Dictionnaire amoureux de la philosophie (Plon) de Luc Ferry

Dictionnaire amoureux de la philosophie

A n’en pas douter, c’est un véritable petit exploit que l’ancien ministre français de l’éducation nationale a réussi avec cet épais volume, plus de mille cinq cents pages, où se donnent libre cours la finesse de sa pensée et l’élégance de son style.

Il rend toutes ces notions ou entrées accessibles aux non-philosophes et de plus, on peut se servir aisément de la table des matières comptant plus de deux cents pour lire en priorité ce qui nous intéresse le plus et revenir vers la suite logique des exposés.

Je dois avouer qu’à l’origine, à la réception de l’ouvrage, j’étais un peu sceptique et l’ai donc mis sous la pile des livres à examiner, pensant que c’était un fourre-tout ; mais quand j’en ai entamé la lecture, je n’ai plus pu m’en défaire. Même si son épaisseur et son poids sont un peu dissuasifs.

Nul ne s’étonnera que l’entrée judaïsme a immédiatement retenu toute mon attention. Je croyais pouvoir lire chez un collègue philosophe que j’estime beaucoup, une définition, une caractérisation nouvelle de l’essence du judaïsme.

J’ai trouvé tout autre chose, une approche originale de la question, notamment en prenant Hegel pour point de départ et en remontant à l’Antiquité hellénistique avec Flavius Josèphe.

Certes, les conceptions hégéliennes ne sont pas dépourvues de certains préjugés et d’à priori défavorables aux juifs et à leur religion, cette dernière étant taxée de religion de la scission, manquant d’harmonie, bref guère salonfähig (pas présentable), comparée à ce qui est devenu à ses yeux la religion la plus achevée, la plus accomplie, le christianisme.

Au fond, malgré le vernis philosophique qu’il tente d’étaler sur ses propres idées, Hegel, dans ce cas précis, reprend à son compte les poncifs éculés de l’antisémitisme social et théologique de son temps : le judaïsme serait la religion de la loi, le christianisme est la vérité du judaïsme (qui est dépassé selon lui) et la grâce a pris la place de la rigueur implacable générée par l’esprit juif.

Mais Luc Ferry soumet cette approche à une saine critique qui en montre les limites. Il existe une thèse en allemand sur l’attitude de Hegel à l’égard des juifs: Dirk Myfeld, Volksgeist und Judenemanzipation (L’attitude de Hegel face à l’Emancipation des juifs).

Pourtant, Hegel ne manquera pas de commentateurs et de partisans plus ou moins enthousiastes parmi les étudiants et les savants juifs de son pays.

Qu’il me soit permis de renvoyer à mon ouvrage sur Franz Rosenzweig (Agora, 2017) qui consacra sa thèse de doctorat d’Etat à la philosophie politique de Hegel (Hegel und der Staat).

Le christianisme en tant que tel n’est pas oublié dans ce dictionnaire : il est abordé sous l’angle de sa doctrine majeure, celle qui fit et continue de faire sa gloire aux yeux du plus grand nombre, l’amour, le fameux aimez vous les uns les autres dont la première référence, généralement oubliée, se lit dans le livre du Lévitique.

Luc Ferry se demande comment une telle doctrine a t elle pu s’imposer, notamment aux yeux des masses païennes du bassin méditerranéen. Et aussi comment la rusticité a t elle pu vaincre l’éloquence ? La philosophie grecque de ce temps, majoritairement de nature stoïcienne, a pu s’imposer, alors que les dogmes premiers du christianisme lui semblaient délirants…

Comment un dieu pouvait il s’incarner, mourir pour ensuite ressusciter, prêcher l’amour comme vertu cardinale dans un monde secoué par des violences de toutes sortes ? Mais il y avait un autre élément qu’il ne faut pas oublier : l’introduction de la notion de foi, de croyance qui finira par supplanter la Raison.

Un tel raccourci frappait les penseurs grecs de sidération car tous leurs systèmes partaient du principe que le cosmos est rationnel et que la Raison est la meilleure approche en vue de le comprendre et de l’expliquer. Certes, cela ne signifie pas que la pensée chrétienne est a-rationnelle, non point, mais simplement que cette Raison humaine, source de l’arrogance des philosophes, doit être la servante de la foi, elle est confinée à un rôle ancillaire de la théologie, donc de la croyance.

Pistis se dit en hébreu émouna, et dans ce contexte, le judaïsme fait moins appel à une sorte de foi aveugle : les interminables discussions talmudiques montrent bien que les raisonnements basés sur les déductions, les inductions et les analogies se lisent à chaque folio de cette littérature.

Je rappelle que l’ordre qui a été adopté dans ce beau dictionnaire est l’ordre alphabétique, ce qui n’est pas sans produire des voisinages cocasses, par exemple le livre commence par absolu, abstrait, suivi d’absurde…

Mais cela a aussi un avantage, pas de transition à soigner, ce qui me permet de parler de la longue chronique consacrée aux humanismes. Sans oublier les humanitaires, si souvent critiqués pour s’exposer médiatement en se servant de la cause généreuse qu’ils entendaient défendre…

L’auteur tente d’observer une attitude neutre face à ce mouvement qui finit par se fissurer, entraînant le départ d’un des membre fondateurs, appelé peu après à d’importantes fonctions ministérielles.

Mais comment concilier désintéressement humanitaire, secours et assistance à des populations opprimées ou victimes de guerres, avec une politique étrangère, digne de ce nom, soucieuse avant tout de défendre ou de préserver les intérêts d’un Etat ?

Luc Ferry s’arrête longuement sur les contradictions de la civilisation européenne qui a osé diviser l’humanité en races supérieures (nécessairement blanches et européennes) et les races inférieures auxquelles les premières doivent apporter la civilisation, même par la force armée, la famine provoquée, les villages incendiés, les femmes, les enfants et les vieillards massacrés sans pitié, toujours au nom d’idéaux dont l’aspect universaliste est foulé aux pieds.

Comment, s’interroge Luc Ferry, admettre que des humanistes comme Tocqueville, Paul Bert et Jules Ferry ont ils pu scinder ces idéaux dont ils se prévalaient chez eux tout en les bannissant lorsqu’il s’agissait de justifier la colonisation, notamment certains passages tirés des ordres du maréchal Bugeaud ; ce dernier recommandait des mesures honteuses, violemment dénoncées à la Chambre par Clémenceau, indigné par cette politique de deux poids et deux mesures…

Comme il s’agit d’un dictionnaire amoureux, l’auteur est donc libre d’y exposer des notions non philosophiques au sens strict du terme, notamment psychanalytiques qui sont vraiment bienvenues dans ce contexte. Comme l’angoisse, les phobies, l’inconscient, le lapsus, le ça, le surmoi etc… On peut aussi signaler certains rapprochements plutôt judicieux comme sacré, salut, sagesse et sens.

J’ai été étonné agréablement d’y trouver une notice consacrée à l’Epopée de Gilgamesh (trente-cinq siècles avant notre ère et qui est considérée comme l’œuvre littéraire (avec une incidence philosophique soutenue) dont il analyse le contenu avec finesse.

En gros, c’est une sorte de pastorale de la mort : pourquoi cette césure existe t elle ? Pourquoi donc la vie vient elle immanquablement se briser sur cet écueil inévitable, incontournable qu’est la mort ?

Cette préoccupation a depuis des temps immémoriaux mobilisé l’esprit humain qui a dû imaginer une pléthore de doctrines, religieuses ou areligieuses, sur la vie dans un hypothétique au-delà… De telles considérations n’ont pas manqué de déborder la sphère sumérienne ou l’ensemble de la Mésopotamie pour inspirer les rédactions bibliques, notamment pour ce qui concerne le mythe du Déluge.

Il y a, comme on l’a dit plus haut, un certain éclectisme dans le choix des notions, il ne faut donc guère s’étonner de passer d’une époque à l’autre, d’une notion à l’autre, sans qu’aucun lien ne soit tissé entre elles. On trouve des développements, inspirés de Léo Strauss, sur Athènes et Jérusalem. On rappellera la définition lapidaire mais Ô combien juste d’Emmanuel Levinas, l’Europe, c’est la Bible et les Grecs…

C’est effectivement de la culture européenne qu’il s’agit : c’est le christianisme qui en fut la matrice, étant lui-même issu d’une tradition religieuse plus ancienne contre laquelle il s’est dressé : on a le judéo-christianisme et on a le pagano-christianisme, le premier ayant perdu la partie face au second. Mais il demeure que la constitution spirituelle ou religieuse du continent européen n’est autre que le Décalogue…

Mais je reviendrai certainement sur d’autres entrées qui méritent d’être citées et développées. Souhaitons à ce bel ouvrage la plus grande diffusion possible et aussi, probablement, le vif souhait de son auteur, de voir la pratique philosophique la plus répandue…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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Élie de Paris

Cher professeur, j’aurai beaucoup à dire sur mr Ferry, que j’écoute assiduement, en autre, sur radio classique. Il ne me souvient pourtant pas qu’il ait qualifié le Déluge de mythe, alors que ce cataclysme est resté gravé dans la mémoire humaine dans toutes les civilisations, et même la science d’aujourd’hui admet qu’un phénomène météorologique majeur a mis fin à de nombreux regnes animaux, végétaux et même marins…
Mais enfin.
Nous prétendons, nous autres Juifs, avoir assisté à la Révélation.
Simplement.
Et le canon hébraïque ne fut point l’œuvre d’un seul homme martyrisé , ni celui d’un autre touché par la grâce, mais par tout un peuple.
Quant au Livre, on y trouve jusqu’aujourd’hui des traces de l’Absolu qu’aucun calculateur ne saura jamais expliquer, comme l’âge de l’univers, les trous noirs, et autres friandises cosmologiques…