« Rachi le glosait, de Troyes.. De vieux mots français… »

Rachi le glosait, de Troyes en Champagne,
De vieux mots français, le vieux Livre hébreu ;
Et les mots français, partis en campagne,
S’allaient au loin, de Troyes en Champagne,
Jusqu’au Nil brûlé, vers les Juifs nombreux.
Rachi l’éclairait, de Troyes en Champagne ;
A l’esprit français, le vieux Livre hébreu
Et l’esprit français, menant sa campagne,
Sen allait au loin, de Troyes en Champagne,
Jusqu’au Don glacé, vers les Juifs nombreux.
Puis, Souccot venu, à Troyes en Champagne,
Le Maître coupait ses raisins nombreux ;
Et, buvant la joie dont Dieu s’accompagne ;
Rachi souhaitait, de Troyes en Champagne,
Son vin de français à tous les Hébreux.
Edmond Fleg (Ecoute Israël 1954)

Le recours aux gloses françaises ou laazim  (2)

L’un des aspects les plus intéressants de la méthode des commentaires de Rachi est son recours aux gloses françaises ou laazim.
Si l’œuvre est entièrement rédigée en hébreu, Rachi n’hésite pas à utiliser des mots français pour expliquer des notions difficiles: ce sont les laazim, on en compte plus de trois mille, elles constituent un apport considérable pour l’étude de l’ancien français médiéval.
Les laazim sont des gloses écrites en hébreu classique, mais Rachi ne veut que simplifier le sens des versets à ces élèves.
C’est un procédé qui est utilisé, à dose plus ou moins forte, par tous ou presque tous les maîtres de l’Ecole française.
Lorsqu’il s’agit d’identifier un animal ou une plante, il serait en effet oiseux de se livrer à des descriptions biologiques, et il est mille fois plus efficace de dire aux élèves : « C’est ce que dans votre langage vous appelez… »
Dans de nombreux autres cas, ce système permet également de distinguer des acceptions parallèles, de faire comprendre des tournures particulières, de définir des objets d’usage courant, etc.
En général, les juifs, du moins les garçons, avaient été à l’école, mais uniquement à l’école juive.
Comme ceux qui se destinaient à l’état ecclésiastique parmi les chrétiens étudiaient en latin, les jeunes israélites apprenaient l’hébreu.
Personne ne songeait à enseigner le français qui était considéré comme un patois populaire. Les jeunes enfants d’Israël ignoraient donc généralement les caractères de la langue vulgaire, et, quand ils voulaient noter un mot français, ils le faisaient tout naturellement en caractères hébraïques.
Ce système est ce qui a produit les « langues juives », qui se caractérisent principalement, au-delà de divergences phonétiques et morphologiques pour la plupart secondaires, par le fait qu’elles revêtent des termes étrangers d’un habit hébraïque.
Nous connaissons aujourd’hui surtout le yiddish , qui est un dialecte allemand, et le judezmo ou ladino , dialecte espagnol, qui se présentent à l’oeil comme de l’hébreu. Mais il y a eu, à travers l’histoire juive, d’autres symbioses de même ordre, comme le judéo-arabe et, dans ce cas précis, le judéo-français.
Que ce soit une véritable langue ou non (un de ses meilleurs spécialistes, le professeur Menahem Banitt n’y voit qu’un procédé d’écriture), le judéo-français a laissé d’importants vestiges.
Ce sont surtout des gloses, comprenant un ou quelques mots pour traduire une notion difficile, soit des commentaires suivis de textes, où elles sont noyées dans l’hébreu du contexte, soit des glossaires, comportant seulement ou presque le mot à traduire et l’équivalent français.
Mais il nous reste aussi des textes plus importants, dont le plus complet et le plus émouvant est la Complainte des martyrs de Troyes, découverte dans un manuscrit du Vatican et publié au siècle dernier par Arsène Darmesteter.
Dans l’usage courant, la transcription hébraïque du mot français est affectée de guillemets placés entre l’avant-dernière et la dernière lettre. Ce procédé servait à indiquer qu’il ne s’agissait pas d’un vocable normal ; le signe utilisé est donc l’équivalent d’italiques.
La transcription était le plus souvent accompagnée de l’expression be-la’az , qui signifie « en langue non hébraïque » (d’après Ps 114,1).
Peu après l’expulsion des juifs de France, ces groupes de lettres devinrent incompréhensibles aux étudiants du Talmud.
Par respect, ils continuèrent à les copier sans les comprendre, et naturellement y introduisirent de plus en plus d’erreurs.
Au XVIII° siècle, quelques savants essayèrent de dégager le sens de ces grimoires mais il leur manquait d’ordinaire l’esprit scientifique et la familiarité avec l’ancien français.
Ce n’est qu’à la fin du XIX° siècle qu’un ancien élève-rabbin devenu professeur de philologie française à la Sorbonne, Arsène Darmesteter (1846-1888), entreprit d’étudier sérieusement ce domaine.
Il obtint des ordres de mission pour examiner les manuscrits les plus anciens de Rachi dans les bibliothèques d’Europe, et commença à établir des listes de vocables français contenus dans ces textes.
Mais le travail gigantesque auquel il se livra pour poser les bases générales de l’étude de l’ancien français finit par l’épuiser, et il mourut à quarante-deux ans. La plupart de ses travaux étaient restés à l’état d’ébauche.
En 1929, David Simon Blondheim, qui devait devenir professeur de philologie française à l’Université John Hopkins de Baltimore, reprit les notes de Darmesteter, et, avec une admirable minutie, publia la liste des gloses franco-hébraïques de Rachi sur le Talmud.
Un deuxième volume, destiné à comprendre les résultats de ses recherches lexico-graphiques, ne fut qu’entamé, car Blondheim, lui aussi, disparut prématurément (1887-1934).
Les gloses du commentaire biblique furent publiées, dans une série de fascicules de la Revue des études juives , par Louis Brandin (1894-1940), mais sans le soin et la science de Blondheim.
Par la suite, parut à Jérusalem (1988) un recueil de ces mêmes gloses grâce à la diligence d’un chercheur venu d’Angleterre, J. Greenberg, qui se donna la peine de les traduire dans plusieurs langues : hébreu, yiddish, anglais, français. »
Enfin, l’auteur de ces lignes, [2] qui avait déjà publié en 1984 (2° édition corrigée : 1988) une liste des gloses du commentaire talmudique avec traduction et explications en hébreu, a fait paraître (fin 1990) une liste analogue des gloses du commentaire biblique.
Signalons en outre l’ouvrage d’Israël Gukovitzki (Londres, 1985), qui donne l’équivalent de chaque glose du Talmud en ancien français, en hébreu, en anglais et en français moderne, selon un autre méthode.
Il faut souligner que les termes transcrits contenus dans les oeuvres de Rachi et de tous les rabbins français du Moyen Âge constituent un apport considérable pour l’étude de l’ancien français.
En effet, au XI° et au XII° siècles, il n’existe presque pas de littérature en langue vulgaire, car l’on continue à écrire en latin.
Ce qui nous reste de l’ancien français de cette période est quantitativement très faible et appartient à des domaines restreints : brouillons de sermons, cantiques populaires découverts souvent dans de vieilles reliures.
En comparaison, les sources rabbiniques sont abondantes et variées. Il est d’autant plus regrettable qu’il n’y ait pas d’équipe de savants, en France et en Israël, qui exploitent scientifiquement cette masse de documents linguistiques. »
Quelques exemples de gloses : [3]
« Extrait des recueils de gloses de Rachi publiés en hébreu par Moché Catane (Jérusalem, 1984-1991) qu’il a bien voulu traduire et adapter pour l’insérer dans cet ouvrage [4]. »
ALMENBRE (glose de bima, « estrade », Talmud , Avoda zara 16a et passim) : l’almenbre est une tribune placée au milieu de la synagogue, sur laquelle on fait la lecture de la Loi. Jusqu’à ce jour, les juifs occidentaux utilisent le mot sous la forme almemor . Il est d’origine arabe.
BON MALANT ( glose de askara, « croup », Talmud, Berakhot 8a et passim) : malant, sans doute proche de « mal, malade », signifie « ulcère ».
Quant à bon , on peut l’expliquer de deux manières : ou bien c’est un euphémisme (comme « une bonne raclée », « un bon rhume »), ou bien c’est un autre mot, forme abrégée de « bubon », enflure (des ganglions lymphatiques, par exemple dans la peste). Cf. J. Preuss : Bon malan bei Raschi, dans Festschrift zum 70. Geburtstage A. Berliner’s (Berlin, 1903), p. 296-300. L’expression, qui figure neuf fois dans Rachi sur le Talmud, ne figure dans aucune autre source connue.
BUCE (glose de bitsit, Talmud, Bava batra 73a) : bitsit est un bateau de marchandises, ce qu’on appelle aujourd’hui un cargo. Samuel ben Meïr, le petit-fils de Rachi, qui est l’auteur de cette partie du commentaire, signale que le mot français est proche du mot hébraïque (le c se prononçait ts).
Sans exagérer ce phénomène, comme le fait le professeur Menahem Banitt (Rashi Interpreter of the Biblical Letter, Tel-Aviv, 1985), il faut convenir qu’il est assez fréquent, mais le commentateur ne l’exprime généralement pas si clairement.
CRESTANGE BODEL, BODEL SACELIER (gloses de sanya divi« partie de l’intestin », Talmud, Houllin 50b) :
Bodel, de la racine qui a donné bedaine et boudin et qui s’apparente peut-être à l’hébreu beten, « ventre », est l’intestin. Crestange , « denté » (cf. « crête »), se rapporte au fait que l’intestin grêle est formé d’une suite de circonvolutions. Quant à sacelier , dérivé de « sac », c’est une autre description du même intestin, vu comme une succession de petits sacs.
CULEIN (glose de pèrè, « sauvage », Jér 2, 24) : interprétation hypothétique d’une glose qui ne figure pas dans les plus anciens manuscrits et qui est remplacée dans certains textes par l’italien selvatico (« sauvage »). Ce qui serait un adjectif formé sur « cul » et désignant quelque chose de très vulgaire, mais le mot est inconnu dans les dictionnaires d’ancien français.
DOISIL (glose de barzanita, « perce d’un tonneau », Talmud, Bava metsi’a 40b) : dérivé de dois (bas-latin ductium, « passage », « écoulement »). Un doisil est un « robinet », ou plus exactement un trou dans un tonneau.
ENCREISANT (glose de behala, Talmud, Nidda 47a, et de neetarot, Pr 17, 6) : Rachi explique que ce mot se rapporte à la fois au verbe encreistre, de « creistre » (« croître », « grandir ») et à son homonyme (plus fréquemment attesté sous la force engreistre), qui signifie « déranger, importuner » et dont on ignore l’origine. Il veut ainsi justifier l’idée du Talmud que l’abondance peut entraîner le dégoût. Dans Gen 15, 21, le même mot est employé pour « importuner de ses prières ».
GAROVE (glose de hayyat ha-sadé, « bête de champ », Jb 5, 23) : littéralement, la Bible parle d’une « bête de champ », et Rachi le comprend comme un animal effrayant. Il s’agit naturellement d’un loup-garou, connu par les légendes, surtout allemandes, et dont l’expression française usuelle est pléonastique, puisque garou vient de Wehrwolf, la deuxième syllabe signifiant déjà « loup ».
MEINWESTIR (glose de wa-yemallé eth yad…, « et il remplit la main », c’est à dire il investit, Jg 17, 5) : l’hébreu « remplir la main » est employé pour la nomination d’une personne à une fonction. Rachi a trouvé en français médiéval une expression correspondante : meinwestir , c’est à dire « habiller la main », qui est une désignation de l’investiture.
MER BETEE (glose de Yam ha-mèlah, « la mer du Sel », c’est à dire la mer Morte, Talmud, Pesahim 28a) : l’adjectif est vraisemblablement compris comme dérivé de betum, « bitume ». Mais dans les sources médiévales françaises, la Mer betée est une mer de glace légendaire de l’extrême nord, et beté y signifie « gelé« , « figé« . L’authenticité de la glose a été discutée, mais, même si elle n’est pas de Rachi, elle appartient au français médiéval.
NUITUM (glose de ben nefilim, « fils d’anges déchus », Talmud, Bekhorot 44b): Ce mot, apparenté au français moderne « lutin », est vraisemblablement dérivé d’une contamination entre une forme ancienne du nom du dieu grec Neptune et « nuit ». C’est sans doute le même terme qui figure dans le Talmud Me ’ila 17b, sous la forme nutium.
OBLEDES (glose de pat kisnin, sorte de pain d’épices, Gn 40, 16) : cette pâtisserie (français moderne : oublies) n’est pas mentionnée dans le texte de la Bible, mais Rachi, en interprétant le mot « panier » – les paniers que le panetier du Pharaon portait sur la tête – raconte que les marchands d’oublies utilisent cette sorte de panier.
(La glose figure aussi dans le Talmud, Berakhot 41a-42a, pour désigner une sorte de gaufrette ou de pain d’épices.)
PROVINZ (glose de zemoroth, « sarments » Talmud, Roch Hachana9b) : « boutures de vignes ». Il semble que Rachi ait vu dans provinzun dérivé de «  vigne « , alors que les linguistes considèrent que le mot vient du verbe propagare, « multiplier ».
TORNER (glose de avra tsourato, « sa forme a changé », Talmud, Bava batra 95b et de ’arakh, « préparer », Talmud, Menahoth 50b et 55a) : ici le verbe torner est employé dans un sens particulier : « tourner la pâte pour lui donner la forme du pain ».
Il est accouplé avec la glose entorter, arrondir comme pour faire une tarte (certains linguistes lisent torter au lieu de torner), et précédé de l’expression : « en français », ce qui semble vouloir dire qu’entorterest un terme spécial, employé par les Juifs, sans doute pour désigner la forme particulière des miches préparées pour les repas sabbatiques.
WINOS (glose de hamar, « vineux », Ps 75,9) : le terme hébraïque est un adjectif ou un nom qualificatif, accompagnant le mot « vin » (yayin). Il semble que « vin vineux » indique la force du vin, par oppositin à un vin aqueux.
« Je conclurai donc en exprimant ma profonde gratitude à la mémoire de ce grand homme dont l’enseignement est perpétuel.
C’est comme si « ses lèvres remuaient encore dans sa tombe »
, car ses paroles sont impérissables, qu’il s’agisse de son Commentaire sur le Pentateuque, répété jour après jour dans toutes les communautés d’Israël, de son Commentaire sur le Talmud qui dessille les yeux des jeunes et des vieux dans les maisons d’étude, de ses décisions qui orientent femmes et hommes sur le droit chemin de la vie, ou de ses Responsa qui dirigent les guides spirituels d’Israël.
Lorsque j’évoque ma propre jeunesse et la mémoire de mon maître révéré, mes premiers souvenirs sont à jamais liés aux enseignements de Rashi. Plus j’étudie l’oeuvre de ce grand éducateur, plus je suis persuadée que Rashi est l’assise d’une véritable éducation juive.
Convenablement étudiées et appréciées, ses paroles et ses œuvres sont le meilleur moyen d’amener un renouveau de culture et de sentiments juifs, de pénétrer les filles et les fils d’Israël de la beauté et de la valeur de son héritage. » [5]
Laissons à Flora Sassoon [6] « (…) l’exemple moderne de la Femme Juive classique, fidèle à la Torah même parmi les grands de ce monde, instruite, douce et pleine de sagesse… » [7]les derniers mots évoquant Rashi :  » (…) Nous nous trouvons en présence d’une pureté d’expression et d’une noblesse d’esprit aussi frappantes qu’émouvantes. Les exemples en sont innombrables. Mentionnons simplement que Rabbi Eliyah ou le Gaon de Vilnah dit un jour que les seules choses qu’il enviait à Rashi étaient sa douceur et son humilité. »
Jforum avec Simon Schwarzfuchs  www.judaicultures.info

Amazon.fr - Rachi de Troyes - Schwarzfuchs, Simon - Livres

[1] Extraits de Rachi de Troyes de Simon Schwarzfuchs, éd Albin Michel, Appendice I
[2] Simon Schwarzfuchs
[3] tirées de Rachi de Troyes de Simon Schwarzfuchs, éditions Albin Michel, « Spiritualités vivantes »
[4] « Rachi de Troyes » de Simon Schwarzfuchs,
[5] « Mothers, Martyrs and Moneymakers : Some Jewish Women in Medieval Europe » in Conservative Judaïsm, Vol. 38 (Printemps, 1986), p34-45) Traduction de l’anglais par Liliane Servier. Ivan Marcus, Professeur d’Histoire Juive au Séminaire Théologique Juif, et auteur de Piety ans Society (1981), est professeur associé à Yale, Princeton et à l’Université Hébraïque de Jerusalem. Il est également l’auteur de l’entrée sur Rachi dans The Encyclopedia of Religion, éditée par Mircea Eliade (New York, Macmillan, 1987) Vol.
[6] Voir article qui lui est consacré.
[7] Portrait que The Jewish Forum fit de Flora Sassoon quand le journal la sollicita pour y contribuer.

 

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