De l’unité spirituelle du peuple juif...

Il est un fait historique concernant le peuple juif et qui est rarement mis en avant, c’est non pas sa survie mais bien la préservation de son unité spirituelle et religieuse : je pense à son unité profonde. Au cours de quelques millénaires, deux ou trois, selon les modes de calcul adopté, ce peuple est resté uni et les menaces schismatiques ont été limitées en son sein. Je ne remonte pas à l’antagonisme entre les Sadducéens et les Pharisiens, je préfère établir un lien dans le temps entre rabbi Akiba (IIe siècle de notre ère) et le rabbin Léo Baeck, dernier grand rabbin d’Allemagne, mort en 1956 à Londres. Baeck a survécu à l’enfer du camp de Theresienstadt. Durant cette longue période le judaïsme a su conserver son unité profonde, en dépit des terribles vicissitudes de son histoire nationale. Mais la dispersion aux quatre coins du globe a favorisé la séparation, non conflictuelle mais simplement dictée par l’histoire et la géographie des pays où les exilés s’étaient établis avec leurs traditions locales. De ce voisinage contraint mais parfois aussi choisi naquirent de nouvelles approches qui enrichirent l’axe central du judaïsme sans jamais le dénaturer. Même si les discussions talmudiques n’avaient plus cours en raison de la dispersion et des persécutions, les responsa pallièrent ce manque en permettant des échanges intercommunautaires. Les prières statutaires restaient les mêmes, que l‘on soit l’est ou à l’ouest avec quelques concessions faites au talent de quelques liturgistes désireux de faire vivre pleinement la tradition la plus ancienne.

Les changements les plus marquants proviennent de la distinction entre les séfarades et les ashkénazes ; je dis bien distinction et non opposition ou démarcation . Et encore moins rupture. Au fil des ans, parfois des siècles, les hommes s’intègrent à leur milieu ambiant et phénomène, somme toute naturel, n’est centripète : le noyau central de la tradition demeure insécable.

Ces réflexions m’ont été dictées par une référence à deux livres des Léo Baeck, j’avais traduis de l’allemand : L’essence du judaïsme (Presses Universitaires de France), et Ce peuple (Armand Colin). Léo Baeck y parlait des deux rameaux de la tradition juive, apparus au fil des âges. Il a donc frappé une formule qui englobe bien cette référence à des centres traditionnels différents. Les formules qu’il a trouvées pour désigner cette situation sont les suivantes :

Piété de la culture. //. Culture de la piété.

En effet, alors que dans les communautés ashkénazes on ne jurait que par le sefer hassidism : Juda le Hassid), dans les communautés sefardes (Maimonde et son Guide des égarés) on vénérait à la même époque ( vers 1200) le rationalisme aristotélicien…

Personnellement je trouve que la situation est bien décrite décrit convenablement la situation, cette répartition des tâches me convient bien. Au cours des siècles, chaque fois que l’on poussait trop les feux dans une direction au détriment de l’autre, un mécanisme de balancier ramenait la languette compensatrice de la balance dans le centre. Exemples : Maïmonide face aux Hassidé ashkénaz du Moyen Age ; Moses Mendelssohn face au Baalschemtob du XVIIIe siècle. La tradition juive avait le secret de ce balancier qui rétablissait l’éauilibre. Je pourrais donner plus d’exemples, mais je me suis-je me suis bien fait comprendre.

Je passe à présent à un discours programmatique de Heinrich Grrätz La construction de l’histoire juive (Krtoschin, 1845)) que j’ai traduit de l’allemand il y a près de trente ans aux éditions du Cerf).

Celui qui allait devenir un peu plus tard, le père-fondateur de l’historiographie juive moderne y aborde l’histoire juive suivant l’angle de l’histoire culturelle. Certes, il détestait le hassidisme des juifs d’Europe orientale et centrale qui présentait mal le judaïsme et conduisait la société allemande à refuser aux juifs l’octroi des droits c iniques. D’où c mépris qui sera réparé par d’authentiques spécialistes qui verront dans le midrash et le talmud qui sauront témoigner ausx sciences traditionnelles l respect qu’elles méritent.

Voici la traduction française du programme de l’histoire juive par Heinrich Grätz, parue en 1845.

Heinrich Graetz

La construction de l’histoire juive

traduit de l’allemand par Maurice-Ruben Hayoun

Heinrich Grätz

Qu’est- ce que le judaïsme? Cette question apparemment sotte ne devrait pas moins intriguer celui qui fait partie du judaïsme et s’imagine en avoir tota­lement assimilé le contenu que l’interrogation, qu’est-ce que la vérité ? n’embarrasse celui qui croit la posséder dans son intégralité .Que ne nous a-t-on pas présenté sous le label judaïsme depuis que ce dernier fait l’objet d’analyse de la pensée dis­cursive ! Que de doctrines fondamentales n’avons nous pas vu émerger ces temps derniers avec la prétention de monopoliser la vérité et de régler une fois pour toutes la norme de la pratique religieuse juive ! Le judaïsme est tantôt l’expression ac­complie de la théologie spéculative, une sorte de hégélianisme préformé qui traverse tous les aspects dialectiques (Hirsch) et tantôt il est précisément aux anti­podes de la pensée a priori, c’est-à-dire une révélation a posteriori de dogmes particuliers qui ne contredisent à la raison qu’en apparence mais qui, en vertu de leur évidence, arrachent la sanction de la pensée spéculative (Steinheim). Parfois aussi, le judaïsme est considéré comme une institution parfaitement sys­tématique qui recherche la docilité de l’esprit , la soumission sans réserve à l’absolue volonté divine et dont le but avoué est de recommander la religiosité (Ben Usiel). D’autres veulent y voir l’opposé même de la religion, une sorte de douche froide pour l’esprit humain gagné par l’exaltation religieuse, un sabot d’arrêt sur la voie d’un penchant nettement religieux, une institution recherchant plus l’activité pratique, un  » balancier  » qui protège de l’étroitesse de tendances opposées (Mises). Mais on n’en est pas resté là puisque certains considèrent le ju­daïsme comme une pure religion de l’esprit ayant des visées éthiques et ne dépas­sant guère le cercle d’un rationalisme quotidien et domestique, tandis que d’autres en font une initiation de mystagogue à une existence contemplative, une reli­gion de l’immortalité préparant à la vie dans l’au-delà.

Toutes ces conceptions du judaïsme ,qui divergent souvent au point de s’opposer ,ne manquent pas d’invoquer pour leur défense des preuves suffi­santes puisées au riche réservoir du judaïsme, mais elle doivent dans leur en­semble repo­ser sur quelque chose de vrai puisqu’elles appuient leurs préten­tions par un halo de vérité. Toutes ces différentes conceptions du judaïsme at­testent cependant de la richesse conceptuelle de celui-ci : elles sont toutes vraies si on les considère comme des aspects isolés du principe fondamental du judaïsme mais elles s’avèrent fausses lorsqu’elles se présentent chacune comme l’idée de base ,à l’exclusion de toute autre. Car dans ce cas précis il demeure toujours un reste plus ou moins grand d’idées juives qui n’acceptent pas un tel dénominateur commun et qu’un tel principe n’explique qu’en partie ou très difficilement.

On a jusqu’à présent emprunté bien des voies afin d’élucider en profondeur l’essence fondamentale du judaïsme. Tantôt on mettait en avant son caractère dogmatique, métaphysique et idéaliste ,plaçant ce principe au tout premier rang et ramenant tout le reste à une forme subsidiaire où l’idée s’était coulée pour être ac­cessible aux représentations du petit peuple lequel la transforme à sa guise, tantôt c’est le caractère concret et l’essence législative du judaïsme qu’on souligne dé­bouchant ainsi sur une interprétation éthique au sens large du terme. Pour fonder le caractère spéculatif du judaïsme on se cantonne parfois aux preuves fournies par le cadre biblique mais on peut aussi, pour ce faire, parcourir tout le riche domaine de la littérature juive qui va du midrash à l’exégèse philosophique en oubliant cependant que ces éléments renferment des apports étrangers dont la présence rend malaisée la détermination d’un concept doctrinal purement juif. Pour renforcer le caractère pratique du judaïsme d’aucuns s’en remettent parfois à la tradition écrite oubliant ainsi tout le reste tandis que d’autres s’en tiennent à sa configuration actuelle qu’ils considèrent comme le reflet naturel d’éléments im­manents.

Cette analyse sommaire montre bien que les thèses fondamentales sur le ju­daïsme doivent nécessairement diverger puisqu’elles partent de points de vues dif­férents. On est aussi en droit de se poser une autre question : la différence des conceptions tient-elle à la nature de l’objet dont l’essence fondamentale se dérobe­rait à la synthèse logique en raison même de ses multiples facettes ? Dans ce cas nous perdrions tout espoir d’élucider un jour ce qui anime l’organisme du ju­daïsme. Mais avant que la pensée ne s’abandonne au désespoir il convient d’explorer d’autres méthodes analytiques permettant d’accéder plus aisément aux profondeurs cachées du principe fondamental du judaïsme.

Il apparaît clairement que toutes les tentatives présentées ici et qui avaient pour but d’élucider l’idée fondamentale du judaïsme pèchent par le défaut sui­vant : leur analyse n’a pas englobé la totalité du judaïsme mais s’en est toujours tenue à un seul aspect de celui-ci, se méprenant sur les facteurs et ne confon­dant que trop souvent les causes et les effets. Or, la totalité du judaïsme n’est reconnaissable qu’en examinant son histoire, c’est par l’Histoire que s’expliquent la totalité de son essence et l’ensemble de ses forces. Toute idée viable doit se créer un environne­ment plastique et réussir son passage dans la vie en abandonnant l’état monotone et léthargique de l’idée pour se retrouver dans l’univers contrasté et animé de la réalité. Ainsi l’Histoire n’est pas seule­ment le reflet de l’idée mais aussi le critère de sa viabilité. Car l’idée au sens noble du terme doit renfermer une plasticité suffisante ainsi qu’un caractère indestructible prouvant qu’elle peut non seulement supporter les aléas de l’existence mais aussi qu’elle est en mesure de la dominer et de lui imprimer sa marque. Si une idée a réussi à se réaliser et à se maintenir à travers toutes les métamorphoses de l’Histoire , il est alors permis d’admettre que toutes ses con­crétisations ayant franchi le cap de l’existence étaient en elle depuis l’origine. C’est que l’Histoire ne produit que les germes de l’idée tandis que les formes diverses en lesquelles l’histoire se complaît n’en sont que des aspects deve­nus concrets.

Notre objet ici n’est pas d’expliquer par le menu ces faits d’une science en­core jeune, à savoir la philosophie de l’Histoire. En revanche, on prouvera jusqu’à l’évidence que dans toutes les phases de son développement, même au cours de certaines aberrations apparemment dues au hasard, l’histoire juive présente une idée homogène laquelle constitue réellement l’élucidation d’un concept de base. Si l’on examine toute l’histoire juive avec ses aspects actif et passif en se servant de grandes catégories, si l’on retient les points nodaux na­turels de son développement ,si l’on extrait pour ainsi dire ,de leur écorce ,les pensées motrices, alors on se retrouve en présence des facteurs qu’elle a pro­duits et des germes que l’idée du judaïsme abritait virtuellement en son sein. Nous allons mettre cette méthode à l’essai et tenter une reconstitution concep­tuelle de l’histoire juive.

Dès son entrée dans l’Histoire le judaïsme fait figure de négateur, il nie le pa­ganisme et se présente un peu comme un protestantisme. Cette vérité avait déjà été formulée par Maïmonide qui ne l’a guère approfondie. Il a saisi le pa­ganisme dans sa nudité extérieure, i.e. dans la manifestation concrète de son es­sence, et l’a oppo­sée au judaïsme dans les mêmes termes, en tant qu’opposition radicale au premier, singulièrement à son culte obscène. On connaît bien l’idée très superficielle que Maïmonide se faisait des lois sacrificielles juives. Mais même aux fondements des extravagances du paganisme et de ses institutions violentes que la morale ne ré­prouve que trop souvent gît un principe; toutes les manifestations de l’existence païenne doivent se résumer en une idée de base que le judaïsme eut justement pour vocation de nier.Le judaïsme devait prou­ver la nullité du paganisme au regard de la vérité et sa nocivité au plan des re­lations morales au sein de la société, du moins dans son cercle restreint, et ce non point de manière théorique ou scolaire mais concrètement, de façon plus éclatante et vivante. Ainsi, l’idée fondamentale du ju­daïsme est découverte d’emblée si l’on parvient à repérer sans erreur possible ce qui le distingue du paganisme. Rien n’est donc plus aisé que d’indiquer la frontière qui sépare ces deux formes de religion; il n’est guère nécessaire de comparer les dogmes des deux parties, par exemple le yésh mé-‘ayin (l’être à partir du néant) au prin­cipe métaphysique des païens ex nihilo nihil (de rien on n’obtient rien), ou d’autres dogmes différents confrontés avec tant de pénétration par Steinheim dans son beau livre Die Offenbarung (La rélation) qui constitue une si grande contribution à la conception philosophique du judaïsme. Dès le premier coup d’œil apparaît l’énorme contraste entre le paganisme et le judaïsme qui sont aussi opposés que la nature et l’esprit.

Heinrich Graetz

La construction de l’histoire juive

traduit de l’allemand par Maurice-Ruben Hayoun.

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