Henri Kichka (93 ans) est un survivant de l’Holocauste

Auschwitz : le témoignage bouleversant d’Henri Kichka, un des derniers survivants

Laurence Brecx  Publié le samedi 25 janvier 2020 à 07h00

 

Sa démarche n’est plus très rapide mais pour un homme de 93 ans (« presque 94 » insiste-t-il), Henri Kichka est en forme. Il nous accueille avec gentillesse et semble presque surpris quand je lui demande si ce n’est pas trop pénible de raconter une fois de plus ce qu’il a vécu dans les camps.

Il n’y a qu’à Auschwitz que l’on a tant souffert

« Absolument pas ! La majorité de ceux qui ont subi la moitié de ce que j’ai vécu n’ose pas témoigner, ils sont en larmes, ils sont fort touchés. Tandis que moi, je pense que dans toute ma vie, j’ai le devoir de raconter aux autres afin de les mettre en garde contre une tyrannie que le monde n’avait jamais connu. Des camps de concentration… des victimes innocentes qui n’ont même pas eu le temps de rentrer dans le camp, qui allaient directement dans le four crématoire, par centaine de milliers. Gazés, brûlés et leurs ossements enterrés. »

Il a dû raconter plusieurs centaines de fois l’inracontable. Dans des classes, des institutions, sur place lors des innombrables visites qu’il a accompagnées. Ce n’est pas un texte appris par cœur qu’il récite. Bien au contraire.

Pudiquement, il répond aux questions avec parfois quelques jeux de mots glissés, probablement pour tenter de détendre ceux qui l’écoutent face à l’horreur de ce qu’il raconte.

Il y a 5 ans, pour les commémorations des 70 ans de la libération du camp d’Auschwitz, il avait encore fait le voyage sur place. Cette année, c’est au milieu de ses photos et de ses souvenirs qu’Henri Kichka nous reçoit.

Il est passé par 9 camps différents, pendant 38 mois de déportation et de captivité. « Dans les autres camps, on a souffert, mais pas comme à Auschwitz. Il n’y a qu’à Auschwitz dans le monde entier que l’on a tant souffert. Pas autre part. »

Voilà qui résonne comme une introduction à la longue conversation qui va suivre. De temps en temps, je dois répéter ma question pour qu’il l’entende distinctement. Il y a bien quelques moments ou les souvenirs lointains qui datent quand même d’il y a plus de 75 ans se mélangent un peu.

Mais Irène, sa fille cadette est là pour remettre un peu d’ordre dans cette mémoire tellement précieuse.

Nous étions des déchets

Quand je lui demande s’il est possible de décrire ce qui était le pire à Auschwitz, il répond directement « La peur. Parce que les coups, on en recevait un, puis c’était fini, on n’en parlait plus. Mais la peur… et surtout le souci de ne pas savoir où est ma famille, où sont mes parents, mes cousins… Tout cela me tracassait. »

En réalité, les sœurs, la tante et la mère d’Henri seront tuées dès leur arrivée à Auschwitz. Son père, avec qui il passera plus de temps, mourra en avril 1945, juste avant le retour en Belgique.

Il reprend le fil du récit, de cette survie en enfer. « Le pire, c’était la nourriture. Quand elle était là. C’était ce qu’on appelait du pain sec. Donner du beurre à de juifs ? C’est un crime » m’explique-t-il en paraphrasant les mots des nazis. Henri Kichka parlait l’allemand. Pas par choix, mais parce que s’il ne comprenait pas ce que les gardiens lui disaient, il allait mourir. En parlant de survie, retour aux privations.

« De la soupe, on en recevait de temps en temps mais je suis très gentil en disant que cela s’appelait de la soupe. On ne mangeait presque rien. On crevait. […] Ce qui était terrible, c’est que nous étions des déchets. Il n’y a pas d’autres mots. Quand je voyais mes amis mourir les uns après les autres, je me demandais chaque fois, à quand mon tour ? Et aujourd’hui, j’espère être centenaire !  » affirme-t-il en souriant. Car s’il a passé des centaines de jour emprisonné à ne penser qu’au jour ou tout cela prendrait fin, sans trop savoir comment ni pourquoi, il a survécu.

La marche de la mort

Comme la toute grande majorité de ceux qui étaient encore vivants à Auschwitz, il n’a pas assisté à la libération du camp par l’armée russe le 27 janvier 1945. « Avant d’être libérés, on nous a envoyés à Buchenwald. Quand les nazis ont été en partie détruits. » A ce moment-là, la mémoire d’Henri Kichka mélange un peu les dates et les événements. C’est sa fille cadette, Irène, qui lui tient la main pendant toute notre rencontre qui complète les lieux et les dates lorsque les souvenirs ne sont plus aussi précis qu’avant.

«  En réalité, il a quitté Auschwitz dans ce que l’on a appelé la marche de la mort.  » nous raconte Irène. «  Je ne sais même pas quel pourcentage a disparu. Il fallait aller à pied, il faisait encore très froid et on recevait à peine à manger parce que les alliés n’avaient pas de nourriture pour les cadavres, pour nous «  dit-il en haussant les épaules.

Le silence

Cette idée de ne plus être un réel être humain, Henri Kichka la répète quand je lui demande dans quel état il était au moment de sa libération.  » Je n’existais plus, j’étais une loque, une lavette, un demi-cadavre. Je ne savais même pas qu’on était libéré et qu’on rentrait en Belgique. Je me considérais comme inexistant. Je n’avais pas de pensées, de réflexions, de revendications, de haine, rien. Je n’étais rien. Je n’étais pas moralement en état de raconter mes souffrances.

Même vis-à-vis de sa famille, c’est le silence qui règne. Irène nous raconte «  Il y a eu des petits passages. Très petits. Parce que papa ne racontait rien. Et quand il a commencé à témoigner c’était aux autres, jamais à nous. C’est une certaine pudeur qui était en lui. Nous nous sommes documentés nous-mêmes. Papa faisait plutôt des blagues, et beaucoup de dérision, sur les nazis. Nous n’avons jamais été élevés dans la haine des Allemands à la maison mais les nazis, il n’y a pas de pardon, il n’y en aura jamais. »

Pour expliquer ce silence, son père embraie :  » Quand je me suis marié, je n’ai pas voulu assombrir mon futur. C’est tout. Ne pas trop raconter. Je me suis toujours posé la question : est-ce qu’on me croira ? C’est venu beaucoup plus tard. Parce qu’un jour, on m’a demandé de raconter. »

Le retour parmi les vivants

« J’avais une petite chambre avec lit. Un jour, deux amis me disent, « Henri : il y a trentaine de jeunes gens qui organisent une petite fête dans une maison de particuliers !  » Il y avait 4 ou 5 musiciens et les autres dansaient. Il n’y avait pas grand-chose après la guerre. Il y en a un qui vient près de moi et qui me dit : Va là-bas, va danser. Je lui ai répondu : tu me prends pour qui ? Moi danser ? Je n’ai pas du tout l’esprit à cela. J’avais récupéré un peu de force mais ça ne me disait rien. Et puis je n’ai jamais appris à danser, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. »

Henri Kichka avait 14 ans au moment ou la guerre éclate, 16 quand il est déporté et 19 quand il revient en Belgique. Ses années de sa vie, il les a d’ailleurs racontées dans un livre « Une adolescence perdue dans la nuit des camps. »

Son ami présent à cette soirée, lui montre une jeune fille et lui propose d’essayer de danser avec elle.  » Oulala ! On me lève, on me pousse sur la piste, et on me jette la jeune fille dans les bras. Elle était jolie, elle était très bien habillée, je me dis ce que ça à avoir avec mon pyjama de déporté ? On dirait une déesse. Elle s’approche de moi et me dit :  » Monsieur, voulez-vous danser ?  » Mais je ne sais pas danser. Elle ne savait pas qui j’étais, ce que j’étais. On a commencé à danser, je tremblais, je ne savais pas ou je devais poser mes jambes. Pendant qu’on dansait, elle m’a demandé, pourquoi à mon âge, je ne savais pas danser. Et puis c’est sorti, je lui ai dit la vérité. OOOh ce n’est pas vrai répond-elle. Venez, je vais vous apprendre à danser et oublier ça. »

La transmission de la mémoire

C’est le début de la reconstruction. Grâce à Lucia Swierczynski, qu’il épousera quelque temps plus tard. Lui qui n’avait plus de famille va en fonder une. Et pour la protéger, il ne leur racontera rien.

«  Papa est revenu de loin, ça ne doit pas mourir dans les oubliettes de l’histoire. C’est important. On prend un peu le relais en vidant ce que nous avons vécu aussi. Parce que c’est très lourd à porter. C’est un vide lourd. Un passé lourd. Et nous sommes marqués indirectement par ce silence qui a été trop long pour nous. Et maintenant on ne se lâche plus. On a envie de savoir et si je ne le demande pas à papa, je me documente et je parle avec d’autres gens. » raconte Irène.

Sur les murs de la chambre d’Henri, elles sont partout les photos de cette famille nombreuse qu’il a engendrée. Une cinquantaine de personnes au total qui l’entourent. Henri Kichka a passé pratiquement une heure à répondre aux questions. Il dit en souriant qu’il faudrait au moins 4 ans pour pouvoir tout raconter.

Au moment de se quitter je le remercie de sa gentillesse et de sa disponibilité. Il dit que c’est lui qui nous remercie de l’avoir écouté, visiblement content d’avoir pu, une fois encore, témoigner.

Source: www.rtbf.be

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