Il y a trois ans, le grand journaliste Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef du journal The Atlantic, m’avait demandé de l’aide pour un article qu’il écrivait sur le phénomène de l’antisémitisme en Europe.

Pour lui permettre d’approfondir ses recherches, je lui avais organisé des rencontres avec des communautés juives, des forces de l’ordre et des responsables politiques un peu partout en Europe.

Il en a fait un long et important article qui s’intitulait « Is it time for the Jews to leave Europe? » dans lequel il décrivait la situation parfois désespérante des communautés juives européennes, arrivant à la conclusion qu’il ne voyait plus d’avenir pour elles en Europe.

S’ensuivaient de nombreux échanges entre lui et moi et un entretien dans lequel j’essayais de défendre un autre point de vue.

Je partageais bien évidemment son constat et son inquiétude mais j’étais convaincue de deux choses: 1. qu’il était nécessaire de résister, de gagner cette bataille contre l’antisémitisme ici, car ce qui était en jeu était tout simplement l’avenir de notre continent et 2. qu’aucune démocratie ne serait finalement à l’abri, y compris les États-Unis, car le cancer de l’antisémitisme pouvait se propager.

Je me souviens encore de sa réaction: un mélange d’incrédulité et d’assurance.

Hier, à Pittsburghonze personnes ont été tuées et six blessées parce qu’elles étaient juives, assassinées de sang froid alors qu’elles étaient venues célébrer la circoncision d’un bébé, huit jours après sa naissance. Le meurtrier était inconnu des services de police mais il exhibait sa haine des Juifs et des étrangers sur les réseaux sociaux.

Il était entré ce samedi matin dans la synagogue de « l’Arbre de Vie » armé d’un fusil d’assaut AK-47 et de trois pistolets Glock. Il a crié des insultes antisémites et « tous les Juifs doivent mourir » en ouvrant le feu sur une centaine de personnes participant à la cérémonie.

Le meurtrier possédait un compte sur le site Internet Gab.com, « le réseau social de la libre parole » devenu un refuge pour l’extrême droite et les suprémacistes blancs, entre autres. Il y côtoyait notamment Andrew Anglin, fondateur du site néonazi Daily Stormer. Sa page -fermée ce samedi- expliquait que « les Juifs sont les enfants de Satan » et affichait le symbole « 14/88 », en référence à la survie de la race blanche et à Adolf Hitler.

Parce que nous, Juifs européens, avons connu la violence antisémite, il est intéressant de s’interroger sur les éventuelles similitudes de ce phénomène en Europe et aux États-Unis. Toutes proportions gardées, cette situation vécue par les Américains juifs n’indique-t-elle pas ce qu’indiquait déjà celle des Français juifs au début des années 2000?

Il faut appeler l’État américain à appliquer une tolérance zéro face à l’antisémitisme et appeler aussi à une mobilisation de la société civile; ce qui a cruellement manqué en Europe, où les citoyens juifs se sont souvent sentis abandonnés.

La bête antisémite, lorsqu’elle surgit, est toujours révélatrice d’une société qui va mal. Je me souviens encore du dessin de Joann Sfar après les attentats de janvier 2015 qui avait pour légende: « Les Juifs sont comme le petit canari que les pompiers promènent dans l’immeuble pour voir s’il y a une fuite. Si le canari succombe, c’est que la maison est en danger. C’est sans doute à ça que servent mes coreligionnaires: quand on commence à les prendre pour cible, c’est que le reste du pays ne va pas tarder à morfler. « .

C’est exactement ce qu’il s’est passé en France.

L’assassinat d’Ilan Halimi, des enfants juifs de Toulouse, ont précédé les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher, qui ont précédé les dramatiques attentats du Bataclan, de Nice, de Saint-Etienne du Rouvray, et avec eux l’observation d’un phénomène de désintégration profonde de notre société.

Il me semble qu’en Europe comme aux Etats-Unis aujourd’hui, nous voyons les symptômes d’une profonde crise démocratique et d’un essoufflement du modèle libéral. Ici comme là-bas, nous voyons nos institutions dévaluées, la parole politique démonétisée et une dislocation des communautés nationales au profit des communautés et identités particulières.

Mark Lila a récemment très bien décrit comment la gauche américaine a fait le choix fatal de la politique identitaire, érigée en mode de pensée intellectuel suprême parmi les élites et au sein des universités, accélérant le délitement du lien social avec des pans entiers de la société américaine et enterrant pour longtemps toute vision politique citoyenne du pays.

En tant qu’Européenne, si je n’avais qu’un seul conseil à donner à mes amis américains attachés à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ce serait de s’attaquer à toutes les formes d’antisémitisme sans exception et de dépolitiser cette question.

En Europe comme aux États-Unis, les Juifs font face à une offensive aussi bien venue de l’extrême gauche qui, sur fond de détestation d’Israël, participe à des manifestations antisémites (notamment sous l’égide du mouvement BDS dans les universités européennes comme sur les campus américains); que de l’extrême droite avec la multiplication notamment sur les réseaux sociaux de sites complotistes, révisionnistes et négationnistes (et en Europe plus qu’aux Etats-Unis, et de manière fulgurante un antisémitisme venu des islamistes).

Le succès du site d’Alain Soral, en France, de Gab aux États-Unis ou la montée en puissance au sein de la gauche américaine d’une figure comme Linda Sarsur capable d’énoncer une ignominie comme « le sionisme est incompatible avec le féminisme » sont révélateurs de cette tragique prise en étau des citoyens juifs européens et américains.

Mon deuxième conseil aux Américains serait le suivant: faites pression immédiatement sur les pouvoirs publics pour qu’ils nomment clairement les choses, sans circonvolutions; qu’ils condamnent l’antisémitisme et ses sources sans tergiversations.

Nous avons trop longtemps souffert en France et en Europe de l’indifférence des dirigeants politiques face au fléau de l’antisémitisme pour savoir que c’est en commençant par nommer les problèmes que l’on peut tenter de les résoudre. Une même cécité face à la violence et à la multiplication des actes antisémites outre-Atlantique serait catastrophique.

Certes, le Président Trump a condamné cet acte antisémite mais cela ne suffira pas. Il faudra une vraie remise en question, comprendre ce qui a conduit les États-Unis, y compris au plus haut niveau de l’Etat, à une telle situation, et mettre en place une stratégie robuste pour s’attaquer aux causes multiples du phénomène en cours.

L’Amérique doit contrer les discours de haine dans les médias mais surtout sur internet et les réseaux sociaux qui ne peuvent et ne doivent plus être des zones de non-droit.

Il faut appeler l’État américain à appliquer une tolérance zéro face à l’antisémitisme et appeler aussi à une mobilisation de la société civile; ce qui a cruellement manqué en Europe, où les citoyens juifs se sont souvent sentis abandonnés.

L’Amérique doit contrer les discours de haine dans les médias mais surtout sur internet et les réseaux sociaux qui, quelles que soient les libertés qu’offre le premier amendement de la Constitution américaine, ne peuvent et ne doivent plus être des zones de non-droit. Il faut que nos amis américains prennent eux aussi conscience que les mots tuent: il ne s’est écoulé qu’un an entre les événements de Charlottesville, où l’on a entendu scander « Jews will not replace us », et l’attentat antisémite de ce week-end, perpétré au cri de « Jews must die »…

Sans donner de leçons, il convient donc de continuer le combat pour ouvrir les yeux de nos décideurs des deux côtés de l’Atlantique sur le danger de la propagation des actes racistes et antisémites et des phénomènes qui les accompagnent.

Ainsi, les décideurs politiques qui, en Europe comme aux États-Unis, versent régulièrement dans la banalisation de la pensée complotiste pétrie de relents antisémites qui circule au sein de leur base électorale, auront aussi une part de responsabilité à assumer.

Nos démocraties sont fortes lorsqu’elles ne vacillent pas sur les principes sur lesquels elles se sont fondées. L’expérience de l’antisémitisme en Europe doit encourager les États-Unis à ne pas commettre les mêmes erreurs.

Et, aujourd’hui plus que jamais, pour comprendre les phénomènes similaires qui traversent nos sociétés, pour mener ces combats communs, il est essentiel de réaffirmer la solidarité et les valeurs fondamentales sur lesquelles nos continents se sont construits. Nous devons faire front commun contre l’antisémitisme: il en va de la survie de nos démocraties.

Simone Rodan-Benzaquen Directrice d’AJC Europe (American Jewish Committee)

 Le HuffPost

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