Devenu Israël, Jacob a pris conscience de ses forces neuves

Dans la typologie des Patriarches, Jacob est identifié à l’homme de la pensée et de l’étude (yochev ohalim) et à la dimension de vérité (émeth).

Mais toute son existence aura exigé de composer avec les apparences, de jouer au plus fin, de se situer d’abord sur un plan donné pour se dépasser sur un plan supérieur, où on ne l’attend pas.

Devenu spirituellement l’aîné d’Esaü, qui n’y consent pas, ou plus, sera-t-il à la  hauteur de cette prérogative?

A l’incitation de sa mère il a fui chez Laban, son oncle, les obsessions fratricides d’Esaü qui se sent à la fois «possédé» intellectuellement et dépossédé de la bénédiction paternelle.

Arrivé chez Laban en réfugié, Jacob repart muni d’une nombreuses famille et d’un patrimoine considérable. Il sait qu’Esaü le guette pour attenter à sa vie.

Quelle stratégie adopte-t-il? Celle de la conciliation. Il tentera d’amadouer cet Esaü qui ne rêve que de reprendre «l’objet perdu» – sans quoi tout lui manque –   dans un moment d’inconscience.

Aussi décide-t-il de ne pas le rencontrer de plain-pied, si l’on ose dire. Jacob lui envoie des émissaires, avec un beau lot de consolation, du gros et du menu bétail, des bêtes de somme et de trait.

De quoi satisfaire un commerçant retors comme Laban mais non pas celui qui prend de plus  en plus le visage et les allures d’un chef de guerre. Jacob ne se fait aucune illusion et prend soin de partager son camp en deux, de diviser les risques.

La régression est notable du lieu dit Mah’anaïm, « le double camp », terrestre et céleste, à ce « camp » désormais scindé, partagé et divisé dans sa configuration et dans sa substance.

Si par malheur Esaü attaquait la première moitié, l’autre pourrait s’échapper, sans doute, mais, au bout du compte, Jacob serait demeuré dans ce cas le fuyard qu’il a voulu oublier …

On l’a vu à propos du rêve de l’échelle: lorsqu’un esprit de cette altitude tente de se fuir, il est rappelé à l’ordre par celui qui a décidé de cette hauteur là. Jacob a pris toutes les précautions qu’il était possible de prendre. Le voici au gué du Yabbok, seul, pendant que la nuit tombe.

Et c’est au moment où la nuit est devenue noire, opaque, qu’il se sent soudain saisi par l’on ne sait qui.

Après un moment de sidération, long comme une nuit sans lumière, lui qui était pris à la gorge, dont la nuque commençait à ployer, d’un coup se ressaisit et se met à lutter.

Son antagoniste reste non identifiable mais Jacob à présent rend coup pour coup. Si le combat a été engagé à son corps défendant, il n’en sortira pas vaincu.

La lutte est longue, indécidable. La créature qui frappe à l’endroit le plus vulnérable de son  corps s’acharne mais Jacob ne se rend pas à sa merci. Au contraire: plus le temps passe, moins elle sent la partie gagnée.

L’aube s’approche qui la dévoilera et il lui faut au plus tôt s’en aller. Encore faut-il que Jacob qui la tient y consente.

Il s’y refuse tant qu’elle n’aura pas répondu à sa demande: que son adversaire lui délivre sa propre bénédiction. Étrange demande! Étrange «butin» pour une victoire! Comment la comprendre?

Jacob n’est-il pas nanti de la bénédiction d’Isaac, son père, en dépit des circonstances troubles dans lesquelles il l’a obtenue?

Mais cette fois est différente: cette bénédiction délivrée dans ces nouvelles circonstances, il l’aura gagnée de haute lutte, sans mauvaise conscience, même si celle-ci n’empêchait pas le sentiment d’un devoir nécessairement accompli, d’une responsabilité inéluctable.

Cette bénédiction il l’obtiendra, mais assortie d’une assurance: le  changement de son nom. Jacob, l’homme qui talonne son frère mais à qui, de ce fait même,  il se trouve assujetti, devient Israël, l’homme qui a lutté avec «l’Ange d’Esaü»,un psychanalyste dirait: au fantasme de toute puissance qui lui était attaché.

Devenu Israël, Jacob a pris conscience de ses forces neuves. Certes, il rencontrera Esaü, mais en frère de chair et de sang.

Si ce dernier s’avisait d’engager le combat, il n’en sortirait pas vainqueur comme cela semblait  dicté d’avance à ses yeux et à ceux de ses hommes de troupe. Israël choisit néanmoins  la conciliation et la rencontre avec Esaü, enfin adouci, est aussi émouvante que celle qui réunira Joseph et ses propres frères après des années d’une autre dissimulation.

Ici s’ouvre une hypothèse de lecture: depuis la première transgression au Gan Êden jusqu’à l’ensevelissement de Joseph dans les eaux du Nil, en passant par la dissimulation de Tamar aux yeux de Juda, son beau père, tout le livre de La Genèse est scandé par des épisodes de recouvrement et de dé-couvrement, de relégation et de révélation, comme si ce doublet-là se rapportait à une pulsation de l’histoire humaine corrélée à la Présence divine.

Ce ne sont pas, ou pas seulement jeu de masques mais apprentissages de la pleine présence humaine au regard de la pleine Présence divine. Avec des moments de retrait. C’est ainsi que les routes d’Esaü et d’Israël vont se séparer, Esaü ayant apporté la preuve, par sa manière d’être et de se conduire, que décidément l’aînesse spirituelle ne lui seyait pas. Toutefois, Jacob-Israël est loin de se trouver au bout de es peines.

Le voici installé sur les terres de Sichem. Sa fille Dinah a le malheur de se croire en terre hospitalière. Elle est enlevée par le fils du Maître des lieux et traitée comme une prostituée.

C’en est trop pour deux de ses frères: Simon et Lévi qui n’ont toujours pas «digéré»  la génuflexion de leur père devant Esaü et qui n’entendent pas subir un nouvel abaissement lié au déshonneur de leur sœur, personnage au demeurant fort énigmatique dans les récits bibliques, elle aussi soudainement apparue et disparue.

Leur violence punitive va se déchaîner et se conclure par l’extermination de la cité où ils se sont estimes violentés autant que Dinah. Là encore, le stratagème et la dissimulation  aiguiseront le fil de leur épée. Cependant leur père les réprouve et condamne leur conduite,  et cette réprobation se retrouvera jusque dans sa bénédiction finale. C’est ainsi que pour sa part Lévi s’engagera dans une  crise de conscience tellement profonde qu’il en sortira digne d’exercer la fonction sacerdotale.

La parole divine advient alors à Israël qui doit baliser une nouvelle étape de son itinéraire céleste en terre humaine. Elle se nommera «Beth El»: la maison de Dieu. Entre-temps Jacob se sera délesté des dernières idoles du temps de Laban, perdues de vue dans les fontes de la caravane.

Israël pourra-t-il prendre un peu de repos? Rien n’est moins sûr, pas plus qu’est sûre la fraternité censée régner entre ses fils, et plus particulièrement vis à vis de celui dont il a particulière dilection: de Joseph, suprêmement doué mais suprêmement vaniteux aussi, du moins à ce moment de sa jeune vie.

Raphaël Draï zal

 

 

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