Albert Bensoussan

Esh, le feu divin

 

Liz Azria, Esh (collection Déborah Ben Soussan)

En français c’est seulement un souffle feutré : les dents appuient sur la lèvre inférieure, la gorge expulse et le son passe : feu. En latin, le feu était ignis, puis, en bas latin, le mot focus, qui signifiait « foyer », l’a remplacé, à partir de quoi c’est ce souffle de dents et lèvre qui l’a emporté dans les langues romanes : fuoco en italien, fuego en espagnol, fogo en portugais, foc en catalan et en roumain, et si en anglais on dit fire et en allemand feuer, tout cela de même racine, c’est sans doute parce qu’en des temps primitifs il fallait souffler sur la braise pour faire monter la flamme du foyer, tout comme inversement on souffle pour éteindre une bougie. En arabe c’est حريقhariq, avec un h aspiré. Mais en hébreu, qui est, selon Cervantès,  « une langue plus sainte et plus ancienne » (Don Quichotte, I, IX), le feu se dit esh en seulement deux lettres אש, l’aleph qui vocalise le mot et le shin qui lui donne, en tant que consonne, sa texture, et le son s’obtient en ouvrant la bouche et en soufflant sur sa langue dont la pointe remonte à l’avant du palais : on souffle alors comme sur une voile, et ce son-là est chuintant. Alors que le feu français est le produit du souffle contre les dents, l’esh hébraïque est produit de la langue soufflée. Il s’agit d’un son primordial qui, curieusement, n’apparaît dans la Torah que sous une forme modulée, dans la Genèse / Berechit : isha, d’abord, puis ish, la nomination de la femme précédant celle de l’homme qui, jusqu’alors, tout frais émoulu de la glèbe et du souffle divin qui l’avait créé, était appelé adam, issu de adama la terre. Or dans ces deux noms primordiaux se trouve la racine du mot feu/esh, avec pour la femme l’adjonction du « he » et pour l’homme l’adjonction du « yod », ces deux lettres faisant partie du tétragramme « yod he vav he » YHWH, et issues de la racine trilitère hébraïque היה qui signifie « être ». Et l’on se plaira à remarquer que le yod de איש est comme l’ergot qui va, en s’unissant au he de אשה, créer justement cette vie, cet être de היה. C’est pourquoi Dieu a créé l’homme (au sens génésiaque) adam composé de deux sexes, mâle זכר (zakhar)  et femelle נקבה (néqéva), d’abord unis, puis, afin qu’ils puissent se reproduire, dissociés – le fameux retranchement de chair à son flanc afin de modeler une compagne, dès lors que, face à la mélancolie d’Adam solitaire au jardin d’Éden, le Créateur a constaté qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul lo tov adam levado.

Plus tard, dans la Torah, ce feu, esh, apparaîtra comme la matérialisation de la Divinité, d’où le buisson ardent (Exode / Chemot, III) où Moïse voit des flammes s’élever dans l’arbre sans le consumer, perpétuellement vives, d’où jaillit la voix qui va lui parler et même décliner son nom : Suis אהיה  Qui אשר Suis אהיה

ehyé asher ehyé   אהיה־אשר־אהיה

étrange formule qui suggère l’existence d’un être autant infini qu’indéfini, où l’on retiendra la présence du feu – esh – dans la particule relative asher ainsi que la présence répétée des yod et des he, ces deux lettres qui, associées au feu, composaient l’homme et la femme, et insufflaient la vie.

Ce mot esh est l’un des plus fréquents dans le Tanakh et les prophètes l’ont souvent employé en le rapportant à la Divinité ; ainsi Ézéchiel, dès sa première vision, celle du char de feu, suscite des ‘hayot חיות, des « apparitions », mais ce mot est aussi traduit par « vies » toujours nourries de feu : « Quant à l’aspect des ‘haïot, elles apparaissaient comme des charbons en feu, incandescents, comme des flambeaux ; un feu circulait entre les ‘haïot, et ce feu avait un rayonnement et du feu sortaient des éclairs » (I, 13), sous l’intervention d’un souffle roua’h רוח permanent. Mais, bien sûr, le peuple hébreu sortant d’Égypte, et conduit par Moïse au mont Sinaï, voit se manifester la Divinité qui lui apparaît – et il en est terrifié –

sous forme de feu embrasant la montagne, et il verra les langues de feu graver les dix paroles qui sont nos Commandements : ירד־עליו־יהוה־באש yarad ‘alav Ad.onaï baesh « Hachem était descendu sur du feu ». Dieu est feu, et le feu est primordial. Sans feu, pas de vie, et le soleil est une boule de feu. Sans lui pas de vie. Et d’ailleurs soleil se dit en hébreu shemesh שמש où l’on entend bien par le redoublement du shin la force du feu, la montée des flammes, le rayonnement tournoyant.

 Enfin, au dernier livre de la Torah, au Deutéronome / Devarim, Dieu se définit lui-même comme un « feu dévorant » : « Car l’Éternel, ton Dieu, est un feu dévorant, une divinité jalouse ! » (IV, 24) אש־אכלה־הוה  esh okhla hou (littéralement : feu-mangeant-Lui). Nous sommes les créatures du feu, et ce feu nous consume, tout comme la vie a pu être représentée par une chandelle qui brûle un certain temps puis, fondant peu à peu, finit par s’éteindre.

François Truffaut, qui découvrit sur le tard sa filiation juive (son père biologique s’appelait Roland Lévy), en donne une vision hallucinée dans son film La Chambre verte – d’après L’autel des morts de Henry James − où la multiplicité des chandelles veut perpétuer la vie éteinte de tous les disparus. « La flamme illustre toutes les transcendances », écrit Bachelard dans sa célèbre méditation La flamme d’une chandelle. La Divinité est là, cette Ignis divinus dont parle aussi Carl-Martin Edsman, de l’université d’Uppsala qui traite du rôle du feu dans la religion et l’eschatologie juive.

Au sommet de la mystique  amoureuse, le Cantique des Cantiques, l’amour des amants, quelle que soit l’interprétation qu’on lui donne, terrestre ou spirituelle, apparaît toujours comme une émanation du feu divin (Chir Hachirim, 8,6) : l’esh, inséparable de l’amour, est scandé comme esh shalebetyah « flamme de Yah » אש־שלהבתיה.

Et pour nous, que ce soit à Hanoukka ou au soir du Chabbat, chaque fois que nous allumons une chandelle et regardons monter la flamme – et le samedi soir, à la avdalla, nous ferons refléter la flamme sur les ongles de nos mains, afin d’en percevoir le bienfait et inscrire une étincelle divine sur notre chair −, nous savons que ce feu qui est vie, qui est feu divin, nous assure sinon l’immortalité, du moins la survie. Qui n’a senti, face à la bougie tressée, le réconfort de la flamme éternelle ?

 Et dès lors, ouvrant sa fenêtre l’on contemplera la nuit étoilée et l’on fortifiera sa foi et son espoir au spectacle de ces flammes qui sont comme des étoiles כוכבים kekokhavim balaïla dans la nuit.

Albert Bensoussan

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Alain Roussel

Magnifique. Albert Bensoussan part de Esh dans ce que ce mot a de plus concret : sa prononciation, le mouvement du souffle dans la bouche, langue, dents et palais. Puis il en développe le sens par une sorte de mouvement en spirale qui enveloppe de multiples aspects, de la religion à cette apparition soudaine de Truffaut. Merci à lui.

CLAUDE KAYAT

Un grand nerci pour cette analyse hautement érudite et d’une profonde sensibilité concernant et la langue en soi et l’inexprimable au-delà!