«Le Vieil Homme et l’enfant», le film qui a remis les Français de 1939-1945 à leur place

En portant à l’écran l’enfance de Claude, envoyé dans une famille d’accueil à la campagne pendant la Seconde Guerre mondiale pour qu’il évite la déportation, le long-métrage de Claude Berri est l’un des premiers à évoquer le sort des juifs sous le nazisme.

Tourné en 1966 (l’année du cinquantenaire de la bataille de Verdun) et sorti en 1967, Le Vieil Homme et l’enfant est le récit plein de sensibilité que Claude Berri a consacré à sa vie d’enfant juif caché à la campagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce film, le premier long-métrage du réalisateur, fut un succès public et permit à l’acteur Michel Simon, qui, depuis des années, ne tournait plus guère, de retrouver la célébrité (et l’Ours d’argent du meilleur acteur au festival international du film de Berlin). Il en est également sorti un livre, publié par l’éditeur Raoul Solar en 1967.

Semi-autobiographique, il raconte comment le petit Claude, envoyé par ses parents dans une famille d’accueil, a évité les rafles et la déportation. Le scénario de Claude Berri avait été adapté par lui-même, ainsi que par Gérard Brach (qui sera aussi le scénariste de Roman Polanski): en tant qu’engagé volontaire à 16 ans dans la division SS «Charlemagne», Gérard Brach était bien placé pour aborder la complexité des événements de la guerre.

Ce film témoignait le premier d’une réalité maintenant bien connue: nombreux furent les juifs dans la France occupée qui, grâce au concours de Françaises et de Français, échappèrent à la barbarie nazie secondée par Vichy. Sur les 340.000 juifs vivant alors sur le territoire métropolitain, les trois-quarts échappèrent aux centres de mise à mort; 76.000 furent déportés et 2.500 revinrent des camps. Le titre de «Juste parmi les nations», remis par le mémorial de Yad Vashem depuis 1953 pour honorer les non-juifs qui ont mis leur vie en danger pour sauver des juifs pendant la guerre, a été décerné à plus de 4.000 Françaises et Français: à Paris, des plaques, à l’extérieur du Mémorial de la Shoah et dans la crypte du Panthéon, rappellent leurs actions.

Grâce aux travaux des historiens, les noms de villages où l’on cacha des juifs ont acquis la renommée qu’ils méritent: ainsi de Chambon-sur-Lignon, un village de Haute-Loire situé dans le Massif central, comme celui, près de Grenoble, que montre Claude Berri dans son film –les historiens parlent de «montagne refuge». La cause pourrait sembler entendue et, plus de cinquante ans après son tournage, le film tendre et ironique de Claude Berri paraître finalement assez banal, dépourvu de toute profondeur historique –les ignorants diraient même que, trop classique, il est mièvre. Mais prenons garde aux déformations de perspective: elles feraient oublier sa dimension novatrice sur au moins trois plans.

Un film précurseur

D’abord, Le Vieil Homme et l’enfant est sûrement le premier film «grand public» à évoquer cette réalité des enfants juifs cachés par des Français pendant la guerre, ce qui leur permit de survivre: c’est un long-métrage de témoignage, issu de la propre expérience du réalisateur. Curieusement, ce fut aussi celle de la mère d’Alain Cohen, jeune interprète du rôle de Claude: elle aussi a passé une partie de son enfance à la campagne, cachée chez des Français qui ne savaient pas qu’elle était juive, mais à l’inverse de Claude Berri, elle eut le malheur de perdre ses parents, gazés à Auschwitz.

Deuxièmement, c’est même, plus simplement encore, l’un des tout premiers films à évoquer le sort des juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Rien moins que cela. On sait en effet que la question du génocide a été longtemps occultée dans l’après-guerre, où l’on préférait parler plus vaguement de «victimes du nazisme», par exemple dans le très beau Nuit et brouillard (1956), réalisé par Alain Resnais à l’initiative de l’historien Henri Michel. Dans Panique, de Julien Duvivier (1946), le fait que la «victime» (monsieur Hire, interprété là encore par Michel Simon) soit juive était même presque complètement escamoté.

Il a fallu attendre les années 1960 et le réveil de la mémoire juive, à la suite du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961 et de l’action de certaines personnalités tenaces –comme le procureur allemand Fritz Bauer, initiateur des procès dits «d’Auschwitz» à Francfort-sur-le-Main en 1963– pour que la question, peu abordée lors du procès de Nuremberg (1945-1946), soit enfin considérée comme un point central de l’histoire du XXe siècle.

Enfin, ce que montre Le Vieil Homme et l’enfant des Français pendant la guerre n’avait jusqu’alors jamais été formulé aussi explicitement. La mémoire collective (au moins celle des historiens) a retenu le choc que fut le film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié, tourné en 1969 mais sorti en salles en 1971 (et que la télévision ne daigna passer qu’en 1981).

Avec ce dernier film, pour la première fois a-t-on coutume de dire, fut brisé le miroir du «résistancialisme» dans lequel les Français, à la suite des gaullistes et des communistes, se complaisaient à se regarder (encore en 1966, avec La Grande Vadrouille de Gérard Oury): Marcel Ophüls montrait que les Français, à Clermont-Ferrand et ailleurs, n’avaient pas été ce peuple de courageux résistants, unanime à rejeter Vichy et l’occupant et leurs persécutions, notamment raciales. Or, tout ceci était déjà présent, en cette année 1966, dans le film de Claude Berri.

Au cœur de la France antisémite

Le premier avec une telle force, il a montré sans fard l’antisémitisme à l’œuvre dans la France d’avant 1944. Ce que révèle en effet la figure du vieil homme, ce «Pépé» par ailleurs si touchant quand il est avec le petit Claude, est terrifiant: avec une brutalité qu’atténue seulement l’ironie des situations, tous les clichés de l’époque contre les juifs, qui vont permettre le développement de la Shoah, sont formulés (ils sont loin d’avoir aujourd’hui tous disparu).

Il est bien connu, dit le vieillard, que les juifs sentent tous mauvais; ils ont le nez crochu, en forme de hameçon pour mieux attraper les billets; ils ont les pieds plats («pour se faire réformer»), ce qui ne les empêche pas de courir vite dès qu’il s’agit d’argent à gagner; ils ont les cheveux frisés, de grandes oreilles, de grosses lèvres; ils ont des coutumes aussi étranges que malsaines (la circoncision, et le shabbat, dont une scène extraordinaire dans le film rappelle le déroulement); ils exploitent la misère du peuple, sans jamais travailler ni rien produire; ils sont lâches et envoient les autres mourir à leur place dans une guerre qu’ils ont eux-mêmes provoquée (le Front populaire et Léon Blum les premiers).

Claude Berri montre un antisémitisme latent, qui imprègne la société française de l’entre-deux-guerres et n’est pas l’apanage de «Pépé»: le petit Claude s’est déjà fait traiter de «sale juif» par un autre gamin, avant d’échouer à la campagne. Pour «Pépé» (Michel Simon), qui écoute la redoutable propagande incendiaire de Philippe Henriot (lequel n’avait guère été remis ainsi «à l’honneur» dans un film français depuis 1944), la France a bien «quatre ennemis héréditaires»: les Anglais, les juifs, les francs-maçons, les bolchéviques.

Les Français que montre Claude Berri sont d’ailleurs souvent veules, comme Victor (Roger Carel), le fils de la maison, qui ne veut pas avoir d’histoires; cruels, comme l’institutrice qui humilie ses petits élèves; ou profiteurs de guerre et carrément méchants, comme Maxime (Paul Préboist), le père fermier de la petite Dinou, propriétaire d’un berger allemand nommé Adolf.

Avant Le Chagrin et la Pitié, c’est toute la France rance de la guerre qui est ici cadrée, sans aucune complaisance: le film de Claude Berri est donc précurseur. Ce sont ensuite les années 1970-1980 qui verront la question du sort des juifs et du génocide enfin s’imposer, grâce au combat des activistes et des historiens, en produisant au cinéma des œuvres majeures comme Monsieur Klein, de Joseph Losey (1976) et bien sûr Shoah, de Claude Lanzmann (1985). 

A suivre….

JForum.fr avec www.slate.fr Jean-Michel Ropars — Édité par Natacha Zimmermann
«Pépé» est pathétique. Il est bon, d’une bonté faite de détresse et d’amertume, et se débat dans une immense solitude. | Capture d’écran poniayoda via YouTube

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