Extrait du “Travail de l’histoire”, d’Etienne Anheim. (Editions de la Sorbonne / Audrey Cerdan)

Est-il dangereux d’être drôle quand on est prof ? Par Xavier De La Porte

Parfois, on lit un livre pour des raisons inavouables. C’est le cas de celui-ci. J’étais à l’école avec son auteur, au milieu des années 1990, à Normale-Sup. Entré en Lettres, j’enviais les élèves de la section Histoire.

Il y avait l’air d’avoir chez eux une vie de groupe assez marrante (ils connaissaient des chants paillards, c’était à l’ère pré #metoo), ils étaient plus politisés que nous et leurs profs (dont Patrick Boucheron, depuis entré au Collège de France, mais il n’était pas le seul : il y avait aussi des gens comme Caroline Douki, etc.) faisaient fonction à la fois de presque-amis et de gourous intellectuels.

Parmi ces élèves, il y en avait un avec lequel je n’ai jamais parlé (en tout cas pas dans mon souvenir), mais qui avait sa réputation: Etienne Anheim. On le disait super sérieux, super bon.

De fait, il a «fait carrière» comme on dit. Or voici que m’arrive il y a quelques jours un livre où Etienne Anheim raconte, interroge, décrit, ce qu’il appelle «le travail de l’histoire».

Son sujet, c’est expliquer ce qu’est le travail de l’historien, à travers un exercice d’ego-histoire où il raconte comment il est devenu historien, ce qu’il lit, comment il écrit, enseigne, intervient.

C’est passionnant parce que c’est le revers de ce qu’on lit ou voit quand on s’intéresse aux Sciences humaines d’un point de vue journalistique.

Nous, on lit des livres, on assiste à des colloques, on est au courant de controverses théoriques ou parfois on a ouï-dire de conflits de pouvoir au sein de l’Université, mais à moins d’avoir des ami-es dans le champ, on ne sait pas très bien comment ces gens travaillent, quel rapport ils entretiennent à leur discipline, etc.

Ce livre décrit tout ça avec, en toile de fond, une interrogation sur le rôle politique et social de l’Histoire, car il y a peu de savoir mobilisé aussi souvent que l’Histoire pour lui faire dire tout et son contraire.

Or, au détour d’une page du chapitre «Enseigner», Etienne Anheim écrit ceci :

(Extrait du “Travail de l’histoire”, d’Etienne Anheim, Editions de la Sorbonne)

Ce passage m’intéresse pour plusieurs raisons :

  • On y apprend que Patrick Boucheron faisait des blagues en cours.
  • Tout ce que dit Anheim sur les vertus pédagogiques de l’humour est plein de bon sens, et s’approfondit même dans les pages qui suivent, parce qu’il caractérise cet humour consistant à jouer des rapports entre passé et époque contemporaine. Or il défend ce jeu sur les anachronismes comme une manière à la fois de vivifier le passé, et de pointer les travers du contemporain. Le fait de mentionner que ce n’est pas dans la tradition française est aussi intéressant. Remémorons-nous nos profs drôles… (J’ai eu un prof de maths qui disait : «Le point P court sur la droite. Il court où?… En Guyane.» On riait bien.)

  • Mais c’est la dernière phrase qui me semble la plus importante. L’usage de l’humour en cours a une limite : qu’il ne soit pas un outil de «domination symbolique». J’ai revu récemment «Entre les murs» (le film de Laurent Cantet, adapté du roman éponyme de François Bégaudeau, qui avait reçu la Palme d’Or à Cannes en 2008). Il donne à voir un professeur de français dans sa classe de collège dans le XIXème arrondissement de Paris. Parmi tout ce que ce prof fait mal – ou maladroitement – il y a ses blagues. Elles sont drôles, certes, mais l’ironie et les références maniées en font précisément des outils de domination symbolique. Il ne s’agit pas de juger, être prof est un métier qui demande d’extraordinaires qualité d’improvisation. Mais c’est intéressant de constater que les qualités pédagogiques de l’humour peuvent – parce qu’il est une irruption, un trouble – se renverser aussi vite. On comprend alors que le risque ne soit pas évident à prendre.

Xavier de La Porte

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