Au-delà des lignes de front : le dilemme d’Erdogan

La Turquie est confrontée à peu de bonnes options qu’elle puisse prendre en ce qui concerne l’offensive imminente d’Idlib.

Au-delà des lignes: le dilemme d'Erdogan

Le président turc Tayyip Erdogan prononce un discours lors d’une cérémonie à Istanbul, en Turquie, le 4 mai 2018. (Crédit photo: REUTERS / MURAD SEZER)

Le régime syrien et les forces russes se préparent à une offensive dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. L’attaque sur Idlib devrait marquer la dernière action majeure menée dans la guerre entre le régime d’Assad et l’insurrection qui s’est levée contre lui.

Moscou a déplacé 10 navires de guerre et deux sous-marins dans les eaux de la côte ouest de la Syrie. Cela représente la plus grande concentration de forces navales russes depuis le début de l’intervention directe de Moscou dans la guerre civile en Syrie en septembre 2015.

Le régime, quant à lui, dépêche des forces terrestres plus au sud, alors que son armée et ses alliés achèvent une récente offensive contre les combattants de l’État islamique dans la région de Sweida.

Idlib est sur le point de former le dernier chapitre d’une stratégie, dirigée par la Russie, qui a débuté il y a près de trois ans. Selon cette approche, les zones contrôlées par les rebelles ont d’abord été bombardées et elles ont ensuite offert la possibilité de «se réconcilier», c’est-à-dire de se rendre au régime. Dans le cadre de ce processus, les combattants qui ne souhaitaient pas se rendre ont eu la possibilité d’être transportés avec leurs armes vers la province d’Idlib, tenue par les rebelles.

Cette approche était utile pour le régime. Cela a permis d’éviter les combats coûteux de la dernière chance avec les rebelles. Elle prévoyait également qu’une bataille finale contre les éléments les plus déterminés de l’insurrection aurait lieu, une fois qu’il n’y aurait plus aucun endroit où ces combattants auraient pu être réorientés. Ce temps est maintenant proche.

Il y a environ 70 000 combattants rebelles dans Idlib. Les factions dominantes sont Hayat Tahrir al-Sham (le sigle qui a remplacé Jabhat al-Nusra, la franchise d’Al-Qaida en Syrie, rebaptisée) et la toute nouvelle armée soutenue par la Turquie, Jaish al-Watani, qui regroupe un certain nombre de groupes rebelles plus petits.

La présence de Jaish al-Watani, soutenu par la Turquie, parmi les rebelles d’Idlib, reflète la situation politique et diplomatique complexe et élargie entourant la prochaine offensive d’Idlib. L’offensive ne marquera pas la fin du conflit en Syrie. Au contraire, une fois qu’Idlib sera retombée sous la domination du régime, la dynamique en Syrie sera modifiée de façon concluante :

– une partie du territoire sera au moins partiellement dirigée par des organisations politico-militaires autonomes,

  • à l’autre, qui sera entièrement dirigée d’en haut par les intérêts de divers Etats, qui font usage de divers groupes de milices, qui agissent par procuration.

Alors que cette dynamique émerge, elle représente un dilemme particulier pour la Turquie. Ankara, au début de la guerre, a abandonné une relation florissante avec le régime Assad pour mettre tout son poids derrière la rébellion sunnite. Il a perçu l’insurrection (ce qui était correct, à ce moment-là) comme l’un des nombreux mouvements sunnites conservateurs qui ont alors balayé le Moyen-Orient. Le gouvernement AKP se considérait comme le parrain naturel et le leader de ces mouvements. Malheureusement pour les Turcs, la vague islamiste sunnite a été brève et a laissé peu de traces permanentes dans la région.

Avec l’entrée des Russes sur le champ de bataille syrien et la décision des États-Unis de ne pas offrir un soutien majeur aux rebelles, l’insurrection a perdu tout espoir de vaincre le régime d’Assad.

La Turquie a ensuite transféré son attention en Syrie sur deux zones : empêcher la zone de contrôle kurde dans le nord-est de s’étendre sur les 900 km de la frontière syro-turque dans son intégralité. Et, de façon un peu plus nébuleuse, empêcher la défaite complète et la destruction des rebelles, ce qui représenterait un échec humiliant pour le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan.

Le premier objectif a été atteint en deux temps : en août 2016, par l’opération Bouclier de l’Euphrate, les Turcs ont établi une zone de contrôle dans le nord de la Syrie, de Jarabulus à Azaz, laissant le canton kurde d’Afrin isolé. En janvier 2018, durant la phase baptisée Opération Rameau d’Olivier, ils ont ensuite détruit et occupé Afrin, créant ainsi une zone de contrôle exclusif turc, allant de Jarabulus à Jandaris dans le gouvernorat d’Alep.

Le deuxième objectif est apparu, pendant un certain temps, comme progressant de manière satisfaisante. Les Turcs ont investi dans l’administration et l’éducation, sur leur zone de contrôle dans le nord-ouest de la Syrie. Les pancartes en turc de la police rebelle formée par les Turcs, l’administration turque présente dans les écoles et les hôpitaux, marquent tous de manière caractéristique la «zone du bouclier de l’Euphrate». Les autorités ont même délivré de nouvelles cartes d’identité pour les résidents, marquées du sceau de l’opposition pro-turque et rédigées en arabe et en turc. La formation du Jaish al-Watani constitue un élément central de cet effort.

Mais ce projet est remis en cause par la perspective de l’offensive du régime à Idlib. Il y a 3,5 millions de civils dans la province. La Turquie craint que cette offensive ne génère une nouvelle vague de réfugiés vers les frontières de la Turquie ou dans la zone du « bouclier de l’Euphrate ». En outre, compte tenu de la détermination d’Assad à reconquérir la Syrie dans son ensemble, une offensive réussie à Idlib sera sûrement suivie de pressions sur les Turcs pour qu’ils quittent cette zone. Il s’agirait alors du dernier obstacle à la réintégration complète d’Assad dans le nord-ouest de la Syrie.

Mais pour que la Turquie quitte cette région, il faudrait accepter l’éclipse totale et finale de la cause arabe sunnite et la défaite totale et humiliante des objectifs de la Turquie. Accepter cela, alors que les Kurdes associés au PKK conservent une grande zone de contrôle de facto à l’est de l’Euphrate, représenterait une double défaite.

La Turquie s’est actuellement engagée en diplomatie pour prévenir cette possibilité. Le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a mis en garde la semaine dernière contre une opération militaire à Idlib, affirmant que ce serait un désastre. Cavusoglu, notamment, s’est entretenu avec des journalistes à Moscou, après avoir rencontré son homologue russe, Sergueï Lavrov.

Les relations avec la Russie seront la clé de tout, ici. Une trêve notoirement négociée par Moscou a été mise en place dans les provinces de Lattaquié, Idlib et Hama au cours des trois dernières semaines. Mais elle est sujette à des violations quotidiennes par les forces du régime et semble aller dans le sens d’anciens accords négociés par la Russie dans d’autres parties (« de déconfliction ») de la Syrie, qui ont, en fait, précédé les attaques du régime et de la Russie.

M. Erdogan doit se rendre en Iran le 7 septembre pour rencontrer les présidents Poutine et Rouhani. L’avenir du nord-ouest de la Syrie devrait dominer les discussions.

Pourquoi la position russe est-elle essentielle? L’Iran, bien sûr, soutient la réunification de la Syrie par le régime. La Turquie préfère clairement le statu quo. La Russie, quant à elle, a des intérêts plus larges. D’une part, elle est alliée au régime et à l’Iran. D’autre part, Moscou a clairement intérêt à éloigner le gouvernement d’Ankara de ses relations effrénées avec les États-Unis. Offrir à la Turquie, au moins une partie de ce qu’elle veut dans le nord de la Syrie, serait utile à cet égard, mais aurait un coût pour les relations de Moscou avec ses alliés.

Il est probable que Poutine cherchera une formule de sauvetage pour la Turquie. Mais le dilemme met en évidence la fragilité de la position actuelle de la Russie en tant qu’arbitre suprême en Syrie, qui entretient des relations positives avec toutes les forces.

Erdogan cherchera, à Téhéran, à utiliser le désir russe de l’éloigner de l’OTAN, et peut-être les Iraniens espèrent-ils qu’Ankara agira en ne tenant aucun compte des sanctions pétrolières prévues contre l’Iran après le 4 novembre, et servira au contraire d’intermédiaire à la vente, ce qui permettrait, en échange, de sauver quelque chose du projet d’Ankara en Syrie.

Alors que la révolution syrienne se résume à une défaite militaire, le grand jeu des présidents et des diplomates sur les ruines du pays passe à la vitesse supérieure.

PAR JONATHAN SPYER
 30 AOÛT 2018 19H32
Adaptation : Marc Brzustowski

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Huguenot17

« compte tenu de la détermination d’Assad à reconquérir la Syrie dans son ensemble, une offensive réussie à Idlib sera sûrement suivie de pressions sur les Turcs pour qu’ils quittent cette zone. »
La Syrie étant un pays reconnu avec ses frontières par l’ONU, et donc par la Turquie. Je ne vois pas bien comment Erdogan pourrait justifier ce « grignotage » du territoire syrien. Pour Assad, il peut lâcher un peu d’autonomie au population et groupe ethnique en Syrie. Mais certainement pas céder une partie de son pays au Turcs, et de fait agrandir la Turquie.