Le Japon et les Juifs: l’histoire poignante de la famille du rabbin de Kobe

[Article du journal Kobe Shimbun] Pendant que la guerre faisait rage dans les années 1940-1941, un grand nombre d’Européens ayant fui leur pays pour échapper aux persécutions nazies se sont retrouvés à Kobe. Plus de 4 000 Juifs porteurs d’un visa de transit émis par le vice-consul du Japon en Lituanie Sugihara Chiune (1900-1986), auraient ainsi trouvé temporairement refuge dans la grande cité portuaire de l’Ouest de l’Archipel.

Kobe, une ville bien connue pour son caractère cosmopolite

Si autant de réfugiés se sont lancés dans un interminable et périlleux périple pour rejoindre Kobe, c’est parce que cette ville bien connue pour son caractère cosmopolite, abritait déjà une communauté israélite dotée d’une synagogue depuis 1912. À l’heure actuelle, c’est la seule agglomération du Japon avec Tokyo à disposer d’un centre communautaire juif (Chabad). Pour en savoir davantage, nous avons contacté la synagogue de Kobe affiliée au centre communautaire juif du Kansai où nous avons été accueilli par le rabbin Vishedsky.

Shmuel Vishedsky a 36 ans. Né à New York, il a fait ses études en Israël avant de venir s’installer à Kobe, en 2014. Il a commencé par nous dire que pour comprendre les liens étroits qui unissent Kobe et le peuple juif, il fallait d’abord évoquer la Seconde Guerre mondiale. « Je veux que les Japonais sachent ce qui s’est passé », nous a-t-il déclaré avant de raconter l’histoire dramatique de sa famille. Une histoire dont il n’avait jamais parlé ouvertement jusque-là.

Une famille décimée par les Nazis

« La famille de ma grand-mère a été massacrée au cours de l’Holocauste. »

En 1941, Rebecca, la grand-mère de Shmuel Vishedsky, vivait avec la famille de son frère aîné à Léningrad (Saint-Pétesbourg), en Russie. Au mois de juin, l’armée allemande a envahi l’Union soviétique. Elle a encerclé Léningrad et isolé complètement ses habitants du reste du monde. On pense qu’un million de personnes sont mortes de faim et de froid au cours du siège de la ville qui a duré près de 900 jours. Le blocus n’a été levé par les troupes soviétiques qu’en janvier 1944.

« Le frère aîné de ma grand-mère était dans l’armée. Il l’a aidée, elle et sa famille, à sortir de Léningrad avant que le blocus ne soit total. Resté sur place, il est mort de faim au cours du siège de la ville par les Allemands. »

Le petit village où Rebecca et ses proches s’étaient réfugiés s’est trouvé à son tour menacé « quand les Nazis ont créé des “groupes d’intervention” (einsatzgruppen) ». Ces unités spéciales comparables à des « escadrons de la mort » étaient constituées de policiers de la Gestapo et d’officiers SS qui avaient pour mission de liquider au fur et à mesure de l’avancée de l’armée allemande tous les opposants « hostiles » au régime nazi à commencer par Juifs et les membres du Parti communiste.

« Les Juifs du village ont été contraints de creuser un grand trou par le groupe d’intervention. Ils ont ensuite été fusillés et leurs cadavres jetés dans la fosse remplie jusqu’à ras bord. »

Sur les neuf membres que comptait sa famille, à savoir ses deux parents et leurs sept enfants, Rebecca est la seule à avoir échappé au massacre avec l’un de ses frères et sœurs.

Photographie figurant sur le passeport de Rebecca (à gauche), la grand-mère de Shmuel Vishedsky, rabbin de la synagogue de Kobe. A ses côtés (à droite), sa fille, mère du rabbin Vishedsky. © Kobe Shimbun © Kobe ShimbunPhotographie figurant sur le passeport de Rebecca (à gauche), la grand-mère de Shmuel Vishedsky, rabbin de la synagogue de Kobe. À ses côtés (à droite), sa fille, mère du rabbin Vishedsky. © Kobe Shimbun

Entretemps, un autre « groupe d’intervention » commandité par les Nazis avait fusillé tous les Juifs du village natal de Rebecca. Parmi eux figuraient sept autres personnes de sa parentèle. Au total, plusieurs dizaines de membres de la famille de la grand-mère de Shmuel Vishedsky ont perdu la vie dans le cadre de l’Holocauste.

Après avoir miraculeusement échappé à la mort, Rebecca a fui très loin en direction de l’Est jusqu’à la ville de Gorki (Nijni Novgorod), située à quelque 400 kilomètres de Moscou. Une fois sur place, elle a fini par se marier et elle a eu quatre enfants. Et en 1967, elle a émigré en Israël.

Une dignité exemplaire

« Ma grand-mère ne m’a jamais dit un mot à propos de l’Holocauste. Si elle n’a pas voulu en parler, c’est sans doute parce que c’était une expérience absolument atroce », précise Shmuel Vishedsky. Ce que le rabbin de Kobe a réussi à savoir sur la part secrète de la vie de sa grand-mère, il le doit pour l’essentiel à des survivants de l’Holocauste qui la connaissaient bien. Pendant qu’il me parlait de cette tragédie qui a fait six millions de victimes, Shmuel Vishedsky n’a pas montré la moindre trace de haine ou de colère. « Les Juifs ont toujours gardé l’espoir que leurs souffrances prendraient fin, même dans les moments les plus terribles où on les a persécutés, pillés, torturés et massacrés », explique-t-il.

Dans le judaïsme, il est dit que toutes les guerres et les conflits prendront fin quand la mission de Dieu sera accomplie. « Et ceci est valable pour le monde entier et toute l’humanité. C’est pourquoi nous devons faire preuve d’encore plus de compassion et de bonté. »

Outre la synagogue de la ville, le quartier de Kitano, à Kobe, abrite un autre lieu chargé d’histoire situé à proximité. Il s’agit des ruines du Centre d’accueil organisé par l’Association des Juifs de Kobe pour les réfugiés israélites arrivés dans la ville avant la Seconde Guerre mondiale. À l’issue des bombardements de la fin de la guerre, seuls les murs de pierre ont subsisté. Et à l’heure actuelle, ils attirent des Juifs venus du monde entier.

Iwata Takayoshi a été président de l’Association (à but non lucratif) pour les recherches sur la colonie étrangère de Kobe (Kobe gaikokujin kyoryûchi kenkyûkai) jusqu’à son décès, en novembre 2020. De son vivant, il a souvent organisé des visites de l’ancienne concession étrangère de Kobe dont il connaissait parfaitement l’histoire. Il n’a pourtant pas pu cacher sa surprise lorsqu’il a appris le sort tragique réservé à la famille et aux proches du rabbin Vishedsky, un de ses amis les plus proches. « Ce doit être aussi le cas d’une grande partie des Juifs et des réfugiés qui ont séjourné à Kobe. »

L’importance du devoir de mémoire

Depuis quelques années, la xénophobie et les manifestations hostiles vis-à-vis des étrangers ont refait surface et les clivages sociaux sont en train de se creuser. « La leçon la plus importante de l’Holocauste », rappelle Shmuel Vishedsky, « c’est qu’’il ne faut jamais exclure ceux qui sont différents’ ». Pour lui, les Japonais doivent prendre davantage conscience de cette réalité incontournable.

Le rabbin de la synagogue de Kobe a ensuite évoqué le problème de la transmission de la mémoire de la guerre et de ses atrocités. Il nous a dit que sa mère avait supplié la sienne — Rebecca, toujours en vie — de lui raconter ce qu’elle avait vécu pour que les générations futures sachent ce qui s’est réellement passé. Et en guise de conclusion il a ajouté : « Quand j’entends l’histoire de ma grand-mère, j’éprouve de la compassion et de la fierté, et je ressens plus que jamais l’importance du devoir de mémoire. »

(Texte et photographies de Sugiyama Masataka. Photographie de titre : Shmuel Vishedsky, rabbin de la synagogue de Kobe. © Kobe Shimbun)
30.11.2021 www.nippon.com

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