi de présenter avec suspens la découverte du corps inanimé du dictateur. C’est à proprement parler incroyable : Staline est seul dans sa datcha.

Et cela fait plusieurs heures qu’il ne s’est pas manifesté, n’a pas donné signe de vie. Ses gardes du corps et tout le personnel d’intendance s’inquiètent mais aucun (et cela montre la crainte des membres de sa garde) n’ose entrer dans les appartements privés de Staline.

Comme le temps passe et que le dictateur ne donne toujours aucun signe de vie, on saisit l’opportunité de l’arrivée du courrier pour y aller. Et c’est là que le garde du corps découvre le corps du chef, gisant à terre dans une mare d’urine. Là aussi on assiste à une incroyable panique.

Les soldats avertissent leur chef directe lequel se défausse sur les membres du Politburo qui accourent aux petites heures du matin.

Craignant que Staline ne se réveille et ne leur fasse chèrement payer de l’avoir découvert dans un tel état, ils s’éclipsent en silence et évitent soigneusement d’être impliqués dans cette affaire. Personne ne veut assumer la moindre responsabilité de ce qu’il faut faire, de la marche à suivre. Personne n’a eu l’idée de se débarrasser sans frais du cruel dictateur…

On lit ici un terrible témoignage de la fille de Staline, Sveltana ; elle relate les toutes dernières minutes de son père qui agonisait sous ses yeux : ses derniers gestes semblent avoir reflété la quintessence d’une vie faite de violence, de brutalité et de mort.

Et la disparition du dictateur libéra la parole de ses successeurs qui ne furent pas vraiment ses héritiers. Khroutchev et le XXe congrès de P.C de l’URSS dénoncèrent les crimes de Staline qu’ils avaient pourtant servi sans jamais formuler la moindre contestation.

Nombre d’historiens ont tenté d’expliquer comment cette folie meurtrière s’était emparée d’un chef disposant de tous les pouvoirs. L’instauration de l’URSS dans des conditions dramatiques rendait l’édifice relativement jeune, d’une grande fragilité.

Mais tout de même ! Ce qui s’impose à nos yeux, c’est le spectacle d’une révolution qui se mit dès le début à dévorer ses enfants.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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