Gisèle Halimi, Le lait de l’oranger, Gallimard (1988, 2021)

par Maurice-Ruben HAYOUN

Mais d’où vient donc ce titre étrange ? C’est très simple, durant sa prime enfance, la petite Gisèle se voyait contrainte de boire un bol de lait infect  au petit déjeuner; et quand ses parents avaient le dos tourné, elle vidait le bol de lait dans l’oranger voisin… Jusqu’au jour où les parents finissent par découvrir le pot aux roses…
L’éminente et très médiatisée avocate d’origine judéo-tunisienne, Gisèle Halimi (née Taïeb), nous a quittés il y a presque un an, le 28 juillet 2020. C’est la première fois que je lis ce livre (paru en 1988) où elle relate son enfance, son adolescence et les grandes causes (dont le droit à l’avortement) qui ont marqué sa vie de femme, de juive et d’avocate. C’est un document de premier ordre pour mieux comprendre les idéaux qui ont guidé l’existence d’une femme parmi les plus remarquables de notre pays.
Qui n’a entendu parler de cette brillante juriste, en quête légitimement de causes célèbres ? Issue d’un modeste milieu de juifs d’origine tunisienne, rabaissée au rang de simple petite fille et ensuite au statut de femme censée être soumise aux mâles de la famille, à commencer par le pater familias et par le grand frère, elle a, dès son plus jeune âge, dit non. Non à la vie à laquelle on la destinait d’autorité, elle qui rêvait d’une vie éclairée par les lumières de l’intelligence, de l’éducation et de la culture. Bien qu’elle ne livre pas d’explication sur sa décision d’embrasser la noblesse de robe, on sent chez elle une irrémissible passion pour la justice et le droit. Et cette vocation précoce ne fera pas bon ménage avec le statut de son pays de naissance, une Tunisie sous protectorat français, et dont les habitants indigènes n’étaient pas des citoyens de plein droit mais de simples sujets. Et je ne dis mot de la ségrégation raciale dans tous les domaines, faisant de nationaux tunisiens des êtres inférieurs. Ni n’évoque même pas l’antisémitisme endémique qui , même au lendemain de la Shoah, avait le front de relever la tête.
Gisèle ne l’entendait pas de cette oreille, elle décide, tout en cachant parfois ses origines, de fréquenter qui elle veut, de faire les lectures qu’elle veut, sans obéir à l’arbitraire d’ Edouard, son inénarrable géniteur qui a mis plusieurs décennies avant d’arborer sa légitime fierté d’avoir une fille si brillante, lui qui n’avait jamais caché son désir de n’avoir que des fils. Il est obnubilé par les diplômes sa fille, dit son admiration pour les décorations (légion d’honneur) et est habité par un insatiable appétit de reconnaissance.
Il est difficile de caractériser en quelques phrases ce judaïsme tunisien de l’entre-deux-guerres dans lequel Gisèle a vu le jour ; les juifs de sa jeunesse, avaient été pris dans ce vaste déclin de la communauté juive autochtone, contaminée par le même mal qui affectait la population arabo-musulmane. Pourtant, ce judaïsme tunisien avait un passé glorieux dont il pouvait se prévaloir : deux cousins, érudits traditionnels, Nissim de Kairouan et Hanael de Kairouan avaient commenté le Talmud, bien avant le champenois Rashi en personne. Leurs gloses sont imprimées dans les marges des folios talmudiques. Et nous disposons même d’un commentaire Kairouan anonyme du Sefer Yetsira, la première œuvre de cosmologie hébraïse. Preuve que ce judaïsme n’était pas sans traditions religieuses fort anciennes. Par malheur, ce ne fut pas ce judaïsme là qu’a connu Gisèle, mais un simple ramassis de superstitions et de traditions mal comprises et transmises à l’état brut à travers les siècles. Donc, rien d’étonnant que son attachement au judaïsme n’ait pas vraiment répondu aux exigences d’une âme si éprise d’absolu. Tunis n’est pas Berlin où avait fleuri une authentique science du judaïsme, apte à répondre aux questions que les êtres jeunes se posent concernant la tradition ou la pratique religieuse.
A peine âgée de dix-huit ans, cette jeune fille se lance dans ce qui va devenir l’aventure de sa vie, en rejoignant la capitale française à la fin de la guerre. Elle n’a qu’une idée en tête : s’inscrire à la faculté de droit, se nourrir de la haute culture française, pas seulement juridique mais plus largement toutes les sciences humaines. Il est difficile de retracer par le menu les grands moments de cette vie, tant il semble que Gisèle en a vécu plusieurs, tout en demeurant fidèle aux idéaux de sa jeunesse : défendre les faibles, les opprimés, les sans grades, parfois même s’engageant dans des combats très dangereux pour son intégrité physique. J’ai parcouru les trois chapitres relatifs au procès de Al-Halia, scène d’un horrible carnage ayant coûté la vie à des dizaines d’Européens…. Gisèle et son confrère, venus défendre des Algériens accusés d’avoir provoqué un véritable bain de sang dans un village européen proche de Philippeville, ont couru de vrais risques : aucun hôtel n’a accepté de les recevoir, ils ont dû chercher un discret restaurant pour prendre leurs repas et après les longues audiences, c’était dans des jeeps militaires, sous bonne garde, qu’ils regagnaient leur gîte. Des soldats étaient de faction la nuit pour parer à toute éventualité.
Classée à gauche, et élue députée socialiste en 1981 dans le prolongement de l’élection de François Mitterrand, Gisèle militera constamment dans le même sens, sans toutefois bien s’ entendre avec les superstructures partisanes qui obéissent à des considérations relevant d’un tout autre ordre… Cette femme avait une colonne vertébrale : j’en veux pour preuve ses visites à la présidence de la République afin d’obtenir la grâce de certains condamnés )à mort. Et surtout sa réplique à de Gaulle qui lui demande perfidement puisqu’elle était en instance de divorce : je vous appelle Madame ou Mademoiselle ? ). Elle répondit crânement : appelez moi Maître… Face à de Gaulle, il fallait le faire !
Militante anticolonialiste, Gisèle avait aussi des obligations internationales, sans même parler de ses fréquentations de célébrités littéraires : Camus, Sartre, Simone de Beauvoir, Mitterrand et des journalistes dont elle cache jalousement l’identité… Elle se rend à Cuba où elle critique la France, au grand dam de l’ambassadeur de France, fait une visite éclair à Rome pour rencontrer le roi Mohammed V du Maroc qui l’écoute attentivement Elle nous livre aussi quelques soucis domestiques, comme la garde de ses deux enfants, confiés à sa mère à Tunis. On réalise combien il est difficile pour une femme de cette envergure de satisfaire à tant d’obligations professionnelles et familiales.
Il me semble que deux causes ont fondamentalement dominé la vie de Gisèle : le féminisme dans toute la signification de cette cause, et la libération des peuples, par la voie de l’anticolonialisme. Quand on lit le contenu des menaces de l’OAS promettant à l’avocate du FLN une exécution capitale ou l’enlèvement de ses enfants, on se rend compte que cette avocate a fait preuve d’un courage physique. Je ne peux pas tout reprendre dans le cadre d’une simple chronique mais on se demande comment les gouvernants de l’époque ont pu faire preuve d’autant de cécité volontaire : confondre une véritable guerre d’indépendance avec de banales opérations de maintien de l’ordre …
Gisèle n’oublie pas de parler de sa vie de femme, en des termes qui ne font pas consensus, du moins à mes yeux. Comme toutes les féministes, elles prêtent aux hommes de noires arrière-pensées que nous n’avons pas toujours… Elle semble figée dans ce système binaire indépassable, et ce figement la pousse vers des conclusions empreintes d’une terrible fatalité. On sent la femme fatiguée, usée par une vie trépidante qui dresse le bilan de sa vie.
Donnons lui la parole pour être juste : Deux sociétés, donc, qui coexistent, inégales ; celle de l’homme, hégémonique. Celle de la femme consciente d’être double, ambiguë, autre. Ses «valeurs» ? L’affirmation d’une identité, le privilège d’une oppression. Valeurs-défauts, valeurs-qualités, des différences nées en creux de son statut…
Avec tout le respect pour Gisèle, je ne comprends rien à ce féminisme. Le mot amour suscite chez elle de la méfiance, voire de la frustration. Mais ne la limitons pas à cela. Peut-être n’a- t-elle jamais connu ni rencontré l’âme sœur ? La vie qu’elle a choisie de mener, ses déplacements permanents, ses journées surchargées lui laissaient peu de place pour sa vie de femme.
Elle n’en fait pas moins partie, par ses valeureux combats pour des causes justes, de notre patrimoine national et de histoire récente de la France.

Maurice-Ruben HAYOUN, professeur à l’Uni de Genève.
Dernier livre paru : La pratique religieuse juive (Paris, Geuthner, 2019)

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