Rabbi Isaac Louria (1534-1572) et le chant LE-MITSBA AL RIFTA…II

par Maurice-Ruben HAYOUN.

Cette kabbale lourianique se concentra à Safed d’où elle alimentait les communautés juives de la diaspora. C’est sur elle que je vais me concentrer car elle a nourri toutes les spéculations mystiques à venir. Je me concerterai sur ce qui est annoncé dans le titre, la réception du chabbat.

Le petit texte lu pendant le repas le vendredi soir, le samedi et les jours de fête est difficile à rendre en français. Alors que je n’avais que sept ou huit ans, mon père lisait tous ses passages tirés du Zohar mais aussi du grand kabbaliste Isaac Louria. Mais je ne m’occuperai que du petit passage, laissant les extraits zohariques de côté, car ils sont bien connus. Pour ma part, les ayant entendus des centaines de fois autour de la table familiale du chabbat, je les traduis sans difficulté. Il y a de nombreuses années, j’avais traduit en français un texte de Gershom Scholem intitulé Kabbalat chabbat shél ha-Ari. Je saisis cette opportunité pour corriger une lecture du terme Ha_ARI ; cela signifie ARI HA_HABOURA, en français le lion de la confrérie, à savoir le plus fort, le plus doué de tous. Cette expression se retrouve aussi fréquemment dans le Talmud.

Comme il s’agit d’un vécu personnel, partagé par tant et tant de coreligionnaires, issus du Maroc, un Maroc juif si sensible au penchant kabbalistique je me permettrai d’évoquer brièvement ma tendre enfance, à partir de l’âge de cinq ans. La réception du chabbat par Isaac Louria. En plus de deux passages tirés directement du Zohar, azamer bi schevahim le vendredi soir, et atkinou séoudata pour le samedi midi, nous disposons de quelques compositions mystiques attribuées à Louria lui-même, dont les deux ou trois versets que nous souhaitons analyser.

C’est par l’introduction de tels textes que la mystique lourianique a «kabbalisé» le judaïsme, de même que le judaïsme talmudique avait en son temps,« rabbinisé» la religion d’Israël.

Les idées métaphysiques de Louria s’articulent autour de trois thèmes fondamentaux qui montrent bien la nature de sa provenance :

  • Dieu, qui occupait tout l’espace virtuel précédant la création, s’auto-contracte pour libérer un lieu primordial au sein duquel le monde créé doit prendre place : c’est la doctrine du tsimtsoum ;
  • Pour maintenir en vie, ce monde récemment créé, Dieu lui insuffle un élixir de vie devant être contenu dans des vases qui rappellent étrangement le sexe féminin ;
  • Par malheur, ces vases de nature terrestre explosent sous le poids du flux divin, répandant la précieuse semence aux quatre coins de l’univers. C’est la doctrine du bris des vases qui rappelle le mode d’accouplement des principes masculin et féminin sur terre.

Louria passe, lors de la phase suivante, de cet exubérant symbolisme sexuel à celui de la lumière : il s’agit à présent de recueillir les divines parcelles de lumière dans un univers baignant dans l’obscurité de l’impureté. C’est la mission assignée à l’orant juif dont les prières font remonter ces étincelles de pureté vers leurs régions supérieures d’origine… Et ceci est la doctrine du tikkun, la restauration de l’harmonie cosmique antérieure….

Comment expliquer de manière rationnelle cette étrange carrière de la mystique au sein du judaïsme ? Quand on analyse les ingrédients qui constituent les grands textes de la kabbale, depuis le Bahir, jusqu’au hassidisme du XVIIIe siècle, en passant par le Zohar et les textes lourianiques, on constate que le courant ésotérique a autant emprunté à l’extérieur que le courant philosophique.

Le pari largement réussi des kabbalistes a consisté à dégager un nouvel horizon exégétique sans donner l’impression que l’on quittait ainsi les limites de l’univers traditionnel. Or, les kabbalistes se griseront tant de ces nouvelles interprétations qu’ils s’interrogeront avec gravité sur les relations entre les sefirot et l’essence divine proprement dite. Moshé Codovéro, grand théoricien de la kabbale a consacré son Pardès rimmonim ( Le verger des grenades) à cette question fondamentale ; les sefirot sont-elles les instruments de la divinité ou en sont-elles l’essence même ? Il conclut en disant qu’elles sont les deux… 

Cette idée d’une intime union entre Dieu et les sefirot, entre Dieu et la Tora (la Tora c’est Dieu, écrira l’auteur des Tikkuné Zohar) et enfin entre Dieu et Israël, est exprimée de façon parfaitement univoque par une phrase du Zohar (III, 73a) : «Trois niveaux sont intimement liés les uns aux autres : le Saint béni soit-il, la Tora et le Peuple d’Israël.»

On s’interroge à la suite du Berger fidèle sur l’origine et l’essence – simple ou complexe – de la Tora. En effet, d’où s’origine la Tora ? Est-elle de ce monde ci ou d’un autre monde ?
Durant deux millénaires la Tora est restée auprès de Dieu, dans le domaine intra-divin. Cette Tora que nul n’a jamais vue et que les kabbalistes s’évertuent à reconstituer grâce à leur herméneutique ésotérique, se nomme la Tora de l’émanation (atsilut), c’est-à-dire la Tora qui ne s’est pas encore détachée de l’empire divin et qui, de ce fait, brille d’un éclat primordial. C’est la Tora de la grâce, une Tora paradisiaque .

Dans la restauration de l’harmonie cosmique l’étude de la Tora joue un rôle crucial. Il s’agit assurément d’une étude menée selon des critères kabbalistiques qui supplantent tous les autres. Se limiter à son sens obvie ou affirmé, par exemple, que le Talmud et la tradition orale n’ont qu’un seul niveau d’intelligence, c’est commettre un grave manquement et entraver l’action des canaux supérieurs de yesod (fondement) et malkhut (royaume) qui sont respectivement la neuvième et la dixième sefira. Ce terme, dont l’origine exacte est toujours controversée, est attesté dans le Sefer yetsira et est censé exprimer différents niveaux de présence divine, vue du côté du récepteur. En soi, la divinité est une absolument.

Dans un fameux passage des Tikkuné Zohar, intégré depuis fort longtemps à la liturgie quotidienne, le Patah Eliyahu we-amar (Elie a débuté son discours en ces termes), on lit une sévère mise en garde à l’encontre de celui qui séparerait une «sefira de sa sœur» : c’est ensemble que les dix sefirot constituent l’unité dynamique de la divinité. En tout état de cause, elle vise à se substituer à la doctrine philosophique de l’impassibilité ou de l’immutabilité divine qui conduisit à troquer le Dieu biblique personnel contre un concept divin. Dire que l’essence divine est immuable, que sa volonté est éternelle et que les miracles, par exemple, sont une «hérésie de la nature» ruine les fondements mêmes de la pratique religieuse quotidienne. Or, nous ne pouvons omettre que tout le mouvement kabbalistique se voulait aussi – en dépit d’une imposante structure doctrinale – une réaction à la conceptualisation, voire à la vaporisation du contenu positif du judaïsme. Les kabbalistes ne se sentaient pas liés par la loi d’airain de la théologie rationnelle. Pour eux, seul comptait le caractère vivant et agissant d’une divinité libre, capable d’actes volitifs…

Tout en veillant à sauver les apparences, en reprenant, par exemple, le sens quadruple des Écritures, le fameux PaRDeS, le corpus zoharique adopte une position nette quant à la structure de la Tora : les récits et les narrations en sont le vêtement externe, les commandements le corps, mais les mystères (sitré Tora) qui priment tout le reste en sont l’âme.

Les Tikkuné Zohar qui sont aussi le fruit du talent littéraire de l’auteur du Berger fidèle n’hésitent pas à reprocher aux talmudistes d’avoir séparé les époux sefirotiques : tif’érét (la sixième sefira) et malkhut (la dixième)… Il faut, conclut-il, sortir de cette Tora de servitude. Ce qui permet d’évoquer d’incontestables relents d’antinomisme. L’un des mystères de la kabbale a consisté à fournir des commandements bibliques des explications extrêmement recherchées sans jamais tenter de s’affranchir de la pratique de ces mêmes mitswot.

La nostalgie des temps messianiques entretenait l’espoir qu’un jour, dans un monde libéré des persécutions et des haines, le fardeau de la Tora (‘ol Tora) serait moins lourd à porter. En effet, la tension polaire existant entre l’exil et la rédemption rend très vivaces les espérances messianiques de l’auteur. Mais la question qui se pose est de savoir quelle Tora aurons-nous à l’époque messianique ? C’est une Tora, nous répond l’auteur du Berger fidèle et des Tikkuné Zohar, qui sera très différente de celle que nous avons.

Quelle façon inattendue de relativiser la valeur de la Tora en laissant entendre qu’elle n’est pas immuable et qu’à une époque dominée par la matière répond une Tora tout aussi concrète et matérielle ! Est-ce que l’auteur ne mesurait pas les conséquences de ses spéculations hardies ? C’est peu probable, surtout lorsqu’il nous invite à trouver refuge dans l’«arche de Noé» de la kabbale afin de ne pas être submergé par la déferlante littéraliste… Ceci n’est pas sans rappeler les visées d’un certain moine calabrais, Joachim de Flore (mort en 1201), devenu célèbre pour sa fameuse théorie de l’Évangile éternel et qui prétendait que depuis douze siècles, l’Église n’avait pas correctement interprété les doctrines du Christ…

Nous sommes loin des spéculations naturalistes d’un Maimonide qui bannissait tout ésotérisme mystique de son horizon intellectuel. Un bref coup d’œil jeté sur la troisième partie du Guide des égarés où les commandements sont répartis en quatorze classes montre que les auteurs du corpus zoharique entendaient réagir à des explications socio-politiques en leur opposant des motivations essentiellement symboliques et mystiques.

Après ce copieux préambule pour bien comprendre l’arrière-plan de ces versets à traduire, en dépit de l’absence d’un corpus unique et disponible dans tous les livres de prière. On trouve cette prière principalement dans la liturgie séfarade, et plus particulièrement au Maroc où la percé de la kabbale lourianique a été remarquable. Il est vrai que ce pays avait déjà donné de sagaces commentaires du Zohar dont les enseignements s’étaient imposés dans la liturgie, notamment celle du chabbat dont on va s’occuper maintenant.

Le chabbat constitue l’épine dorsale du judaïsme ; le respect, et l’observance de toutes ses prescriptions occupent une place majeure dans la théologie juive. Louria et ses épigones ne s’y sont pas trompés en jetant leur dévolu sur ce dogme. Comme cela est noté plus haut, Louria a apporté un soin particulier à cette institution : la cérémonie marquant l’entrée du chabbat dans le foyer familial est censée avoir son équivalant jusques et y compris dans les cieux peuplés d’anges qui accompagnent en haut tout ce qui se passe en bas. Il convient de ne pas se tromper et de respecter à la lettre toutes les prescriptions. Le respect du chabbat est cosmique et touche les anges eux-mêmes. Tout s’arrête, tout se fige, pour obéir à ce qui se passe au ciel mais aussi sur terre.

Les lignes qu’on va traduire, même si certains mots ou formules sont des traductions conjecturales, résument des données rituelles parfois accompagnées de leur symbolisme mystique. Ces quelques versets ne sont, semble-t-il, qu’une très brève citation d’un long poème mystique dont Louria en personne serait l’auteur.

Le premier terme comporte un article qui offre plusieurs possibilités de traduction (Le-Mitsba’)… Dans cette traduction provisoire et parfois conjecturale, l’auteur ne ménage pas les transitions et passe de l’huile d’olive au pain et au blé ou à une autre céréale.

« Pour rompre le pain de la taille d’une olive et d’un œuf,
Deux YOD sont mentionnés, l’un occulte, l’autre explicite, L’huile sort de l’olive pressée dans le pressoir (…)
Allons ! évoquons des secrets, des propos mystérieux, occultes et obscurs.
Que la fiancée (le chabbat) soit couronnée des secrets d’en-haut au sein de ce repas communiel, entouré de convives. »

L’huile joue ici un rôle primordial, conformément au symbolisme kabbalistique de ce liquide. Certains livres de prières citent quelques lignes supplémentaires de ce texte où l’orant supplie que se poursuive le flux sacré (la rosée, tala illa’a) afin que l’univers continue d’exister.

Et tout cela par le mérite du chabbat.*

Je remercie Madame Annie ABIHSSIRA et Monsieur Prosper HAYOUN pour leur aide décisive. Et fraternelle. J’ai une pensée pour notre père Isaac HAYOUN (Zal) qui m’a enseigné toutes ces choses.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

Maurice-Ruben HAYOUN. (hayounmauriceruben@gmail.com)

CYCLE DE CONFÉRENCES *

Le 30 mai à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
André Chouraqui, un champion du dialogue interreligieux
Le 4 juin  à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
Maimonide et Averroès face à leurs traditions religieuses respectives

Entrée libre. Salle des mariages.

Pour tout renseignement contacter hayoun.raymonde@wanadoo.fr ou le 0611342874

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