Et si le conservatisme national était l’avenir du populisme?

FIGAROVOX/ANALYSE – La deuxième Conférence sur le conservatisme national s’est tenue les 3 et 4 février à Rome. Alexis Carré décrypte l’ambition de son organisateur, l’auteur israélien Yoram Hazony, d’ancrer le libéralisme politique dans une perspective nationaliste, et souligne les limites de cette stratégie.

Yoram Hazony
Par Alexis Carré
Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán à la Conférence sur le Conservatisme national, le 4 février 2020 à Rome.
Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán à la Conférence sur le Conservatisme national, le 4 février 2020 à Rome. ALBERTO PIZZOLI/AFP

Alexis Carré est doctorant en philosophie politique à l’École normale supérieure. Il travaille sur les mutations de l’ordre libéral. Suivez-le sur Twitter et sur son site.


Selon l’interprétation encore aujourd’hui largement reçue par les élites occidentales, les leaders dits «populistes» seraient, dans chaque cas, de simples accidents de l’histoire politique de leur pays. Leur pouvoir n’aurait pour origine que la crédulité des électorats face à un style de discours destiné à les induire en erreur sur le mouvement inévitable de nos sociétés vers plus d’échanges globaux, plus de normes internationales, plus de diversité et plus de droits.

Sur le fondement de cette interprétation, ces mêmes élites en concluent que ces nouveaux dirigeants ne sauraient résister à l’épreuve des faits et qu’un effort d’éducation et de pédagogie peut suffire, à moyen terme, afin de récupérer les citoyens que leurs mensonges ont égarés. En organisant à Rome une seconde Conférence sur le Conservatisme National, le 4 février dernier, Yoram Hazony, auteur israélien de La vertu du nationalisme , entendait au contraire montrer l’unité sous-jacente et la profondeur de dessein qui réunit ces phénomènes politiques pourtant divers. Malgré l’importance des moyens déployés, les organisateurs ont de nouveau fait le choix d’un événement assez restreint, avec quelque 200 invités pour une trentaine d’orateurs issus des milieux politiques et intellectuels conservateurs. L’enjeu pour ceux qui s’étaient réunis ce jour-là était de comprendre quelle attitude adopter afin d’éviter que ces victoires politiques qu’ils soutiennent ne finissent par mourir sans héritage.

Le patronage ambigu de Ronald Reagan

En plaçant cette conférence sous l’égide de Ronald Reagan et de Jean-Paul II, l’objectif des organisateurs était à cet égard certainement double. Il s’agissait d’abord de mesurer le tournant «populiste» à l’aune de cette autre rupture majeure qu’avait été la «révolution néolibérale». Engagée sous l’impulsion de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, cette dernière n’avait pas seulement réalisé un programme spécifique, elle a fourni le cadre à partir duquel ont été élaborées les politiques des quarante années suivantes. Dans le contexte américain, cette révolution avait eu pour fer de lance l’alliance des libertariens et des conservateurs dont le conservatisme national entend justement être la liquidation. Il s’agissait d’autre part d’en appeler à une expérience positive, la lutte victorieuse d’un pape polonais et d’un président américain contre le communisme, illustrant le potentiel émancipateur de l’idée nationale, notamment dans les pays d’Europe de l’Est.

Le populisme n’est que la manifestation de la distance croissante qui sépare la classe dirigeante de ceux au nom desquels elle entend diriger.

«On ne peut pas dire d’un homme qu’il est libre, si son épouse ou ses enfants sont emprisonnés. De la même manière on ne peut pas être véritablement libre comme individu si notre nation n’est pas libre elle aussi.» C’est par ces mots que Yoram Hazony a résumé l’état d’esprit du «conservatisme national». Ce mouvement lancé en juillet 2019 à Washington autour de la fondation Edmund Burke organisait donc à Rome son second rassemblement. La proximité du Brexit et les nombreuses références aux différents referendums sur l’Union Européenne ont fait émerger un premier consensus au sein de ce mouvement: la démocratie libérale comme dispositif de gouvernement et de représentation vit une crise majeure et peut-être mortelle dont la résolution ne peut passer, selon les conservateurs nationaux, que par un changement de classe dirigeante analogue à celui qui avait suivi l’effondrement du consensus social-démocrate des Trente Glorieuses. Pour reprendre les termes de l’essayiste Douglas Murray lors de cette conférence, l’instabilité qui caractérise l’époque découle de notre hésitation collective, plus ou moins marquée suivant les pays, entre les partis anciens qui ont perdu notre confiance et les partis nouveaux qui ne l’ont pas encore gagnée.

La rivalité des partis anciens et des partis nouveaux

Ces partis nouveaux sont nés de l’incapacité de l’alternance entre les partis anciens à produire une solution nouvelle et satisfaisante aux problèmes ressentis comme centraux par les peuples occidentaux (déclassement, immigration, perte de souveraineté etc.). L’absence de changement politique véritable sur ces sujets a contribué, au moins autant que la rhétorique utilisée par leurs adversaires pour la décrier, à vider de sa signification la succession des partis traditionnels au pouvoir. Dans ces conditions, les élections ont cessé progressivement de garantir que le dirigeant légal soit également le dirigeant légitime, de telle sorte que chaque nouveau scrutin a pu aggraver la crise du régime plus qu’il ne l’a résolue, en ne livrant le pouvoir qu’à des responsables immédiatement contestés et affaiblis, et en confirmant qui plus est les préjugés d’une part croissante de la population à leur égard.

L’émergence des mouvements dits «populistes» n’est en effet que la manifestation de la distance économique, culturelle et sociale croissante qui sépare la classe dirigeante de ceux au nom desquels elle entend diriger. Du fait de cette distance, cette classe finit par donner l’impression de gouverner sans représenter, puisqu’elle impose aux populations qui les refusent un certain nombre de changements venus de l’extérieur, et de représenter sans gouverner, quand elle se contente d’apposer la signature des peuples qu’elle représente au bas de traités dont le fonctionnement, et parfois même l’élaboration, leur échappe très largement. Dans cette situation toute transition politique tend à prendre la forme d’un changement de personnel politique, changement qui passe par la conquête électorale dans la mesure où aucun des partis nouveaux n’entend contester les procédures démocratiques.

La nouvelle classe dirigeante ne saurait se contenter de vouloir ce que veut le peuple ; sa tâche, au-delà de le représenter est aussi de le gouverner.

Deux solutions principales s’offrent alors entre lesquelles existent une multitude de combinaisons intermédiaires, propres aux institutions et au passé de chaque pays. Ou bien une partie de la classe dirigeante se désolidarise de ses pairs afin de proposer un changement conforme aux souhaits de ses électeurs (comme ce fut le cas du parti conservateur britannique avec le Brexit ou dans une certaine mesure du Fidesz en Hongrie), ou bien elle s’y refuse et prend le risque que des forces politiques nouvelles apparaissent et tentent de la remplacer (par exemple le Forum voor democratie de Thierry Baudet aux Pays-Bas ou bien le parti Vox de Santiago Abascal en Espagne). Plus fort est le sentiment que les partis anciens sont solidaires entre eux dans un pays donné, autrement dit moins il y a d’espoir pour les électeurs d’arriver à leurs fins dans le cadre établi, plus la probabilité de voir émerger ces partis nouveaux augmente. Une fois ce processus engagé, il est d’ailleurs inévitable que cette impression de solidarité des élites contre les peuples se renforce du fait de l’émergence d’acteurs en comparaison desquels les adversaires d’hier ont plus de points communs que de différences.

Au-delà du style populiste, le conservatisme national comme école de formation

Du point de vue des partis anciens, les forces nouvelles ne parviennent à les vaincre, ou ne tentent de le faire, qu’en vertu d’un ensemble de techniques de communication et d’effets de style que résume le terme de démagogie. Leurs succès ou leur échec résiderait tout entier non pas dans leur capacité à répondre aux problèmes qui paralysent le régime actuel mais dans le talent qu’ils mettent à exploiter la crédulité des citoyens au moyen de solutions illusoires et de fausses nouvelles (fake news). Le danger que fait courir à la classe dirigeante actuelle ce mépris si spontané est évidemment de sous-estimer d’une part la force et la stabilité de ses adversaires, mais également et surtout d’écarter systématiquement les problèmes que ces derniers signalent comme étant le produit de leur incompréhension des mécanismes vertueux de la mondialisation. Or, si l’apathie démocratique permet effectivement à une classe dirigeante de se maintenir sans le soutien actif de la population, cette posture légitimiste ne suffit certainement pas à la protéger contre un certain nombre d’accidents politiques. De tels accidents ne sont pas rares et le sont visiblement de moins en moins.

Bien que cette critique des élites actuelles puisse rapprocher populistes et conservateurs nationaux, elle consiste moins pour ces derniers dans une remise en cause du dispositif représentatif lui-même que dans la volonté de remplacer dans ce dispositif une élite par une autre. Le danger inverse consisterait en effet à considérer l’authenticité, la ressemblance du représentant et du représenté, comme le seul gage de légitimité. Afin de réaliser sa mission, cette nouvelle classe dirigeante ne saurait pourtant se contenter de vouloir ce que veut le peuple ; sa tâche, au-delà de le représenter est aussi de le gouverner. Alors que les populistes combattent pour le respect du consentement des peuples, Yoram Hazony rappelle que le seul consentement n’est pas la garantie d’un bon gouvernement, qu’il ne fournit qu’une orientation sommaire et insuffisante pour garantir une action politique responsable. Afin que la décision légitime soit aussi la bonne, il est nécessaire que ceux qui sont en charge de l’exécuter soient dotés de vertus spécifiques que le seul combat politique ne leur permet pas d’acquérir. Au consentement qui n’est qu’un fait que l’on constate (le parti au pouvoir a-t-il ou non la faveur de l’opinion), Hazony oppose ainsi la loyauté comme vertu que l’on exerce plus ou moins bien.

Desserrer l’étau progressiste dans les médias et les universités

La constitution d’une majorité, sa victoire politique et institutionnelle, ne peut en effet garantir à elle seule la loyauté du nouveau personnel politique qu’elle met en place. Les atermoiements du parti conservateur au Royaume-Uni ces trois dernières années en témoignent. C’est pourquoi l’auteur israélien tient pour nécessaire, parallèlement à l’action politique des militants, d’élaborer un certain nombre d’initiatives intellectuelles et éducatives dont le but est moins la conquête immédiate du pouvoir que la formation des caractères destinés à l’exercer. Le premier but de ces initiatives est de sortir les conservateurs de l’apnée politique et morale à laquelle les contraint le monopole qu’ont leurs adversaires sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes: «En tant que conservateurs nous sommes dans une situation unique. Nous fréquentons les universités et nous lisons les journaux de nos adversaires, et dans ce processus nous finissons par croire aux mensonges qu’ils profèrent à notre égard. Notre première tâche est de nous libérer de ces mensonges.»

Pour ce faire, Hazony cite en priorité deux sophismes que cette éducation politique nouvelle aurait pour tâche de démentir. Le premier serait l’idée que «le nationalisme c’est la guerre», et le second que «des problèmes globaux requièrent des solutions globales». Débarrassés de ces mensonges, les conservateurs seraient en mesure selon lui de clarifier leur position face à deux alliés incommodes. Les libertariens d’une part, contre qui il serait possible d’affirmer la primauté du politique sur l’économie, et de la souveraineté sur les accords internationaux, et les néoconservateurs d’autre part en opposant l’indépendance nationale à l’aventurisme impérialiste. Plus largement, cette éducation politique s’opposerait au rationalisme politique des Lumières fondé sur l’individu porteur de droits, au nom de l’homme conçu comme être de loyauté et d’attachement dont les extensions naturelles seraient la famille, la communauté religieuse et la nation.

Contre l’idée que l’arrivée au pouvoir des partis nouveaux serait le fait d’amateurs ambitieux dont le pouvoir dériverait uniquement de leurs qualités personnelles et s’éteindrait avec eux, Yoram Hazony tâche donc d’ériger le conservatisme national comme l’école chargée d’inscrire dans le temps long ces victoires, parfois il est vrai produites par le hasard politique d’un talent ou d’un moment. Sans avoir à transformer les institutions actuelles, cette démarche vise à modifier le caractère du régime démocratique en modifiant le caractère des élites chargés d’en assurer le fonctionnement. Les élites actuelles auraient tort de s’opposer à une telle entreprise dans la mesure où elle permet d’intégrer dans la classe dirigeante des pays européens des formations sans lesquelles les mesures nécessaires à la préservation du régime seraient impossibles. Plus prosaïquement, il paraît difficile de restaurer le dispositif électoral comme vecteur de légitimité sans intégrer ces éléments nouveaux au sein de l’alternance politique.

L’impossible séparation du conservatisme et du libéralisme

En affirmant que la nation est une réalité politique dont l’existence n’a pas besoin d’être enseignée, et que le simple fait de l’ignorer ne suffit pas à la supprimer, Hazony a raison ; de même quand il condamne l’illusion naïve qui guide le projet consistant à dissoudre systématiquement ces nations dans un ordre post-national fait d’individus et de contrats. On peut également partager ses doutes, en gros ou en détail, sur les qualités et défauts de la classe dirigeante actuelle et la nécessité de son remplacement. Mais malgré tous ses mérites pratiques, sa position atteint ses limites théoriques à partir du moment où il entend faire du conservatisme national une famille de pensée non seulement parfaitement distincte du libéralisme mais également capable de se substituer à lui.

Le conservatisme est moins une pensée qu’une sensibilité.

Dans l’introduction à La vertu du nationalisme Yoram Hazony prend pour modèle les États-Nations protestants issus de la réforme et déclare: «Je considère qu’un monde fondé sur des États nationaux indépendants constitue l’ordre politique le meilleur […].» Opposant à cet ordre le meilleur, l’universalisme, et l’impérialisme qui en découlerait nécessairement, Hazony abandonne de fait la question du meilleur régime au profit exclusif de la question de la souveraineté. De la même façon qu’indépendamment de leur organisation interne, la séparation des nations entre elles suffirait à garantir «l’ordre politique le meilleur», la loyauté des citoyens ou des sujets à ces nations séparées réglerait d’emblée le problème pratique. La fidélité à la tradition nationale suffit-elle à organiser l’ordre pratique?

Si le conservateur peut se permettre d’écarter si facilement la question du meilleur régime, s’il peut se dispenser de reposer à nouveau frais la question de l’origine, c’est parce qu’elle est déjà résolue au moment où il parle. Il est en ce sens faux que le conservatisme soit une philosophie ou une théorie politique, puisqu’il suppose les questions essentielles déjà résolues pour lui par une tradition qu’il préserve. Il est en revanche un enfant du siècle dans la mesure où, en tant qu’homme produit par le progrès, son rapport inédit à cette tradition s’ancre dans la conscience qu’il a de pouvoir la détruire. Ainsi, le conservatisme est-il moins une pensée qu’une sensibilité. C’est pourquoi il est aisé de savoir qui fut conservateur et plus difficile de savoir ce qu’est le conservatisme. Les conservateurs, Burke lui-même, mais également Churchill, sont toujours en quelque sorte de «vieux libéraux», des libéraux dont la raison est informée par un sentiment, la crainte ; crainte que le progrès qu’ils ont mis en marche détruise quelque chose d’irréparable.

La nation est la condition de réalisation du libéralisme politique

Que le conservatisme soit une sensibilité ou une attitude plus qu’une idéologie n’enlève rien à ses mérites, tout au contraire. On peut même le considérer comme un adjuvant ou un correctif indispensable sans lequel le rationalisme à l’origine de l’État libéral serait incapable de s’exercer avec prudence. Il aspire par la direction des hommes à donner une règle politique à un progrès qui tend quant à lui à prendre la forme ou l’apparence du mouvement spontané des choses (globalisation des échanges, extension des droits de l’homme). Comme résistance à ce mouvement, selon l’expression du XIXe siècle, il constitue la première forme connue d’alternance politique, mais ne saurait néanmoins s’ériger en substitut à l’idéologie du progrès ou s’émanciper totalement d’elle. D’où il s’explique que le conservatisme ait fourni à la démocratie libérale, tant d’hommes d’États, souvent responsables de sa survie, et si peu de projets alternatifs.

Une certaine compréhension du libéralisme contribue à détruire la forme politique nationale sans laquelle l’avenir de nos libertés semble menacé.

Concernant la question la plus urgente néanmoins, celle de notre situation pratique et de la crise du régime dans lequel nous vivons, Yoram Hazony touche un point essentiel. Une certaine compréhension du libéralisme contribue effectivement à détruire la forme politique nationale sans laquelle l’avenir de nos libertés personnelles et politiques semble menacé ; au premier rang desquelles la faculté que nous offre la démocratie libérale de déterminer par la discussion publique le cours de notre existence collective. Il est en effet permis de douter que, sans le sentiment national, une telle discussion puisse surmonter les désaccords qu’elle ne peut manquer de d’exprimer dans une société complexe.

Trop de libéraux oublient que nous ne nous entêtons à convaincre que ceux dont nous ne voulons pas être séparés, oublient en d’autres termes que le sentiment national est la condition plus que l’obstacle à une discussion publique rationnelle.

Sans ce désir, la contradiction des intérêts et des opinions est aujourd’hui telle, que toute discussion, loin d’apaiser les conflits, ne saurait amener les classes opposées qu’à un inévitable et désastreux divorce.

lefigaro.fr

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