Abraham Bibago, La voie de la foi, II

par Maurice-Ruben HAYOUN

Dans un précédent article, je me suis penché sur les idées générales de la pensée philosophique de cet auteur qui n’a pas attiré sur lui la lumière, peut-être parce qu’il s’est contenté d’achever une synthèse de la philosophie du Guide des égarés de Maimonide. Il n’a pas fait preuve d’une grande originalité, même s’il a tenté de revisiter les sources de son maître, se voulant un simple épigone de ce dernier qu’il défend contre les attaques dont il iut l’objet. En tout état de cause, il dresse un bilan remarquable de la philosophie juive dans l’Espagne d’avant l’expulsion. Nous ne connaissons pas avec certitude sa date de mort, mais il est probable qu’il ait quitté ce monde vers 1489 / 90.

Il me semble qu’il a mis ses pas dans ceux de ses prédécesseurs mieux connus, comme Isaac Albalag et Moïse de Narbonne. Deux philosophes, champions de l’averroïsme juif, qui ont tenté de faire valoir la thèse suivante contre laquelle Maimonide avait, en personne, mis en garde : ne jamais commenter ni oralement ni par écrit les thèses de son œuvre maîtresse car il avait pris soin d’user de la cinquième et de la septième causes de la contradiction afin de celer sa pensée profonde aux yeux du vulgaire.

Mais il y avait plus grave, encore : Maimonide a usé d’un subterfuge pour parler de l’origine de l’univers : tenait-il plus pour l’adventicité ou, au contraire, pour l’éternité ? Deux thèses absolument irréconciliables mais que Maimonide n’a pas cherché à déterminer plus avant puisqu’il a commencé par dire que la thèse de l’éternité renverserait toute la Torah sur son bord, mais que, nonobstant ce fait, il s’en accommodait à titre d’hypothèse, puisque c’était la meilleure manière de prouver l’existence, l’unité et l’incorporéité de Dieu. Tout cei est un peu touffu, un chef-d’œuvre de contournement, et l’on se demande si Maimonide n’a pas voulu cacher au vulgaire sa conviction portant sur l’éternité de l’univers, en évitant choquer les gardiens sourcilleux de l’orthodoxie, aux yeux desquels seule l’adventicité de l’univers à un instant précis était acceptable.

En avançant dans cette spéculation philosophico-théologique, il faut rappeler que dès l’introduction à son Guide des égarés, Maimonide statuait une séparation quasi hermétique entre la masse, d’une part, et les rares élites, d’autre part. Aux plus nombreux qui n’ont pas reçu de formation philosophique il faut cacher sa pensée profonde (sauf dans un cas, celui de l’incorporéité de l’essence divine), afin de ne pas les troubler dans leur croyance primaire. En revanche, aux rares élus, il faut donner l’éveil en se contredisant soi-même volontairement ; intrigués par ce dysfonctionnement dans un raisonnement ou une démonstration, les apprentis-philosophes sauront que le maître leur envoie un signal secret : derrière la contradiction volontaire se cache ma vraie pensée… Il faut creuser un peu plus pour découvrir l’opinion de l’auteur.

Chemin faisant, Maimonide laisse filtrer sa vraie pensée ; il est très difficile, dit-il, de réfuter en bonne et due forme la thèse aristotélicienne de l’éternité de l’univers, car elle est fondée sur l’éternité du mouvement, on va donc se contenter de l’affaiblir et d’attirer l’attention sur certains de ses aspects les plus contestables… Et après cette rectification, plus rien ! Maimonide va même jusqu’à admettre subrepticement une matière première éternelle, ce qui n’échappera pas aux membres de l’élite, aux rares élus. C’est une manière détournée d’opter, sans le dire nettement, pour la thèse de l’éternité. Mais pour Maimonide, l’essentiel est ailleurs : il suffit que les savants comprennent et que les masses ne se doutent de rien…

Admettre en sa créance que l’univers n’est pas éternel et qu’il est venu à l’être à un instant dans le temps expose à d’insurmontables difficultés l’esprit du philosophe mais n’éveille aucun doute chez ceux qui ne s’embarrassent pas l’esprit de considérations philosophiques. La thèse dite créationniste est donc destinée aux adeptes de la religion populaire.

Voyons cela d’un peu plus près, ce que fait d’ailleurs Bibago dans sa Voie de la foi. Si vous dites que Dieu a créé le monde à un instant T, il vous faudra expliquer pour quelle raison, Dieu qui est une cause éternelle n’a produit son effet qu’à un moment précis, qu’il se met à agir après n’avoir pas agi, ce qui présupposerait que quelque chose a pesé sur lui, a exercé une influence sur sa capacité créatrice. Or, rien ne peut peser sur la volonté divine. Pourquoi donc Dieu, cause formelle ou archétype intelligible du monde, a-t-il agi à tel moment et pas à tel autre ? Le vulgaire ne s’en préoccupe pas alors que le philosophe qui recherche plus un concept divin qu’une divinité proche de la Bible, ne cache pas son trouble. Partant, l’acceptation de la thèse de l’adventicité pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. La question est des plus sensibles ; car si vous admettez même silencieusement que le monde est éternel, qu’il a toujours existé alors que vos adversaires pensent autrement, vous ne faites droit à aucun miracle puisque cela supposerait que la volonté divine éternelle a décidé (pour quelle raison ?) de modifier son dessein divin, en cours de route, pour ainsi dire… Qui peut provoquer un changement ou une simple modification du dessein divin ? Personne.

Maimonide savait tout cela mais ne pouvait pas en parler ouvertement pour des raisons d’ordre politique. Ce souci était encore plus préoccupant chez les philosophes musulmans contemporains ou dont la pensée philosophique avait alimenté la spéculation philosophique. La religion populaire était l’un des piliers sur lesquels reposait l’ordre social ; s’y attaquer, c’était s’en prendre à l’ordre établi avec les risques que l’on sait…

En grand érudit qu’il était, Bibago savait tout cela mais il tente malgré tout de montrer la sincérité de la pensée maïmonidienne et sa conformité aux enseignements de l’orthodoxie, ce qui n’est pas exact. C’est pour cela que Georges Vajda avait parlé d’une hésitation chez Maimonide entre l’unité et la dualité. On peut donc dire que l’un des mérites de Bibago est d’avoir tenté d’éclaircir ce point, entre tant d’autres.

Comme je le notais dans mon précédent papier, Bibago se voulait dans son œuvre le grand défenseur de la volonté, de la science et de la providence divines. On butte ici contre les limites de toute conciliation entre les vérités philosophiques et les dogmes religieux. Ce sont deux domaines différents l’un de l’autre mais qui ne sont pas indifférents l’un à l’autre… Maimonide le laissait déjà entendre dans son introduction au Guide des égarés : d’où le titre du livre ! Il faut aider le lecteur écartelé entre deux types de vérité et l’aider à surmonter les contradictions : doit-il suivre la tradition religieuse ou se conformer aux doctrines philosophiques ? En gros, à Aristote et à son représentant judéo-arabe, Averroès (ibn Rushd).

Parlons à présent de cette triade philosophique que sont la science divine, la volonté divine et la providence divine. Il m’est impossible dans cette étude limitée de revenir par le menu, sur toutes les discussions que Bibago consacre, par exemple, à la nature de l’action divine. Dieu agit-il en vue d’un dessein, d’une finalité ? Or, quel but peut bien englober dans sa totalité un acte divin ? Aucun, ce serait même admettre une défaillance ou une déficience de l’essence divine. Cette discussion constitue même l’objet du premier chapitre de la Voie de la foi…

On se rappelle que Maimonide avait consacré des chapitres très denses de son Guide à cette triade philosophique qui s’écarte doucement de la conception biblique d’un Dieu personnel, proche de ses adorateurs ; sur ce terrain là, on quitte l’approche traditionnelle pour aller vers un concept divin, détaché de son peuple, de son histoire et de son dessein. Le raisonnement philosophique auquel des penseurs comme Maimonide ou Averroès ont eu recours a été, on se le rappelle, violemment contesté par le théologien mystique al-Ghazali (mort en 1111) ; il dénonce ce qu’il nomme directement les aberrations des philosophes qui font des créatures divines des entités plus savantes que leur Créateur… Qu’est-ce à dire ?

Le terme science, prédiqué de Dieu ou de l’homme , est un homonyme parfait. Chez Dieu la science n’implique pas ce qu’elle implique chez l’homme qui avance du simple au complexe, du connu à l’inconnu et qui n’existe pas. avant son objet de connaissance alors que chez Dieu on ne saurait accepter l’idée que l’inférieur (l’homme et le monde) édifie le supérieur (Dieu).

En Dieu la science est créatrice d’être, ce qui n’est pas le cas chez l’homme dont la science ne s’attache qu’à ce qui lui préexiste. Pour mieux se faire comprendre, je rappellerai que l’essence divine est la somme de tous les intelligibles (mouskalot) conçus sous leur forme la plus noble. Pour s’auto-intelliger, se penser lui-même, Dieu pense le monde qu’il a créé sous sa forme la plus idéale. Jusqu’ici les choses sont claires, même pour les théologiens qui entendent que la science divine n’est limitée par rien… Ce n’est pas l’avis des philosophes dont l’un des plus célèbres, près d’un millénaire plus tard, Kant, dira que deux et deux font quatre même pour… Dieu !

La scolastique mérite bien son nom, elle vit dans les détails, comme le diable. Comment s’organise la science divine, est-elle simplement générique ou vraiment individuelle ? En d’autres termes, Dieu connait-il chacun d’entre nous dans son individualité propre ou n’a-t-il connaissance que des genres et des espèces ? Les philosophes, soucieux de préserver l’unité et l’immutabilité de l’essence divine optent pour la seconde solution car une science divine variable, non éternelle, ne serait pas immuable et deviendrait exposée au changement. Ce qui est inacceptable pour le philosophe… Mais al-Ghazali hurle au scandale dans sa (Tahafut al falasifa) qui font du Créateur un être moins informé que sa propre créature qui, elle, connaîtrait à la fois les genres et les individus !

Autre pomme de discorde : la science divine dans sa relation avec la volonté divine. Dieu, selon les philosophes, ne peut pas vouloir n’importe pas puisque sa science le lui interdit. In ne peut pas se contredire lui-même, en optant pour ce que sa science juge déraisonnable. La volonté divine est, en quelque sorte, enchaînée par sa science. Al-Ghazali dénonce à grands cris ces scandales (fadayif). Dieu serait entravé dans son action.

Derrière cette controverse se cache un sujet capital aux yeux de l’orthodoxie religieuse, le statut du miracle. Aux yeux des philosophes, il s’agit là d’une simple illusion destinée à influencer les esprits faibles qui constituent la masse des incultes. Pour le philosophe, l’ordre naturel des choses est immuable et l’Être suprême pécherait contre lui-même en y changeant quelque chose. Même si Maimonide ne dit rien contre les miracles, il reconnaît que leur statut est variable, ce qui est une manière de dire que la charge miraculeuse n’est pas la même dans tous les prodiges, notamment bibliques.

Science, volonté et providence divine sont donc intimement liées. Disons un mot de la providence divine ; là aussi se pose la question suivante : sommes nous soumis à une providence individuelle ou simplement collective ? Maimonide s’est refusé à répondre clairement à cette question, mieux il s’est même contredit dans deux chapitres différents de la troisième partie de son Guide… Aux chapitres 15/6 et 51.

Dans le premier chapitre, il développe une conception purement intellectualiste de la providence laquelle s’exerce sur les individus en fonction des intelligibles accumulées au cours de leur existence. Ce qui se dit en hébreu (sékhél nikné) et en arabe, (akl al moustafad) Ce qui veut dire que si vous avez consacré votre vie à étudier et à vous élever intellectuellement, une providence d’autant plus forte vous prendra sous sa perfection. On est à des années-lumière des idéaux religieux qui mettent l’accent sur la bonne pratique religieuse et l’accomplissement des préceptes divins pour les juifs.

Mais au chapitre 51, Maimonide change entièrement la donne et après nous avoir dit qu’il n’apporte rien de nouveau dans ce même chapitre, il change totalement de position et évoque le Psaume 91, dit le cantique des calamités où l’homme, épris de Dieu et de ses lois, fait l’objet d’une protection ou d’une providence typiquement miraculeuse. Ce chapitre offre une théorie miraculeuse de la providence, en opposition avec ce qui était dit précédemment. Que croire ?

Les philosophes, dont Albalag et Narboni, affirment que Maimonide optait pour la première théorie de la providence qui cadre bien avec sa philosophie générale. Je ne suis pas loin de leur donner raison. Mais une telle attitude exposait Maimonide aux accusations d’impiété. Cela fait penser à l’oubli si singulier de la foi en la résurrection des corps que Maimonide ne pouvait décemment pas admettre en sa créance.

On comprend mieux à présent l’inépuisable effort déployé par Bibago pour bien interpréter les enseignements du grand maître de Cordoue. Et montrer que l’on pouvait être philosophe et croyant. Mais c’est une foi, une croyance qui n’est pas à la portée de tous.

Dans le chapitre 50 de la première partie de son Guide, Maimonide offrait une définition très philosophique de la foi. Il s’agissait de faire coïncider ce qu’on pense avec ce qu’on profère de sa bouche. Une adéquation parfaite entre la pensée et la parole. Il est évident qu’une telle exigence n’est faisable que pour l’élite et non pour la masse des croyants dont le système doctrinal ne vise pas aussi haut.

On comprend mieux le titre que Bibago a voulu donner à son œuvre.

Maurice-Ruben HAYOUN, professeur à l’Uni de Genève.
Dernier livre paru : La pratique religieuse juive (Paris, Geuthner, 2019)

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