Contrer le nouveau prêt-à-penser antijuif.

Le philosophe et psychanalyste existentiel Georges-Elia Sarfati analyse le nouveau discours judéophobe et rappelle qu’Israël joue actuellement sa survie.


Causeur. Georges-Elia Sarfati, vous êtes franco-israélien, philosophe, linguiste et psychanalyste existentiel. Vous avez longtemps enseigné en qualité de professeur titulaire à l’Université de Tel-Aviv, entre la signature des accords d’Oslo et le début des années 2000 : « une des périodes de l’histoire du pays les plus violentes et les plus contradictoires » dites-vous. Vous aviez alors manifesté un immense enthousiasme pour ces accords qui constituaient à vos yeux « les prémisses de la résolution d’un conflit qui dure, non pas depuis soixante-dix ans, comme on le dit trop légèrement, mais depuis un siècle. Le refus arabe d’une présence juive souveraine sur la terre d’Israël, ne date pas de 1947, mais du début des années vingt, de l’époque du Mandat Britannique. » Aujourd’hui, Israël vous semble-t-il menacé dans sa survie ?

Georges-Elia Sarfati. Israël mène une guerre existentielle, car en tant qu’État il a été violemment contesté dans son intégrité matérielle –territoriale, humaine et symbolique – en subissant le massacre de plus de 1500 de ses citoyens, demeurés sans défense, exactement comme à l’époque des pogroms et des farhoud, perpétrés dans les différentes communautés, d’Europe ou d’Orient. Il s’agit d’une confrontation radicale entre deux principes, deux états d’être, dont le paradigme se trouve dans le récit biblique de l’épisode au cours duquel Amalec – incarnation de la figure du mal absolu – attaque Israël, qui vient juste de s’affranchir de la servitude en Égypte. Mais sur la longue durée, l’histoire nous enseigne aussi, que dans les temps de crise et de grands périls, Israël s’égale à son principe natif : netsah israel, qui veut à la fois dire éternité et victoire d’Israël. Pourquoi ? Parce qu’Israël sait que chaque fois qu’il faut relever un défi existentiel, il le fait aussi pour l’humanité qui ne veut pas se soumettre au règne de la pulsion de mort.

Israël est perçu comme un État oppresseur par une grande partie de la jeunesse occidentale : sur quoi repose cette perception selon vous ?

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Le discours judéophobe n’a pas connu de cesse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout au plus était-il en sommeil, l’antisémitisme étant devenu tabou du fait de l’hitlérisme. Mais, tandis qu’il s’éclipsait en Europe, le nationalisme palestinien lui a donné un regain de vitalité, cette fois sous le motif de l’antisionisme. Sa résurgence s’explique aussi par la méconnaissance de l’histoire, surtout celle du peuple juif, qui n’a jamais été enseignée. Il en résulte que les multitudes sont avant tout exposées à un faisceau de discours idéologiques, qui leur offre un prêt-à-penser, par ailleurs très efficace. Les variations de ce discours ont toutes un lien avec la théorie du complot : les sionistes ceci, les sionistes cela, etc. Les thèmes de cette propagande s’inscrivent dans la droite ligne de l’archive judéophobe et judéocide. Son principal ressort aujourd’hui consiste notamment à se réclamer du progressisme. Voilà pourquoi, être antijuif aujourd’hui peut aisément se justifier au nom de l’humanisme…

A l’heure où des humoristes de Radio France payés par nos impôts trouvent drôle de nazifier les Juifs, ne faudrait-il pas rappeler que le nazisme, dans son essence, c’était la volonté de tuer les Juifs et d’exterminer Israël, avec toute l’éthique et l’humanisme (détestés par Hitler) que ce peuple a apporté à l’humanité ? De ce point de vue, où sont et qui sont les Nazis aujourd’hui ?  

Si l’on tient absolument à reconduire la catégorie du nazisme pour désigner l’ignominie et la violence irrédentiste, alors il faut aussi lire l’histoire de notre temps avec des lunettes qui reconnaissent que le nazisme n’est pas le danger d’aujourd’hui.  Mais, si l’on est soucieux de réfléchir l’histoire sans se couper des déterminations du passé, alors il faut dire que l’islamisme contemporain s’impose comme l’héritier méthodologique du nazisme. Méthodologique et non pas ontologique, car le nazisme est raciste, alors que l’islamisme, qui est une version violente de l’islam, est un universalisme dévoyé, exactement comme l’a été le marxisme soviétique ou chinois. La méthode est la même : elle consiste dans un déferlement de barbarie, relayée par une puissante propagande, aux fins d’asseoir une hégémonie sans partage. L’autre trait commun, c’est la mentalité complotiste et la poursuite d’un ennemi désigné – le signe juif et toutes ses manifestations humaines et culturelles (la chrétienté, la laïcité, la démocratie, etc.). A ce seul point de vue, il n’est donc pas fortuit que la mémoire de l’hitlérisme fasse partie du corpus de l’antisionisme radical professé par l’islam djihadiste.

Dans son combat contre l’islamo-nazisme, l’Occident est-il à la hauteur ?

Je ne pense pas que l’expression d’islamo-nazisme soit adaptée, il nous faudrait du temps pour en dire les raisons. Sur le fond, il faut considérer les choses au cas par cas. Tous les pays occidentaux n’ont pas la même expérience de l’islam, ni de l’islamisme. Les Etats-Unis ont en fait les frais au moment du 11 Septembre 2001, puisqu’ils étaient désignés comme les fourriers de l’impérialisme… En Europe, c’est la France qui est aux premières loges, puis la Grande Bretagne, mais aussi l’Allemagne et l’Autriche, du fait de la présence d’une forte population d’origine musulmane, pas seulement issue des pays arabes, mais aussi de Turquie. Comme vous le savez, les Frères musulmans considèrent depuis longtemps que la France est « le ventre mou de l’Europe ». Cela est paradoxal : la France, qui a été présente au Maghreb pendant plus d’un siècle, n’a-t-elle tirée aucune leçon de sa propre histoire ? A côté du laxisme français, l’aire germanophone se montre plus vigilante, notamment en interdisant, depuis le mois d’octobre 2023, la plupart des grandes organisations musulmanes proches du Hamas et du Hezbollah. Les mesures de police ne suffisent évidemment pas, sur le fond l’Europe doit aussi réformer son système éducatif.

L’ignorance et l’inculture sont le terreau de la haine. On est ainsi quand même étonné de voir que très peu de théologiens et de philosophes prennent la peine de dire que juifs, chrétiens et musulmans, nous croyons tous au même Dieu, celui d’Abraham, de Moïse, de Jésus-Christ et de Mahomet et que, de fait, nous sommes tous frères dans le monothéisme. Cette parole est-elle donc devenue inaudible ?

Pour que cet enseignement majeur soit accessible, sinon audible, encore faudrait-il que ce que l’on appelle le fait religieux ne soit pas étranger à la plupart de nos contemporains. Sur les trois monothéismes, seuls le judaïsme et le christianisme, dans leurs différentes composantes, ont envisagé de s’ouvrir à la critique historique ou au remaniement de leurs archaïsmes respectifs (substrats polémiques, statut des femmes, accueil de la laïcité, acceptation des principes de la société ouverte, intérêt pour un dialogue fraternel, etc.) ; mais pour l’heure, l’islam est tendanciellement resté hermétique à ces changements. Il ne faut pas oublier néanmoins ce que l’humanité doit aux acquis de la modernité, à commencer par le fait de circonscrire l’instance religieuse afin qu’elle soit dessaisie de l’exercice du pouvoir temporel. Au mieux, le développement culturel et spirituel des différentes fractions de l’humanité devrait-il favoriser la dimension éthique des traditions révélées, de manière à servir de support et d’inspiration morale aux pratiques sociétale (la compassion, la solidarité, l’accueil de l’étranger qui respecte les lois du pays d’adoption, la défense de la veuve et de l’orphelin, etc.). Mais en tant que Judéen, citoyen français et israélien, je ne nourris aucune nostalgie pour l’ère théocratique, ni aucune prédilection pour sa restauration !

En tant que philosophe, êtes-vous frappé par le fait que, dès son apparition, il y a 4000 ans, le peuple hébreu ait suscité la méfiance et la haine chez les autres peuples ? Comment comprenez-vous ce fait historique ?

Je vous répondrai en reprenant à mon compte les thèses de deux de mes maîtres, dont je prolonge modestement l’enseignement. Pour Claude Tresmontant, la méfiance et la haine des autres peuples à l’égard des Hébreux, relève de ce qu’il a appelé, dans l’un de ses grands livres, l’opposition métaphysique au monothéisme hébreu. Le « phylum hébraïque » est porteur d’une anthropologie, et d’une cosmologie qui nous enseigne d’une part que le monde n’est pas éternel, d’autre part que l’être humain entretient avec son Créateur une relation personnelle. Ces deux idées majeures constituent un scandale pour l’humanité polythéiste. Cette double bizarrerie, au temps du paganisme préchrétien, heurte la sensibilité des peuples dominés par des chefs divinisés, et des récits fondateurs, marqués par le particularisme. Emmanuel Lévinas, qui était phénoménologue, pose quant à lui que c’est la pensée biblique qui invente le primat de ce qu’il appelle la rationalité éthique, l’impératif de la relation déférente à l’égard de l’autre homme. Cela n’est rien de naturel, cette sortie de soi, au nom du droit d’autrui. Donc l’hébraïsme, et cela a été assez reproché aux Juifs (Claude Tresmondant a raison de dénoncer ce terme, lui préférant celui de Judéens) apporte une loi d’antinature, appelant l’humanité à ce que Freud a appelé la sublimation des pulsions, manière toute psychanalytique de parler de symbolisation, dont les œuvres de culture constituent l’expression la plus aboutie. En langage mystique, on pourrait parler de spiritualisation, cheminement qui culmine in fine dans la sainteté, laquelle représente, selon moi, la forme la plus haute de la singularisation personnelle. Avant de constituer un « fait historique », il conviendrait de voir d’abord dans cet état de choses l’expression d’un antagonisme ontologique, qui revêt par la suite différentes formes historiques. A cela s’ajoute en effet, sur le long terme, le tressage des différentes modalités historiques du refus du message hébraïque. L’historien Léon Poliakov, dont je fus l’un des collaborateurs dans ma jeunesse, a décrit ce processus au long cours, très complexe, dans l’importante Histoire de l’antisémitime. Ces différentes expressions de l’hostilité ont un point commun : la criminalisation du fait juif. Dans l’ordre : d’abord, la torsion que la polémique théologique contre le judaïsme, d’origine chrétienne puis musulmane, impose à la révolution catégorielle du monothéisme hébreu et judéen, ensuite la diabolisation d’un peuple d’exilés, par l’antisémitisme politique. Enfin, la diabolisation d’Israël par l’antisionisme radical. Ce qui est fascinant c’est le nouage, au cours de l’histoire du XXe siècle, de l’antisémitisme et de l’antisionisme, qui recycle et projette à l’échelle d’un jeune Etat, ce qui s’est dit pendant deux millénaires d’une diaspora entière. J’ai consacré de nombreuses études à démêler les mécanismes de cette logique inextinguible.

On rêverait d’un lieu où des gens éclairés et de bonne foi pourraient discuter et argumenter de toutes ces questions dans l’espoir de trouver une solution rationnelle : autrefois, ce lieu, c’était l’université… Les choses ont bien changé, non ? 

Le rêve, comme l’oubli, sont deux fonctions du psychisme humain, et il est heureux que nous y soyons accessibles. C’est du rêve que procèdent les plus belles utopies, et d’une forme d’oubli, l’émoussement de la morsure que nous infligent les plus tenaces souffrances morales, comme les deuils traumatiques. Ce que j’ai appris de l’université, c’est, là encore, contre toute attente raisonnable, que cette instance qui devrait par essence être un espace sanctuarisé : celui de l’étude, de la connaissance désintéressée, et de la convivialité intelligente, ne vérifie rien de tout cela. Ce n’est d’ailleurs pas une exception contemporaine, mais un invariant de l’histoire des universités dans les époques de crise, ou d’involution totalitaire. Comme je l’ai rappelé dans une analyse récemment parue dans la presse1, les universités ont été les principaux laboratoires du suivisme, du conformisme, et de la mise au pas du collectif, à l’époque des régimes autoritaires. Cette constante ne souffre pas la moindre exception : ce fut le cas à l’époque stalinienne, ce fut le cas sous les régimes du despotisme  oriental de teinture marxiste, ce fut le cas sous le régime de Vichy, ce fut le cas sous le régime national-socialiste. Par exemple, le fait que Martin Heidegger ait accepté la fonction de recteur de l’université allemande, en 1933 – même s’il en a démissionné par la suite – montre bien que les représentants de l’élite sont les premiers garants de l’ordre. En France, cela fait un quart de siècle, que les universités publiques – de lettres notamment – sont devenues les matrices du nouvel antisémitisme, du nouveau prêt à penser antijuif. Cela signe-t-il un changement ? Il faut rappeler que la politique a fait son entrée dans les universités en 1968, sans doute avec une part de bonnes raisons ; mais depuis lors, ce qui était un facteur de conscientisation (des inégalités, de la sclérose de certaines disciplines et manières de transmettre, du mandarinat dans ce qu’il pouvait aussi avoir d’arbitraire ou de discrétionnaire, etc.) s’est mué en contexte de délitement d’une part des chaînes de transmission, d’autre part de l’éthique de la connaissance : wokisme, décolonialisme, néo-racisme, néo-féminisme mysandre, inclusivisme, idéologies du genre, et autres conséquences d’une déconstruction nihiliste, se sont érigés en nouvelle normativité. Mais je veux aussi croire que le nihilisme est par définition voué à s’autodétruire, et qu’il en résultera une nouvelle ère de renaissance. D’ici là, nous devons assumer un travail de veille et de vigilance, quitte à passer pour ‘’rétrogrades’’. Mais comme vous le savez, les véritables révolutions sont toujours venues de l’esprit de la tradition. Les idées neuves ne sont jamais le fruit du spontanéisme.

Causeur.fr Emmanuel Tresmontant

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