Marie Moutier-Bitan, Les champs de la Shoah. L’extermination des juifs en Union soviétique occupée 1941-1944

Les champs de la Shoah. L'extermination des Juifs en Union soviétique occupée. 1941-1944. Entretien avec Marie Moutier-Bitan. – Vol de nuit littéraire

Voici un livre sur la Shoah qui montre que ce terrible passé ne passe toujours pas, qu’on n’en est qu’au début des investigations portant sur les atrocités commises par les hordes nazies et leurs supplétifs (notamment ukrainiens) partout où ils passaient. Le 21 juin 1941 marque le début de l’opération Barbarossa, l’invasion de l’URS par les nazis ; et dès le lendemain, sans plus attendre, comme si le sort de toutes la guerre en dépendait, les groupes d’intervention (Einsatzgruppen) s’en prenaient aux juifs qu’ils croisaient sur leur route ou dans leurs villes et leurs villages. Cela m’a fait penser au délire des nazis dans leur haine des juifs : dans les derniers mois de la guerre, début de 1945 les trains de déportés en route vers l’extermination à Auschwitz étaient déclarés prioritaires par rapport aux trains chargés de munition pour les soldats du front. En termes clairs : on préférait retarder les trains chargés de munitions pour les soldats du front et déclarer prioritaires les trains de déportés : l’extermination des juifs passait avant out, même avant la défaite inéluctable de l’Allemagne nazie…
Dans une préface très claire mais un peu appuyée, le Père Patrick Desbois tresse des couronnes absolument méritées à l’auteur de cette vaste étude. Cette spécialiste a passé plus de dix ans à étudier ces champs, ces villages, ces forêts, ces villes et tous les autres lieux où les Nazis ont exterminé des juifs sur place. Ces groupes d’assassins se déplaçaient partout, et parfois même à des kilomètres pour tuer un seul individu ou une simple famille isolée dont on leur avait signalé l’existence. C’est dire combien le délire sanguinaire dominait toute autre considération. Mais comment mener des enquêtes sérieuses dans de telles conditions ? Où étaient d’éventuels témoins ? Comment les joindre ? Et surtout qu’avaient ils retenu de ces massacres ? Certaines archives ont été conservées mais pas dans leur entièreté.
Heureusement, il existe une quantité considérable d’archives allemandes mais aussi russes accessibles aux chercheurs. On se souvient du triple paradigme classique : des exécuteurs, des victimes et des témoins. Et l’auteure a inlassablement sillonné les rues et les routes de nombreux lieux où des juifs furent tués par balles et enterrés sur place. Les charniers contenaient des centaines de victimes, voire plus. Parfois, il a fallu exhumer les cadavres pour les identifier dans la mesure du possible et les dénombrer. Qui étaient les tueurs ? Tout d’abord la Waffen SS, la Wehrmacht (l’armée régulière), la police militaire et parfois aussi, hélas, des collaborateurs locaux (ukrainiens), trop heureux de se venger des juifs et d’accaparer leurs biens.
En dépit de tous ces obstacles, l’auteure de ce livre a rencontré bien des témoins, consulté bien des archives, notamment allemandes puisqu’elle comprend bien cette langue. Mais avant d’entrer in medias res, l’auteure situe les choses dans le temps, parle des concentrations de population juive dans de grandes cités comme Moscou, Odessa, ou Leningrad. On lit aussi des passages très éclairants sur les innombrables pogroms qui ont dévasté les communautés juives sur place, dès la fin du XIXe siècle. Des accusations de meurtres rituels ou de profanations d’églises orthodoxes suffisaient pour donner lieu à des drames.
Comment les juifs ont-ils réagi à la survenue de la révolution bolchevique ? Le nouvel ordre social supprima les restrictions des zones de résidence et l’entrée dans l’enseignement supérieur pour les juifs ; Contrairement à son prédécesseur Lénine qui avait fait quelques concessions pour le développement des cultures minoritaires, Staline afficha une certaine hostilité à l’égard des juifs . En fait, on donnait aux juifs le choix entre le maintien de leur dénomination religieuse et leur adoption du mode de vie et de pensée soviétique. On demanda aux juifs quelle était leur langue nationale, le yiddish ou l’hébreu. Mais les individus n’étaient pas tous du même avis on choisit de dire que le yiddish était l’une des langues des juifs… Quant à la pratique religieuse, elle fut stoppée net, poussant les plus religieux à pratiquer leur culte en secret et à prier lors des grandes fêtées juives dans la plus grande discrétion. Qu’on en juge : dans certaines grandes agglomérations qui comptaient près de quarante lieux de culte, il n’en subsistait plus qu’un seul en 1930. Les mêmes restrictions frappaient tous les secteurs de la pratique. Toutes ces descriptions ne sont pas éloignés de notre sujet : l’état du judaïsme avant l’entrée des troupes d’invasion de la Wehrmacht en URSS.
Il y eut ensuite le pacte germano-soviétique qui prévoyait dans une clause secrète le partage de la Pologne qui abritait jadis de nombreux juifs ; l’auteure détaille ce que fut l’existence de quelques familles juives. Les Nazis avaient des listes de personnalités à exécuter, ce qu’ils firent sans le moindre scrupule. Ils donnèrent une idée de ce qu’ils comptaient faire en URS, une fois que Hitler aura dénoncé les clauses du pacte en juin 1941. Pendant cet intérim les juifs payèrent un très lourd tribut puisque même le grand incendie qui ravagea une partie de la métropole leur fut imputé…
Les massacres perpétrés en Pologne occupée étaient un avant-goût de ce qui allait se passer après juin 1941 Ce fut l’extermination à une très haute échelle. Mais nul ne pouvait prévoir une telle sauvagerie Mais il est difficile d’ établir des liens cohérents et logiques entre toutes ces exécutions de juifs. L’auteure met bout à bout des noms de ville, de village ou de simples lieux dits où les Allemands tuent, battent et terrorisent tout ce qui ressemble de près ou de loin à un juif. Comment développer un récit d’un seul tenant. La plupart du temps l’auteure donne des noms, des dates et des lieux. Ce qui arrive est d’une affreuse banalité : on rassemble des juifs partout, on les conduit sur les lieux de leur exécution. Parfois, on enterre les cadavres sommairement. Mais les bourreaux ne sont pas peu intéressés par les biens dont ils spolient volontiers leurs victimes juives. Avant les massacres, certains, notamment des supplétifs, passent les habitations au peigne fin, à la recherche de biens de valeur, or, argent, bijoux… Faute de mieux on pille les maisons, même les literies peuvent faire l’affaire.
L’incendie de la grande synagogue nous émeut mais il ne fut pas le seul. On lit que les policiers allemands ont commencé par bloquer toutes les issues de ce grand lieu de culte, y enfermant ceux qui s’y trouvaient sans possibilité de s’en échapper et y mirent le feu. On entendait les cris et les appels de ceux qui étaient brûlés vifs ; ceux qui tentèrent de s’échapper étaient rattrapés et fusillés Dois je mentionner le cas de ces jeunes juifs, obligés de démonter une statue de Staline et fusillés immédiatement après par leurs tortionnaires.
Je trouve un passage conclusif que je souhaite citer ici car il fait le point sur tous ces massacres isolés :
Une violence brutale et ciblée s’exerça sur les juifs dès les premières semaines de l’opération Barbarossa. Des pays baltes à la Mer noire, des foyers de haine surgirent sous l’impulsion de l’envahisseur nazi et de ses alliés. Le bannière du combat contre le judéo-bolchevisme drapa ces premières exécutions qui, si elles concernaient en premier lieu les hommes juifs, n’épargnèrent guère les femmes et les enfants sauvagement massacrés lors de pogroms abondamment utilisés à des fins de propagande les troupes des Einsatzgruppen commirent leurs premières exécutions de juifs sans susciter la stupeur ou un grand émoi de la part des hommes impliqués. (…) La violence se déplaça vers l’Est, suivant les mouvements du front. (…) Les pogroms s’éteignirent mais les juifs étaient toujours plus nombreux à tomber. Le mois d’août s’annonçait transitoire ; quelques semaines suffirent pour que les unités nazies soient prêtes à fusiller des femmes e des enfants.
Goethe, l’âme de la littérature et de la philosophie allemandes a dit que la haine sa place dans la catégorie la plus basse de la culture humaine. A l’évidence, il n’a pas été suivi par une certaine époque…
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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