Le 23 mai 2009, le ministère de l’Intérieur égyptien annonce l’interpellation de sept personnes. Parmi elles, une Française, Dude Hohxa, 30 ans, résidant en Égypte, est soupçonnée d’avoir financé un groupe terroriste dirigé par Abou Khattab, qui officie depuis la bande de Gaza. La police annonce également avoir mis la main surun Belge de 24 ans, un certain Farouk Ben Abbes, qui revenait tout juste de la bande de Gaza où il était entré via des tunnels souterrains. Lorsqu’il est arrêté, Ben Abbes porte sur lui une carte mémoire qui contient de nombreux textes djihadistes et des techniques de fabrication d’explosifs. Les autorités le soupçonnent d’être très actif sur un forum djihadiste – Ansar Al Haqq – et d’avoir exercé des fonctions de traducteur auprès du Global Islamic Media Front (Gimf). Surtout, selon plusieurs témoignages, Ben Abbes est un proche d’Abou Khattab, le cerveau présumé de l’attentat du Caire, selon les autorités égyptiennes.

Un problème de coopération entre services égyptiens et français
Les services de renseignements vont affirmer – sans toutefois fournir de preuve – que Farouk Ben Abbes projetait également deux attentats en France, l’un contre une salle de spectacle, le Bataclan, l’autre contre une cible israélite en Seine-Saint-Denis. Malgré ces accusations extrêmement graves, Dude Hohxa et Farouk Ben Abbes sont finalement relâchés début 2010 dans des conditions mystérieuses. Tout comme le fameux Abou Khattab, qui recouvrera sa liberté aussitôt après avoir été interpellé, alors même que les autorités égyptiennes le désignaient comme le cerveau des opérations… Malgré tout, les services français n’abandonnent pas et placent sous surveillance Dude Hohxa et Farouk Ben Abbes, avant de les cueillir dès leur entrée sur le territoire et de les expédier en détention provisoire. Deux informations judiciaires distinctes sont ouvertes : l’une sur l’attentat du Caire de 2009, l’autre concernant plus spécifiquement Farouk Ben Abbes et ses projets d’attentat en France. Les deux seront un véritable fiasco.
Les informations communiquées par les services de renseignements égyptiens à la DCRI française sont en effet extrêmement parcellaires. En dépit de liens avérés avec les milieux islamistes, Farouk Ben Abbes bénéficie d’un non-lieu quelques mois plus tard. L’ordonnance, rendue par les juges d’instruction Christophe Teissier et Nathalie Poux, que Le Point.fr a pu consulter, est sans concession : « Les renseignements initiaux perçus par la DCRI, dont une grande partie résultant des informations communiquées par les services de sécurité égyptiens », n’ont pu être vérifiés « en raison de l’inertie patente des autorités égyptiennes », écrivent-ils. Les juges enfoncent le clou : « Malgré plusieurs demandes d’entraide pénale, [les autorités égyptiennes] n’ont jamais transmis la moindre pièce de procédure permettant d’étayer les éléments qu’elles avaient pu elles-mêmes recueillir, notamment les déclarations de Farouk Ben Abbes ou de Dude Hohxa relatives à un projet d’attentat en France. » Bref, le dossier Bataclan, faute de preuves, est jeté à la poubelle.
Un ami intime des frères Clain
Quant à l’affaire du Caire, elle prospère mais s’enlise. Les preuves manquent pour incriminer davantage Farouk Ben Abbes. Aucun acte du dossier Bataclan n’est versé à la procédure du Caire, et ce, malgré des demandes répétées des avocats des parties civiles, Me Olivier Morice notamment, qui pensent pouvoir trouver des indices en recoupant les deux dossiers. Le 13 octobre 2014, Me Morice demandait ainsi que lui soit communiquée la procédure visant Farouk Ben Abbes et ses projets d’attentats en France. Une demande d’acte qui ne lui sera accordée qu’au lendemain des attentats de Paris… Beaucoup trop tard. Aujourd’hui avocat de plusieurs familles de victimes tuées lors des attentats du 13 novembre 2015, Me Morice a une nouvelle fois demandé à ce que la procédure visant Farouk Ben Abbes soit versée dans la nouvelle information judiciaire. Les juges ne lui ont pas encore répondu.
Pendant toutes ces années, les familles de victimes de l’attentat du Caire ont donc été laissées dans une cruelle ignorance. Elles ont seulement appris, grâce à une note de la police belge versée à leur dossier en janvier 2011, et que Mediapart a partiellement publiée, que Farouk Ben Abbes avait fréquenté en Égypte les chefs du réseau Artigat. Une filière d’envoi de combattants français en Irak, dirigée par les frères Fabien et Jean-Michel Clain, et démantelée au cours de l’année 2007.
Aussi, quand dans les jours qui ont suivi les attentats de Paris, les parties civiles de l’affaire du Caire ont appris que ce sont ces mêmes Clain qui avaient revendiqué les attaques dans une vidéo au nom de l’État islamique (EI), le ton est devenu grave : « Tout était là, devant nos yeux… Depuis le début. » Selon les informations du Point.fr, Farouk Ben Abbes était effectivement un intime de la fratrie. Au Caire, les trois hommes vivaient quasiment dans une sorte de colocation. « Avant mon départ pour Gaza, j’étais très lié à Fabien Clain et à son frère », confirme Farouk Ben Abbes devant le juge Teissier lors d’un interrogatoire en août 2011. Juste avant qu’il ne parte pour Gaza, Farouk crée de nouvelles adresses mail pour pouvoir continuer à discuter avec les copains. C’est Jean-Michel qui le lui avait conseillé, leurs propres adresses étant déjà, selon lui, ciblées par les services de renseignements français et égyptiens. C’est aux frères Clain que Ben Abbes, une fois arrivé à Gaza, passera un coup de fil, et c’est toujours eux qu’il appellera quelques jours plus tard lorsqu’il aura besoin d’argent. Entendu par la police, Jean-Michel Clain affirmera que Farouk Ben Abbes était déçu des positions du Hamas et qu’il voulait faire « plus » que de l’humanitaire. « Je ne me souviens pas lui avoir dit cela », rétorque l’intéressé devant le juge d’instruction.
Des actes de torture qui ont nui à l ‘enquête
En l’absence de coopération égyptienne, rien ne peut être retenu contre Farouk Ben Abbes, qui conteste tout et dit avoir fait l’objet d’une machination. Dude Hohxa affirme avoir entendu pour la première fois en prison le nom de « Farouk », et dit que ce sont les policiers eux-mêmes qui ont parlé de l’attentat contre le Bataclan. Seul élément vraiment concret à la disposition des juges : un e-mail envoyé le 10 mars 2009 à Abou Khattab par un membre influent d’Aqmi, intercepté par les services de renseignements : « Pour ce qui est du frère belge qui aspire à l’érudition, la franchise n’est pas non plus pour me déplaire, peut-on lire. Demande-lui mot pour mot : est-il prêt à commettre une opération-martyr en France ? […] Explique-lui la méthode de correspondance et par la suite nous nous échangerons des mails plus en détail. » Un élément accablant mais inutile : les juges n’ont jamais pu prouver que le « frère belge » en question était Farouk Ben Abbes.
Restent des témoignages qui ont eux aussi volé en éclats. Après avoir dépeint à plusieurs reprises Farouk Ben Abbes comme le traducteur attitré d’Abou Khattab dans la bande de Gaza, Dude Hohxa est largement revenue sur ses déclarations dans une lettre envoyée au juge d’instruction le 31 octobre 2011. « Je veux bien croire que Monsieur Farouk Ben Abbes ait dit des choses sous la torture, uniquement pour avoir des moments de répit, écrit-elle, dans le document que Le Point.fr a pu consulter. […] Pour l’heure, et après beaucoup de réflexion, je ne suis pas en mesure d’affirmer que Farouk Ben Abbes était le frère belge qui se trouvait auprès d’Abou Khattab sur la bande de Gaza. »
Mohamed Abrini cité en marge du dossier du Caire ?
Comprenant que sa procédure s’écroulait petit à petit, le juge français avait ainsi posé cette question à Farouk Ben Abbes lors d’une ultime audition en décembre 2011 : « Est-ce que sous la torture de ces interrogatoires [effectués par les autorités égyptiennes], vous avez été amené à vous incriminer ? » Et Ben Abbes de répondre : « Sous la torture, toutes les personnes qui ont été entendues ont à un moment donné dit un certain nombre de choses. Personnellement, je ne peux pas me souvenir exactement de ce que j’ai dit. […] Dans ces moments-là, on perd tous nos moyens, on n’est pas capable de se souvenir de ce que l’on a dit, ni même d’être conscient de ce que l’on a dit. » Ben Abbes obtient un non-lieu le 18 septembre 2012. Les juges français n’ont jamais pu établir « la réalité d’un projet d’attentat sur le territoire national », malgré une radicalité avérée et une dangerosité supposée. Ben Abbes est réputé innocent.
Se pourrait-il qu’il existe un lien réel entre les enquêtes de 2010 et l’attentat de novembre 2015 ? La cellule terroriste qui a imaginé l’attaque du Bataclan en 2009 est-elle la même que celle du vendredi 13 novembre ? Ou s’agit-il seulement d’un projet criminel qui aurait prospéré pendant toutes ces années dans la tête d’apprentis terroristes ? Les enquêteurs n’éludent aucune hypothèse. D’autant que, selon nos informations, des liens pourraient exister entre des personnes entendues dans le cadre de l’enquête sur l’attentat du Caire et des jeunes radicalisés de Molenbeek, en Belgique, soupçonnés d’avoir joué un rôle dans les attentats de Paris.
C’est ainsi qu’un certain Mohamed Abrini, 30 ans et habitant de Molenbeek, apparaissait dès 2009 dans les contacts téléphoniques du confident virtuel de Dude Hohxa. S’agit-il du Mohamed Abrini actuellement recherché par les polices du monde entier pour sa proximité avec Salah Abdeslam, l’un des auteurs des attentats du 13 novembre ? Pour ne pas répéter les mêmes erreurs, les policiers devront, cette fois-ci, ne négliger aucun pan de l’enquête.
PAR MARC LEPLONGEON