La question est assez iconoclaste: à quoi ressemblerait le judaïsme aujourd’hui, si les ancêtres des juifs d’aujourd’hui n’avaient pas subi la sanglante défaite de l’an 70 (68 selon la liturgie juive) dont les centurions romains furent les artisans sous la conduite de Titus?

Imaginons donc que la petite Judée coule des jours à peu près heureux à l’ombre des hyperpuissances de l’époque, l’Assyrie et l’Egypte pharaonique.

De temps en temps, quelques chefaillons philistins s’agitent et menacent les cités du littoral, mais rien de comparable avec ce qui est vraiment arrivé, c’est-à-dire le sac de Jérusalem, la destruction du temple et la déportation des Judéens aux confins de l’univers, comme le montre le célèbre bas-relief exhibant les captifs judéens défilant à Rome, comme des vaincus, le chandelier à sept branches à la main.

Sans cette catastrophe nationale d’une ampleur inégalée, les judéens seraient restés chez eux, dans les limites de leur mère patrie. Leurs sages auraient continué d’être des prophètes, des prédicateurs, des prêtres et des Psalmistes.

Ils auraient continué à avoir des rois de la lignée davidique et la terrible leçon brandie par le livre du Deutéronome, l’exil et la déportation, ne les auraient même pas effleurés. Le second livre des Rois qui se termine sur un faire-part de deuil, n’aurait jamais vu le jour.

Et surtout ce maquis de lois, d’interdits, de règles et de codes (sacerdotal et royal) n’auraient jamais vu le jour.

Notamment, le Talmud de Babylone n’aurait pas vu le jour puisque la classe des érudits de la Tora aurait déployé ses activités religieuses dans un tout autre sens.

Il faut rappeler que c’est pour se prémunir des violences et des menaces de l’exil et de la déportation que les sages talmudiques ont excogité tant de règles visant à préserver l’intégrité physique et morale de leur peuple.

L’historiographie juive que nous connaissons aurait pris un tout autre visage. Et peut-être aurions nous pu découvrir, toucher du doigt, l’essence véritable de ce peuple qui a fait au reste de l’humanité (99%) l’apostolat du monothéisme éthique et du messianisme.

Mais même la doctrine messianique qui laissera, dans sa forme laïcisée ou sécularisée, des traces indélébiles dans le socialisme et le communisme, n’aurait peut-être jamais vu le jour.

Ou du moins, pas au sein de ce peuple, puisque l’idée d’un avenir meilleur effleure presque instinctivement toute humanité pensante. L’espoir est inhérent à l’esprit humain et Hegel l’a bien noté au premier quart du XIXe siècle en Allemagne: l’espoir fait vivre…

Sans la destruction du Temple de Jérusalem, ils seraient restés ce qu’ils étaient, récepteurs de la révélation du Mont Sinaï, et non pas adeptes d’une religion biblico-talmudique. Ce qui signifie que le christianisme n’aurait peut-être jamais existé ou qu’il n’aurait pas connu un tel essor ni une si fructueuse évangélisation du monde païen.

La Loi, en tant que telle, n’ayant pas enfermé dans un grand carcan le penser et le vécu (das Denken und Fühlen) de ce peuple, des personnalités aussi fortes que Jésus de Nazareth et de zélés propagandistes comme Saint Paul se seraient retrouvés sans travail… Evidemment, cette hypothèse ne va pas plaire à tout le monde, notamment aux théologiens catholiques, tenants de la thèse felix culpa, heureuse la faute (d’Adam) qui a permis la venue de Jésus sur terre afin de racheter nos péchés.

Quelles eussent été alors les relations des Judéens, peuple jouissant d’une histoire normale et non pas d’une martyrologie, avec les autres peuples?

Et la culture européenne, eût-elle, dans de telles conditions, connu autant de splendeur sans la Bible et son Décalogue, charte éthique de l’humanité civilisée ? Non point. Car Athènes et Rome n’auraient alors jamais été porteuses d’idéaux éthiques dignes de ce nom.

Mais revenons à cette équation initiale, les juifs entre l’essence et l’Histoire. Rien de ce qui existe sur cette terre n’échappe à l’évolution historique. Ce qui signifie que nous ne pourrons pas nous placer dans une situation fictive pour en conclure à quoi on pourrait ressembler si des dates marquantes de l’histoire n’avaient jamais eu lieu.

On pourrait ajouter quelque chose, que personne de sensé n’aurait regretté: l’antisémitisme ! Si l’histoire juive n’avait pas subi autant d’aléas et de vicissitudes, les juifs seraient restés chez eux et n’auraient pas connu cette errance qui a duré deux mille ans avant de retrouver enfin une patrie.

Mais au plan intellectuel ou spirituel, sans cette évacuation forcée de sa patrie, le peuple d’Israël n’aurait pas développé son génie dans tant de domaines . C’eut été un terrible appauvrissement. Comme le notera le Maharal de Prague dont le nom est indissolublement lié à la légende du Golem, l’exil est un puits: c’est une source d’eau vive et vivifiante mais cela peut être aussi un trou noir…

Au dix-neuvième siècle, on parlait, surtout de l’autre côté du Rhin, de l’essence du judaïsme; aujourd’hui, en France, on préfère s’interroger sur l’identité juive.

Toujours au siècle dernier, date de naissance officielle du sionisme politique, les juifs furent sommés de choisir entre deux définitions de soi qui se voulaient mutuellement exclusives dans l’esprit de leurs concepteurs: se conduire comme une simple communauté religieuse parmi d’autres, c’est-à-dire privilégier l’existence d’un lien religieux fédérateur capable de s’insérer dans un ensemble plus vaste, ou bien se considérer comme une communauté nationale, c’est-à-dire un peuple doté d’une langue spécifique, d’une histoire propre et d’un territoire.

Maurice-Ruben Hayoun Headshot

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Marius

Ave des si, l’histoire est plus amusante. Avec l’auteur, on peut se demander quel visage le christianisme aurait pris sans Titus. Il n’ y a toutefois pas de raison de penser que Jésus ou ses successeurs auraient été d’office mis au chômage. Socrate a-t-il perdu son emploi parce que les vainqueurs spartiates ont refusé de détruire Athènes comme le réclamaient plusieurs villes vassales de la cité attique avant sa chute? Si Jérusalem n’était pas tombée, le groupe judéo-chrétien (les Juifs qui voyaient Jésus comme le messie, et leurs disciples issus des nations) aurait continué d’être l’entité de référence pour le christianisme naissant. Il n’y aurait sans doute jamais eu de pape à Rome mais peut-être un patriarche à Sion. Un point sur lequel l’auteur devrait nous donner des explications: il nous dit que les Judéens auraient continué de vivre sous des dynasties davidiques. Depuis la révolte des Macchabées, je croyais que les monarques régnant sur la région ne pouvaient guère se targuer de remonter au roi David.

Abraham

A quoi ressemblerait le judaïsme sans la chute du Temple ?

Ce conditionnel passe sous silence, six faits importants qui ont présidé le drame de la destruction du second Temple de Jérusalem dédié à Hashem (au Nom), soit :

1/ La révolte des Juifs dont les pharisiens (hérétiques) ont une grande part de responsabilité par leurs bras armés de Zélotes et Sicaires ;
2/ L’intransigence des chefs de la révolte, dont le plus puissant et le mieux organisés grace à son alliance avec les jeunes lévites du Temple, fut le groupe contrôlé par les pharisiens ;
3/ La trahison de Iohana Ben Zakaï et de ses disciples, qui prennent la fuite de Jérusalem pour rejoindre le camp de Titus, portant ainsi un coup terrible sur le moral des combattants qui se battaient et mouraient sur les remparts de la cité de David ;
4/ L’ouverture d’une fenêtre du Temple par un complice du parti pharisien permettant aux archers d’élites de la légion romaine d’ajuster leurs tirs de flèches enflammées et provoquer l’incendie où résidait Hashem.
5/ Titus fait égorger sur les marches du Temple dédié à Hashem Cohanim et Lévites à leur sortie du souterrain du temple où ils s’étaient réfugiés pendent les combats, alors, qu’ils n’avaient pris aucune part ni dans la révolte ni dans les combats contre Rome.
6/ Les pharisiens (hérétiques) changent leur nom par celui de Rabbi (=Educateurs/enseignants) et Iohana Ben Zakaï fonde la Yeshiva (=Académie) de Yabné grâce aux fonds de la maitresse de Titus la princesse juive hérodienne Bérénice !

André

Exagéré et un peu trop judéo-centré. Le judaïsme n’a pas le monopole de l’éthique.

Brami

Une excellente analyse à diffuser le plus largement possible. Bravo à son auteur longtemps dont on connait les compétences.

Lévy

Tout cela est très vrai. Les Cohanim exerceraient, ils n’y aurait pas de rabbins ni de retraits ou d’ajout à la Torah…

eitan

et nous fêterions roch hachana au printemps, aucune fête ne tomberait un shabbat, même pas yom kippour ni 9 beav…

eitan

Nous aurions encore le livre d’Enoch et son calendrier (solaire pour les mois comme pour les années et non pas ce calendrier babylonien que nous avons aujourd’hui), Livre qui a été retiré au 3em siècle, et là, nous aurions compris le pourquoi du comment de la Création du Monde, compris que la venue du Christ sur terre était inéluctable… etc…