Franz Kafka. Journal (édition intégrale, douze cahiers, 1909-1923) (VI et fin) Gallimard

par Maurice-Ruben HAYOUN

Je commence la recension de ce nouveau cahier, le sixième, par une mention exceptionnelle, celle de Kafka qui rencontre, pour la première fois, la femme qui va tant compter pour lui, et que son ami de toujours Max Brod lui présente dans son propre cadre familial : Felice Bauer. Elle est citée dans ce journal plus de cinquante fois. Ce qui m’a frappé dans cette rencontre, c’est le compte rendu qu’en fait Kafka. Il commence par la prendre pour une domestique alors qu’elle était assise à table avec les autres convives. Sa vêture est décrite de manière peu engageante, habillée comme une ménagère. Quant au visage, Kafka dit qu’il est osseux, que le cou est dégagé, que le regard semble vide, toute expression en est absente, bref rien qui suscite le désir ou l’envie d’amour.

Mais quelque temps après, son souvenir, celui de cette femme, le hante et il songe même à lui faire porter un bouquet de fleurs par un ami.

Dans ce même cahier, Kafka nous apprend qu’il a écrit la nouvelle Le verdict (das Urteil) en une nuit, celle du 22 au 23 septembre 1912, du dix heures du soir à six heures du matin. C’est l’heure d’arrivée de la bonne qui le voit s’étirer les membres engourdis alors que le lit n’a pas été défait.

Mais je voudrais réparer un petit oubli ; j’ai lu dans les cahiers précédents une remarque de Kafka qui reprend une tradition midrashique : le jour du chabbat, l’homme pieux hérite d’une nouvelle âme, une âme supplémentaire (neshama yetéra). A partir de l’entrée du chabbat, la nature du temps change, c’est un avant-goût de l’éternité qui règne dans l’autre monde, le monde qui advient. Kafka a été séduit par cette idée qu’il avait effectivement entendue chez son ami Löwy, son concessionnaire quasi exclusif en matière du judaïsme. J’ajoute pour être complet, que certains pensent que la même idée se retrouve chez Henri Bergson, ce supplément d’âme dont il a parlé parfois…

Kafka vient de recevoir le Livre du juge, volume d’extraits du journal de Sören Kierkegaard. Il y découvre des similitudes avec la situation que lui-même vit. Et il reprend l’idée de régler ses comptes, si je puis dire, avec son père en lui écrivant une lettre. Il y expose les thèmes qui le séparent de son père et de ses idéaux sociaux. L’emploi qu’il occupe, dit-il, lui est insupportable car la seule chose qui l’intéresse vraiment, c’est la littérature. Il répète ce qu’il a dit plus tôt, à savoir que le mariage n’arrangerait pas les choses puisqu’il se sent étranger à tout, jusques et compris aux membres de sa propre famille. Avec sa mère il n’échange que très peu, et avec son père il s’en tient à de simples salutations. Ses sœurs mariées ne l’intéressent pas et quant à ses beaux-frères , il n’a strictement rien à leur dire… En somme, conclut-il, il se sent plus étranger qu’un étranger.

Je crois qu’en plus de ses difficultés psychologiques propres ainsi que son inaptitude au bonheur, Kafka avait aussi des problèmes d’un autre ordre, je veux dire identitaire. La question n’est simple qu’en apparence : qui suis-je, que suis-je ? Quelle est ma véritable place ? Quelle est ma langue maternelle ? Est-ce le yiddish ? l’allemand ? le tchèque ? Quel est le médium linguistique dans lequel j’exprime sans restriction aucune, ma vraie nature ? En d’autres termes, que dois-je faire de mon identité juive ? A-t-elle un contenu positif ? Pourquoi ne m’a-t-on pas envoyé à l’école juive apprendre l’hébreu et les grandes lignes de la pensée juive ? Je me sens étranger à tout ce que je connais depuis ma tendre enfance…

Ce sont de telles considérations qui ont hanté l’esprit du romancier dont les efforts pour se ressourcer sont admirables. Si j’en juge d’après ce qu’il note dans son journal, ses amis étaient, pour une large part, presque tous juifs. Il engloutissait tous les ouvrages sur les sujets juifs. Parmi ses relations féminines, là aussi la plupart des femmes qui ont compté pour lui étaient juives… Même s’il a déploré parfois ce que j’ai appelé une sorte d’autarcie culturelle. Kafka optait pour une culture juive universelle et universaliste. On ne peut pas dissimuler son admiration lorsqu’il démythifie certaines aggadot en en donnant une interprétation rationnelle.

Cependant, on commettrait une erreur de jugement en faisant de Kafka et de sa production littéraire un auteur exclusivement juif. Cela n’a jamais été le cas, même si le judaïsme en tant que culture et en tant que système religieux est omniprésent. Peut-être faudrait-il, dans ce contexte précisément, dire un mot de l’antisémitisme. A Prague comme à Berlin ou ailleurs, les bouffées antisémites n’étaient pas rares et certains historiens ont même parlé d’épidémie de conversions. Enfin, un dernier élément qui couronne tout cet édifice du mal être et du mal vivre, le père de Kafka n’a jamais vraiment été à la hauteur ; il n’a pas su répondre aux demandes d’un fils perdu dans un tourbillon de contradictions. Mais ce père ne disposait pas des armes culturelles ou religieuses dont son fils aurait eu besoin. Le projet de Lettre au père en atteste largement.

Vers la fin de son journal, Kafka évoque plus fréquemment sa maladie. Il sent qu’elle évolue vite et que cela ralentit l’avancement de ses travaux. Au cours de l’automne 1914, il se dit attristé par les défaites des tropes autrichiennes, mais cela finit par passer. Mais c’est toujours le même problème qui revient. Qu’on en juge :

Réflexions sur le rapport que les autres ont avec moi. Si peu que je sois il n y a personne ici qui ait une compréhension de moi dans sa totalité. Avoir quelqu’un qui a cette compréhension, une femme, par exemple,, ce serait avoir un soutien dans toutes les directions, avoir Dieu.

Kafka a aussi accordé une intérêt particulier à la secte des hassidim d’Europe orientale. Il se rendit chez un rabbi miraculeux (Wunderrebbe), durant l’automne 1915, en compagne de son ami Max Brod et d’un jeune homme, ayant rejoint la secte, Georg Mordekhaï langer, l’auteur de Die Erotik der Kabbala que j’avais traduit en français (Paris, Solin, 1990). Kafka nous livre ce qu’on lui a appris dans ces cercles hassidiques. A chaque génération, le Providence suscite un grand maître qui vient prendre en charge les communautés. Il s’appelle en hébreu Tsaddik ha-dor (le Juste de la génération). Kafka reprend même un passage légendaire sur le Baalshemtov, le maître du bon Nom et parle de son mariage arrangé par le Ciel avec une fille de bonne famille. Et il évoque la fameuse querelle autour des amulettes (Amulettenstreit) qui avait impliqué le faux Messie Sabbataï Zewi er provoqué une vaste controverse. Jusqu’au bout, Kafka a marqué son grand intérêt pour la chose juive. Mais il en faut plus pour réussir une vie…

Cette dernière phrase extraite du journal résume bien, hélas, l’état d’esprit de notre homme :
Je vais me couper de tout le monde, jusqu’à la folie. Me fâcher avec tout le monde, ne plus parler à personne.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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