Pierre-André Taguieff, L’eugénisme
Que sais-je ? 2020

Maurice-Ruben Hayoun le 10.11.2020

Qu’est ce que l’eugénisme ou l’eugénique (nom féminin) ? Vous pourrez certainement répondre à cette question en lisant attentivement ce petit ouvrage, sobrement écrit et si bien documenté.

L’auteur a compris qu’il fallait -avant de donner une définition- (et d’ailleurs en existe t-il une seule adaptée à toutes les autres ?), procéder à une enquête historique afin de délimiter les différents usages de ce terme à travers les siècles.

La seconde qualité majeure de cet ouvrage est d’avoir souligné ce que n’est pas l’eugénisme, le distinguer du racisme pur et simple, mais aussi du darwinisme social.

Ce qui ruine l’idée d’une inégalité congénitale des hommes, une idée qui fut combattue sans relâche mais qui a tout de même connu une terrible résurgence, parée de toutes les garanties d’une pseudoscience, et présentée comme un objectif somme toute honorable de l’espèce humaine.

Il fallait aussi dire que l’eugénisme est différent du darwinisme social qui a permis à certaines classes de la société, notamment une certaine aristocratie de se reproduire entre ses membres attitrés, justifiant leur supériorité politique et même intellectuelle. Selon l’adage, du bon ne sort que du bon et du mauvais le mauvais.

L'eugénisme - Pierre-André Taguieff - Livres - Furet du Nord

Ce concept d’eugénisme appartient autant aux sciences médicales qu’aux théories des sciences humaines, en l’occurrence, de la politique.

La vie en société, les sciences sociales, l’éthique, la morale en général, l’Etat-Providence auquel certains eugénistes forcenés reprocheront de protéger les malades, les faibles et toute cette humanité moins bienvenue que celle qui se croit appelée à tout régenter en raison, justement, de ses dons hérités de ses parents.

Dans toutes ces théories d’eugénisme mauvais et mal orienté, l’hérédité joue un grand rôle puisqu’on reçoit un patrimoine biologique de ceux qui nous ont donné la vie. Dans un domaine autre que la biologie, Heidegger a dit des remarques intéressantes sur la Geworfenheit…

Mais il existe aussi un aspect positif et moral de l’eugénisme, c’est la foi (qui fut celle du siècle des Lumières) en l’infinie perfectibilité de l’être humain.

Il y a du Prométhée derrière cette idée. Il est alors question de repousser de nos yeux le mir de notre esprit, de se lancer à la conquête de domaines in-abordés ou encore inexplorés.

Et cette idée est fortement décrite par Francis Bacon dans un passage opportunément cité par l’auteur :
Prolonger la vie. Rendre à quelque degré la jeunesse. Retarder le vieillissement.. Guérir des maladies réputées incurables. … Augmenter la force et l’activité…. Transformer la nature… transformer les traits… Augmenter et élever le cérébral… Métamorphose d’un corps dans un autre. Fabriquer des espèces nouvelles. Transformer une espèce dans une autre. Rendre les esprits joyeux et les mettre dans une bonne disposition.

Il n’y là rien de répréhensible ni de blâmable ; tout y est, rien ne prône la moindre inégalité ab ovo des êtres humains . Tout au contraire, l’humanité est envisagée comme un tout unifié, ce qui revient peut-être à pécher par excès d’optimisme.

Une autre citation vaut d’être citée ici, celle de Condorcet : Nos espérances sur les destinées futures de l’espèce humaine répondent à ces trois questions : la destruction de l’inégalité entre les nations, le progrès de l’ égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l’homme…

Je crois qu’il faut porter l’attention sur le dernier mot : perfectionnement réel de l’homme. Il s’agit évidemment d’une conduite éthique envers soi-même et envers son prochain.

Là aussi, rien à retirer, on ne parle ni d’une sélection naturelle ni de je ne sais quelle technique humaine apte à écarter ceux qui sont moins bienvenus que les forts, les intelligents et les bien-portants.

L’aspect le plus nocif de toute cette affaire n’est autre que la transposition d’une réalité biologique dans une fracture sociale, ce qui revient à dire que l’ordre social, tel qu’il est, à l’avantage de certains et au désavantage de tant d’autres, est voulu par la nature, c’est un diktat de mère nature : et qui oserait se révolter là contre ? Avec de plus, le pouvoir de modifier cette situation.

On voit d’ici les inqualifiables dérives de l’eugénisme nazi qui s’est arrogé le droit de vie ou de mort, en s’appuyant sur des concepts volontairement erronés, avec des appellations pseudo-scientifiques.

C’est ainsi que des médecins qui avaient pourtant prêté le serment d’Hippocrate se sont permis de peser sur le processus biologique afin de promouvoir leur racisme comme la valeur de toutes les valeurs. On se souvient aussi des Lebensbörne des Nazis .

Au fond, qu’est ce que l’eugénisme ? Un idéal, une idée, un imaginaire, une théorie ? L’auteur consacre à cette question le second chapitre de son ouvrage, le plus long et le plus consistant de l’ensemble.

On découvre que même durant l’Antiquité grecque (Platon, en l’occurrence), il y avait une coutume, l’exposition, qui consistait à abandonner les nourrissons mal formés ou présentant un handicap visible.

On le voit aussi dans cette abondante littérature conseillant aux couples procréateurs de bien choisir leur partenaire afin de générer de beaux enfants…

Cela prouve qu’à l’origine et malgré certaines pratiques autoritaires comme la stérilisation forcée, le désir d’avoir une belle et robuste progéniture ne comportait pas encore cet eugénisme de très mauvais aloi. Mais tout de même, cet intérêt comporte, dès le début, des intentions parfois contestables.

D’un autre côté, est-il condamnable de chercher à aider la nature, surtout quand il s’agit de sa propre descendance ?, Mais ce qui était au départ de bonnes intentions, a fini par prendre une tournure bien plus inquiétante.

Il y eut ce que l’auteur appelle une sorte de police médicale ; ensuite la nécessité d’avoir une sorte de certificat prénuptial attestant qu’aucun des deux époux n’était porteur, à sa connaissance, de maladies graves ou héréditaires.

Dans le cas de complications, on pouvait essuyer un refus de mariage. Certes, cette mesure était déjà suffisante en soi pour justifier l’atteinte aux droits de l’homme, mais c’est progressivement que ce souci purement médical a connu un aboutissement raciste intolérable.

Aujourd’hui encore, on crée des difficultés à des émigrants aux USA qui comptent dans leur famille un ou une enfant atteint de trisomie 21…

Cette histoire concernant des enfants bien nés, sains et robustes, n’a pas manqué de passionner à la fois les médecins, les biologistes et les démographes (je pense aux néomalthusianistes) , mais aussi certains philosophes comme Nietzsche.

Je ne renvoie pas au surhumain dans le Ainsi parlait Zarathoustra dont nul ne sait à quelle surhumanité l’auteur renvoyait précisément, même si les nazis, avec l’aide de la sœur abusive Elisabeth Förster-Nietzsche, ont singulièrement tiré à eux les propos de ce philosophe.

Non, je pense à un bref passage où Nietzsche écrit que l’union charnelle de hobereaux prussiens avec des femmes juives ne pourrait donne que de très beaux enfants !! C’est dire combien ce thème de l’eugénisme était d’actualité. Je note aussi que vers 1910/12 on ne compte plus les colloques et les sociétés qui s’en occupent…

Le XIXe siècle dans son ensemble assiste à une véritable éclosion de théories allant dans ce même sens : comment combattre l’inégalité entre les hommes, l’inégalité entre les nations ?

Le problème de l’hygiénisme comportait dès le début un grave danger : qui pouvait décider de l’intégration ou, au contraire, du rejet, de l’exclusion, de tel bébé, de telle race ou de telle culture ? Même dans la Bible, l’une des plus belles prières accordées par Dieu est l’éloignement des graves maladies qui sévissaient en Egypte et en décimaient la population (yassir me ittékha hola im ra’im.).

Mais cela n’a jamais conduit à traiter l’espèce humaine comme on traiterait un cheptel humain. On entrevoit d’ici la menace de déclarer que telle ou telle engeance humaine était inférieure à d’autres. Et là on retombe dans l’horreur de l’antisémitisme racial des Nazis.

Peut on pratiquer la sélection humaine ? Peut-on chercher l’amélioration de notre espèce ? L’auteur cite les déclarations d’un médecin, prix Nobel de physiologie et de médecine, Charles Richel, qui pose la question clairement : il s’agit d’améliorer l’espèce humaine… Quoi ! Nous nous appliquons à produire des races sélectionnées de chiens, de porcs, voire de prunes et de betteraves et nous ne faisons aucun effort pour créer des races humaines moins défectueuses, pour donner plus de vigueur aux muscles… Quelle incurie étonnante, quelle criminelle négligence de l’avenir.

Ce texte fut publié en 1922. A peine deux décennies plus tard on en vint à la solution finale, l’extermination des juifs et à d’abdominales expériences de docteur Joseph Mengele… J crois que le docteur Richet ne pensait pas à mal en écrivant ce qu’on vient de lire.

Mais la seule faiblesse de ces déclarations tient à l’absence de considérations éthiques, montrant que la dignité humaine dépasse toute autre considération. Et peut-être aussi que l’homme est créé à l’image de Dieu. Mais il n’est pas certain que l’on accepterait de mettre l’anthropologie biblique au centre des débats philosophiques contemporains…

Le progrès est il devenu une religion ? Doit-on ériger l’eugénisme au rang d’une religion, celle du futur où l’humanité poursuivra deux objectifs  : une santé parfaite et une intelligence supérieure ? C’est toujours la même question : où est la règle éthique ?

Quand on lit que selon certains, en toute bonne foi, les déficients qui se savent tels, cesseront de se reproduire et feront de cette décision non pas une option mais une obligation ? Ce serait leur façon de contribuer à l’amélioration générale de la condition humaine…

Le XIXe siècle a été saturé de pensée hygiénique ; on ne compte plus les sociétés, les écoles, les fondations qui s’étaient assignés la tâche de dépasser la condition de l’homme et de lui offrir un développement ad astra.

Même Renan qui, en bon fils de son siècle, parlait tant de race (sans y accoler nécessairement des notions racistes propres) n’a pas été épargné par ces préoccupations-là, comme le prouve le passage extrait de ses Dialogues philosophiques.

Comme certains de ses contemporains, il rêvait d’une humanité dirigée, guidée par l’intelligence. Et tout ce qui pouvait aider à atteindre cet objectif était bienvenu. Mais, je le répète, la dimension éthique de toutes ces rêveries était absente : que faire des êtres humains qui ne répondaient pas aux normes érigées par les hygiénistes et les eugénistes ? Tout le problème est là…

Une société humaine ne se construit pas un schéma directeur dual : les aptes, d’un côté, et les inaptes, de l’autre. Interdire aux uns de se reproduire et le permettre à d’autres. Faudrait il alors, par mesure de précaution, procéder à des stérilisations forcées ?

Toutes ces choses sont incompatibles avec l’éthique et la démocratie. Je reprends entièrement à mon comte sans la moindre réserve cette phrase de l’auteur : Si l’eugénique est la science appliquée «du «mieux-être-de l’homme» il convient de la dissocier clairement de toutes les instrumentalisations politiques qui l’ont compromise au XXe siècle (p 97).

Même si le débat actuel autour de ce qui s’appelle la bioéthique a un peu perdu de sa virulence, il rebondira d’ci peu car la tentation est grande de repousser toujours un peu plus loin, les limites de l’intellect humain. Je laisse de côté les arguments d’ordre religieux, impliquant une sorte de rivalité entre le Créateur et ses créatures supposées. Il n’en demeure pas moins que le débat est bien là.

Pour finir ce compte rendu d’un livre qui m’a beaucoup appris, je renvoie à deux idées développées dans la littérature talmudique et soulignant l’opposition à toute réification de l’être humain.

Pour quelle raison, Dieu n’a t il créé qu’un seul Adam alors qu’en vertu de sa toute puissance il pouvait en créer un très grand nombre ? Réponse du talmud : afin que nul ne puisse dire à son congénère je descends de l’Adam numéro 1 et vous de l’Adam numéro 36. Cette réponse coupe l’herbe sous les pieds de toute théorie raciste.

Au sujet de la reproductibilité de l’homme, comme une pièce de rechange que le mécanicien peut fournir sur demande : Contrairement au fondeur qui ne peut que reproduire toutes les pièces de monnaie à l’identique, le Créateur, nous dit le talmud, est le seul à pouvoir créer des milliards d’êtres humains, avec pour chacun une individualité propre. C’est en cela que s’enracine la dignité unique de l’être humain. A nulle autre pareille.

La sublime mélancolie de notre destinée (Martin Buber)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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