« Qui est Charlie »: le point de vue de Valls est-il scandaleux?

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Pour Nicolas Domenach et Maurice Szafran, les socialistes ont trop déserté le terrain des idées pour qu’on siffle ainsi leur exclusion quand ils revendiquent d’y retourner.

Emmanuel Todd, auteur du livre polémique "Qui est Charlie", chez lui le 7 mai 2015. (AFP PHOTO / ERIC EFEFERBERG)Emmanuel Todd, auteur du livre polémique « Qui est Charlie », chez lui le 7 mai 2015. (AFP PHOTO / ERIC EFEFERBERG)
 

 

Qui est Charlie (*), le nouveau livre de l’historien et géographe Emmanuel Todd, provoque à la fois un scandale et une vague d’émotion. Signant cette semaine l’éditorial de L’Obs, Jean Daniel fait savoir qu’il désapprouve les thèses de Todd que son journal semblait pourtant reprendre précédemment à son compte, ce que le philosophe Alain Finkielkraut n’a pas manqué de pointer avec cruauté. Dans Marianne, journal dont Todd fut un des intellectuels fétiches, Jacques Julliard et Joseph Macé-Scaron l’ont à leur tour fracassé, et fort rudement. Le directeur du Monde des Livres, Jean Birnbaum, n’est guère plus amène, relayé par celui du Point, Etienne Gernelle, lesquels convergent avec ce que Laurent Joffrin a écrit dans Libération et que nous avons nous aussi exprimé avec force dès les premiers instants de la polémique surchallenges.fr.

Avec d’autres, et notamment des historiens de renom, des scientifiques de tous bords, il nous paraissait en effet indécent de ne pas réfuter dans le détail la démonstration pseudo scientifique de Todd selon laquelle la manifestation du 11 janvier n’était qu’une « imposture des classes moyennes islamophobes » visant à « piétiner Mahomet et la religion des plus faibles », ces foules, les plus imposantes depuis la Libération, nous renvoyant à la France « antidreyfusarde, vichyste et catholique ». Coup de chaud donc dans le microcosme médiatico-culturel, mais aussi universitaire où l’on s’est montré aussi effaré qu’indigné.

Valls : « La France du 11 janvier n’est pas une imposture »

Ce ne fut en réalité qu’une première salve avant que l’affaire Todd ne prenne une tout autre ampleur publicitaire dont son auteur se délecte. En raison de l’intervention de Manuel Valls. Dans cette tourmente idéologique, le Premier ministre a souhaité donner son point de vue, ses clefs de compréhension d’un épisode terroriste qui a traumatisé le pays tout entier, capable cependant d’une réaction forte et déterminée. Publiant une tribune dans Le Monde : « Non la France du 11 janvier n’est pas une imposture », il a exprimé quelques idées claires, quelques idées fortes que, précisons-le pour ne pas biaiser, nous partageons sur le fond.

Oui, il faut bien sûr « se garder de toute idéalisation de l’événement », sans pour autant « tirer un trait sur le 11 janvier, de minimiser la portée d’un gigantesque élan de fraternité ». Et il est utile de signifier pour s’en inquiéter que « de nombreux Français, notamment dans les quartiers populaires, délibérément, n’y ont pas participé ».

Oui, Manuel Valls a raison de souligner que l’historien-géographe se prête à une « inversion des valeurs » et à une « perversion des idées » en accablant quatre millions de manifestants, en les ramenant à l’état de racistes, d’antidreyfusards, de « chrétiens zombies » selon le concept qu’il a inventé, et de pétainistes, en les désignant comme héritiers des épisodes les plus veules de notre Histoire. Nous n’aurions su l’exprimer avec autant de force et de clarté.

Thèses déclinistes qui gangrènent notre psychologie collective

Oui, nous réfutons avec vigueur les thèses déclinistes qui, de droite à gauche, gangrènent notre psychologie collective. Todd tente de leur fournir des arguments nouveaux, mais ses analyses, sous leur parfum de nouveauté provocatrice, en réalité sentent le rance. Elles construisent une généalogie aussi farfelue que déplaisante allant des pétainistes et des collabos aux manifestants du 11 janvier. “Notre nation connaît une forme de dépression, admet Valls, elle même alimentée par les diagnostics réguliers d’intellectuels. Ceux-ci, bien que venus d’horizons différents, se retrouvent dans un même constat : celui du déclin. Un constat devenu une véritable idéologie ». C’est donc bien un combat d’idées qui s’engage entre les tenants de deux conceptions de la France, de la République, de notre identité commune. Quand le chef de gouvernement affirme que « le devoir des responsables est aussi de descendre dans l’arène des idées », il relève selon nous une évidence.

Tel n’est pas l’avis d’Emmanuel Todd qui, au nom d’une autorité intellectuelle suprême qu’il s’auto-attribue, interdit toute contestation intellectuelle, à commencer par celle des politiques. Voilà un rebelle d’autrefois transformé en Torquemada, en terroriste fulminant des excommunications arbitraires, peut-être pour en avoir trop souffert autrefois. Ce qui ne justifie en rien des excès de langage qui n’accablent que leur auteur. Accumuler insultes et affabulations ne font pas des vérités.

Un jeu sinistre d’insultes, d’accusations et de dénonciations

Drapé dans la toge du savant, prétendant à l’objectivité scientifique pour mieux impressionner la galerie des gogos et étouffer ainsi toute réplique, se complaisant dans un exercice d’autocélébration d’un ridicule achevé (« ce livre, est un exocet magnifiquement construit, un chef d’œuvre de maîtrise intellectuelle »), Todd, non seulement dénie à Valls le droit à la réflexion et à l’intervention dès lors qu’il sort du champ clos de la politique, mais, de surcroît, il le traine dans la boue. Comment ? En utilisant la même méthode que celle appliquée aux manifestants du 11 janvier : l’insulte personnelle et idéologique.

Personnelle ? « Soit Manuel Valls n’a pas lu le livre, soit il est vraiment bête. Les deux ne s’excluent pas ». Que de morgue.

Personnelle encore ? « Le Premier ministre a pris le temps de lire alors qu’il y a 10% de chômage. Seul un ministre désœuvré peut perdre son temps ». Tant de fatuité.

L’insulte idéologique, plus importante cela va de soi car visant à délégitimer le contradicteur, Valls en l’occurrence, à réduire par avance à néant sa légitimité politique et intellectuelle ? « L’intervention de l’exécutif dans la vie intellectuelle du pays ? C’est du pétainisme ». Le mot qui accable, l’accusation censée tuer : pétainisme. Emmanuel Todd va alors resserrer l’étreinte.

« Pour moi l’optimisme de Manuel Valls (le Premier ministre s’est défini comme optimiste et lucide, une inacceptable faute de goût…), dans une France où le taux de chômage est à 10%, où l’islamophobie se répand, où l’antisémitisme se répand, c’est l’optimisme de la Révolution Nationale et du Maréchal Pétain. Lui aussi accusait les Français résistants d’être des Français pas bien ». Valls=Pétain, Todd=Moulin.

Tous collabos?

En conséquence, tous les éditorialistes, les historiens, les scientifiques qui contestent ses « caricatures » et « élucubrations » ne sont que de vils « collabos ». Et nous sommes contraints dans la France d’aujourd’hui de débattre, de débattre sérieusement, avec un illuminé de cette espèce ne renonçant à aucune provocation ni bassesse ? La preuve : “Valls et Hollande hurlent les mots de liberté et d’égalité en faisant des politiques économiques radicalement inégalitaires et qui détruisent une partie de la société française et des politiques concernant les libertés publiques qui sont potentiellement liberticides. En ce sens, ils sont les représentants de la « mauvaise France ». Ce sont des imposteurs. Le PS est objectivement xénophobe. Il exclut les enfants d’immigrés de la nation française ». Vitupérez, dénoncez, accablez, il en restera toujours une trace. Emmanuel Todd se livre à ce jeu sinistre.

Le soutien de Florian Philippot

Depuis quelques jours, Todd n’a guère été soutenu. Chacun a pu prendre conscience de ce qui pourrait s’apparenter à une bouffée délirante. Isolé Todd ? Pas tout à fait. Il a reçu l’appui enthousiaste de Florian Philippot, le n°2 du Front National : « La tribune de Manuel Valls est ridicule, inconvenante, déplacée, une offensive générale contre la liberté d’expression. La liste s’allonge des intellectuels attaqués frontalement par le Premier ministre, marquant une dérive inquiétante du pouvoir, loin, très loin, des valeurs de la République ». Sans doute Emmanuel Todd a-t-il les complices idéologiques qu’il mérite. Pour notre part, sur ce sujet, la proximité avec Manuel Valls nous convient. Quelles que soient les critiques que nous pouvons porter contre sa politique par ailleurs, ajoutons même que l’on peut se féliciter de ce que certains politiques à gauche revendiquent de réfléchir et ne limitent pas la politique à la gestion chaotique et étroite de l’économie. Les socialistes ont trop déserté, et depuis des années, le terrain des idées pour qu’on siffle ainsi leur exclusion quand ils revendiquent d’y retourner. On a trop besoin de donneurs de sens, et même de songes. Le comble, c’est de leur cracher dessus alors même qu’on s’est tant plaint de ce que ces « politicards » soient décérébrés, comme si la prétention à penser tout seul tenait désormais de label de vérité.

(*) Seuil, 252 pages, 18 euros

Par Nicolas Domenach et Maurice Szafran

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yatin

Jacques Lacan aimait souvent à rappeler que les commentaires laissé par les historiens, commentaires qui prétendent toujours être « scientifiques », ne sont en fait que des interprétations de faits réels souvent complexes et la réduction opérée par le commentaire se voulant ainsi scientifique n’est en réalité qu’une interprétation tendancieuse visant à entraîner les faits et leurs conséquences vers une pensée préfabriquée orientée et définie d’avance. Il s’agit alors de la plus simple opération (malgré les dires de son auteur) visant à conforter une idée subjective préconçue et la pseudo étude scientifique n’est qu’un tour de passe-passe d’apparence théorique pour se rendre inattaquable! A bon entendeur….