Le Cas Wagner (suite et fin ?) – Entretien avec Pierre-André Taguieff

à propos de son livre : Wagner contre les Juifs, Berg International Éditeurs, 400 pages, 22 €.Wagner / Hitler : la rime entre ces noms s’impose comme une évidence à maints esprits vite satisfaits dans l’expression des professions de foi humanistes ; leur rapprochement semble même naturel dès qu’on évoque, images d’archive à l’appui, certains fastes nurembergeois sur fond de Marche funèbre de Siegfried, ou encore l’Untergang du Troisième Reich, dont les crépitements font écho à l’ultime incendie ravageant le Crépuscule des Dieux.

Pierre-André Taguieff, comme à l’accoutumée, a refusé de s’en tenir aux évidences.

Obéissant au principe selon lequel « le discours militant chasse l’esprit de finesse en éliminant les nuances et discrédite les distinctions », il offre enfin au public francophone, dans son volumineux Wagner contre les Juifs, une synthèse des plus documentées sur l’écheveau problématique que représentent les rapports du compositeur avec la « Juiverie » (si l’on s’applique à traduire correctement le terme de « Judenthum » qu’employait en général Wagner pour désigner les Juifs).

Des études isolées existaient bien sûr, et à foison, par exemple à propos de l’amitié du Maître avec Arthur de Gobineau (auteur de la fresque pessimiste sur « l’inégalité des races humaines ») ou encore de la récupération de cette œuvre immense par les tenants du nazisme, selon des biais proches du recyclage infligé à titre posthume aux écrits de Nietzsche.

Mais on ne disposait guère, de ce côté-ci du Rhin, d’une étude qui fît si précisément le lien entre les différentes facettes d’un personnage complexe (ses propos privés, ses prises de position publiques, ses opéras participant à une vision religieuse de l’Art) ni qui envisageât l’étonnante assise de sa judéophobie, à chercher selon Taguieff dans son passé de révolutionnaire aux aspirations libertaires !

L’approche médiane dérangera forcément : les inconditionnels de Wagner reprocheront à Taguieff d’insérer leur idole dans une chaîne causale qui mène, peut-être pas aux miradors d’Auschwitz, mais en tout cas aux cathédrales de lumière des meetings délirants immortalisés par la caméra de Leni Riefenstahl ; les phobiques, quant à eux, ne comprendront pas pourquoi prendre tant de précautions dans le traitement d‘un cas qu’ils pensaient avoir classé de longue date parmi les idéologues fanatiques du racisme, ce que Taguieff se refuse a priori de faire.

C’est pourtant dans cet entre-deux que se situe la subtilité de la démarche.

« Ce qui demande précisément à être interrogé, c’est l’imbrication du politique et de l’esthétique dans le wagnérisme, devenu l’une des nourritures mythiques des sociétés occidentales au cours des années 1860-1880 », écrit le chercheur.

Certes, il s’attache à reproduire d’infâmes propos de salon, des plaisanteries nauséabondes et des médisances vipérines, tous empreints de préjugés crasses et tenus en présence de la fidèle Cosima, qui se plaisait à les consigner scrupuleusement dans son journal intime.

Il envisage également sans fard la possibilité que l’acrimonie de Wagner envers le « Peuple élu » reposait sur celle qu’il nourrissait, à titre personnel, à l’encontre de son concurrent Giacomo Meyerbeer.

Mais Taguieff sait faire la part entre l’expression de cette judéophobie privée, qui échappe difficilement à l’analyse, et celle qui est indéniablement présente dans l’opuscule La Juiverie dans la musique, publié sous couvert d’anonymat en 1850, ou disséminée dans quelques autres réflexions à caractère théorique, signées cette fois et donc pleinement assumées.

Après avoir analysé la responsabilité réelle du créateur de Rienzi dans la transmission et l’attisement de sentiments judéophobes – notamment à travers une captivante généalogie critique de ses idées, principalement puisées chez Hegel, Herder et Feuerbach –, Taguieff montre que Wagner n’eut guère à se mouiller plus avant dans l’engagement antisémite, dans la mesure où il en devint cette figure tutélaire « en retrait », invoquée par une clique de dangereux sectateurs, les Wagnériens.

Alors que l’antisémitisme de Wagner (se voulant « rédempteur », mâtiné d’un christianisme unificateur des « Juifs déjudaïsés » et des « Allemands désenjuivés ») n’aboutit jamais à un appel à la destruction de masse, les sous-philosophes de la trempe d’un Houston Steward Chamberlain le réinterpréteront en un racisme culturel, ouvrant la voie royale au racisme biologique et meurtrier du théoricien du nazisme Alfred Rosenberg.

Dès 1923, Bayreuth devient, selon l’expression de Thomas Mann, le « théâtre de cour du Troisième Reich », et l’année suivante, Hitler se met à l’écritoire dans son cachot du Landsberg pour coucher les premiers chapitres de Mein Kampf sur le papier que Winifred Wagner lui fournit en abondance…

Ici, le temps ne devient peut-être pas espace, mais il est sûr que la musique tourne bel et bien au cauchemar.

La thèse qui scandalisera sans doute le plus dans le livre de Taguieff, parce qu’elle ébouriffera une gauche qui se croit trop souvent immune de toute responsabilité dans la confection en masse des chemises noires et brunes, tient en quelques lignes :

« La justification de l’agression meurtrière contre les Juifs ne provint pas des milieux contre-révolutionnaires, réactionnaires ou traditionnalistes, mais de milieux qui avaient été portés par les passions démocratiques, et plus particulièrement par un engagement “révolutionnaire” dans une mission universelle : celle de l’émancipation du genre humain. »

Car, dans le mélange détonant que forment les ingrédients du national-socialisme, Taguieff ne manque pas d’envisager les deux termes du binôme.

Pas étonnant donc de croiser aussi les thèses de Bakounine et de Marx dans le cheminement intellectuel de Wagner…

On peut déplorer que le titre de l’essai ne reflète pas la nuance du propos développé dans l’ouvrage.

Sans doute Wagner et les Juifs eût-il été autrement pertinent.

Quoi qu’il en soit, et c’est vertu, l’étude laisse, malgré son exhaustivité, planer quelques nécessaires mystères sur les choix et la destinée de Wagner.

Et l’Artiste semble, depuis l’au-delà de son indigne postérité, redire cet aphorisme extrait d’une de ses œuvres de jeunesse :

« Je crois que j’étais sur la terre un accord dissonant qui va trouver dans la mort une pure et magnifique résolution. » (La Fin d’un musicien à Paris, 1840)

Dix questions à Pierre-André Taguieff

D’où vous vient le projet de travailler sur un compositeur, en l’occurrence Wagner, alors que l’on vous connaît plus comme l’exégète des vulgates écrites du racisme et de l’antisémitisme ?

PAT. Tout d’abord un intérêt personnel récurrent pour les débats autour de Wagner et du wagnérisme, puisque ma maîtrise de philosophie, en 1969, portait précisément sur « Nietzsche et la problématique esthétique à l’époque de La Naissance de la tragédie » (dirigée par Louis Marin).

Lorsqu’il publie son grand essai en 1872, Nietzsche est un disciple de Schopenhauer et un admirateur enthousiaste de Wagner, qui lui-même se déclare schopenhauerien depuis 1854.

Nietzsche célèbre dans l’opéra wagnérien la « renaissance » de la tragédie grecque.

Ce moment de haute intensité philosophique et artistique dans l’histoire de la culture allemande, et plus largement européenne, me passionne depuis la fin de mon adolescence, c’est-à-dire depuis près d’un demi-siècle ! Ensuite, dans mes premiers travaux sur l’histoire de l’antisémitisme au XIXe et au XXe siècle, j’ai été guidé par les études pionnières de Léon Poliakov et de Jacob Katz qui, l’un comme l’autre, ont accordé à Wagner et au mouvement wagnérien (incarné par Bayreuth) un rôle majeur dans la formation et la diffusion de l’antisémitisme politique et culturel en Allemagne.

Poliakov a intitulé le troisième tome de sa grande Histoire de l’antisémitisme, paru en 1968 : De Voltaire à Wagner, et Katz a consacré un essai aussi éclairant que nuancé sur le thème « Wagner précurseur de l’antisémitisme » (1985), traduit en français l’année suivante sous le titre Wagner et la question juive.

Si, dans la littérature militante (« pro » ou « anti »), Wagner peut être considéréré comme « précurseur » de l’hitlérisme ou du nazisme, c’est avant tout du fait que le Troisième Reich a érigé en objet de culte les drames musicaux et les écrits « théoriques » ou politiques du Maître (en particulier l’essai de 1850 : La Juiverie dans la musique).

Mais cet argument ne m’a jamais paru totalement convaincant : la récupération hitlérienne de Nietzsche, par exemple, ne saurait être considérée comme une preuve du caractère « pré-hitlérien » de la pensée nietzschénne !

Je me suis longtemps interrogé sur les raisons sérieuses de poser le moment wagnérien comme « annonciateur » du moment hitlérien.

Ce qui m’a conduit à découvrir la masse de travaux accumulés sur la question sulfureuse par des spécialistes anglo-saxons ou allemands, historiens ou musicologues.

Ces travaux, souvent de haute érudition, ne prenaient en compte, pour la plupart, que certains aspects du problème complexe venant de l’entrecroisement, chez Wagner, de la création artistique et de la théorie esthétique, de la pensée sociale et politique, des conceptions religieuses, du projet de « régénération » de l’Allemagne.

D’où ma tentative de repenser le problème dans son ensemble.

Enfin, j’ai beaucoup étudié les écrits et le parcours de Houston Stewart Chamberlain qui, théoricien du racisme aryaniste et prophète du germanisme doublé d’un musicologue wagnérien averti, a joué le rôle d’un grand médiateur – avec le « Cercle de Bayreuth » – dans le passage de la pensée « völkisch », du pangermanisme et de l’antisémitisme au nazisme.

Dans mon livre, je me suis efforcé de montrer l’importance de Chamberlain – gendre de Wagner – dans le processus de légitimation du nazisme naissant, de sa rencontre avec Hitler le 30 septembre 1923 à sa mort en 1927.

En outre, l’étude du « cas Wagner » m’a permis de revenir sur la question plus générale des relations entre esthétique et politique, notamment à propos de l’élaboration et de la réception des doctrines racistes et antisémites modernes.

Dans les typologies raciales fabriquées par les anthropologues depuis Linné et Blumenbach, la « race blanche », dite ensuite « caucasique », « caucasienne » ou « aryenne », détient le monopole de la beauté physique.

La question raciale est posée d’abord comme une question esthétique, dans tous les contextes où le type européen est opposé aux autres types – africain, oriental/asiatique ou juif/sémite.

Mon hypothèse est que le racisme est une esthétique de la diversité humaine, une esthétique racialisée appliquée à la politique.

Dans la doctrine hitlérienne, par exemple, l’esthétisation de la question raciale, et plus particulièrement de la « question juive », après son traitement par Wagner, se constitue autour de l’opposition « beau/laid » ou
« sublime/répugnant ».

L’une des particularités de la vision hitlérienne du Juif a été fort bien relevée par le regretté Philippe Lacoue-Labarthe :

« Par essence, “le Juif” est une caricature : la laideur même ». La beauté « aryenne », quant à elle, protège l’Aryen de la caricature : la « race aryenne » est incaricaturable, car il n’y a pas de laideur en elle.

Dans la construction du Juif comme figure répulsive, typiquement répugnant, vil, horrible, dégoûtant, inquiétant, l’esthétisation négative a joué un rôle déterminant, avant et après l’apparition du racisme dit biologique (qui serait plus exactement qualifié de racisme « somatique »).

Le point de départ perceptuel fonctionne comme une preuve empirique : au commencement est une réaction de rejet, fondée sur une « répulsion » déclenchée par le phénotype de tout représentant de la « race » inquiétante.

Dès son essai pamphlétaire de 1850, La Juiverie dans la musique, Wagner a témoigné de sa « répulsion intime » et « involontaire », de son « aversion instinctive » pour les Juifs, et mis en cause, explicitement, l’apparence physique de ces derniers.

Il confie à ses lecteurs que « le Juif (…) nous frappe d’abord dans la vie ordinaire par son apparence extérieure », et ajoute : « À quelque nationalité européenne qu’on appartienne, on trouve cette apparence désagréablement étrangère à sa nationalité : involontairement, on souhaite n’avoir rien en commun avec un homme ayant une telle apparence ».

Il précise qu’un « tel aspect physique » est à ses yeux le produit d’« une fantaisie disgracieuse de la nature ».

Sur ce point, je suivrai Lacoue-Labarthe, qui a identifié et analysé ce mouvement d’esthétisation hérité du romantisme, caractérisable comme un « national-esthétisme » :

« Le racisme – et tout particulièrement l’antisémitisme – est avant tout, fondamentalement, un esthétisme ».

Wagner et ses disciples du « Cercle de Bayreuth » auront beaucoup contribué à déplacer sur le terrain esthétique la vision antisémite du Juif, préparant la doctrine esthético-raciale des théoriciens nazis.

– Le fait d‘aborder un compositeur et non un idéologue vous a-t-il révélé de nouveaux champs d’expression de l’antisémitisme et du racisme que vous aimeriez explorer ?

Et y a-t-il un autre créateur que vous aimeriez envisager sous cet angle d’approche ?

PAT. Wagner est aussi bien un génie musical qu’un « réformateur » social, politique et religieux.

Et il se veut tout autant poète que philosophe, voire prophète.

J’ai en chantier un ouvrage sur cet autre grand créateur de formes qu’est Louis-Ferdinand Céline.

S’il ne peut être considéré comme un théoricien politique ou un idéologue, en dépit de ses engagements pro-nazis à partir de Bagatelles pour un massacre (décembre 1937), il reste à mieux évaluer le rôle de ses convictions politiques (j’hésite à dire « philosophiques ») dans le processus même de la création littéraire.

– Ne craignez-vous pas que « l’esprit de finesse » dont vous vous revendiquez dans l’approche du cas Wagner ne vous range finalement du côté de ses glossateurs indulgents ?

En somme, ne risque-t-on pas vous reprocher d’avoir tenté d’expliquer la part la plus inacceptable du « génie » Wagner ?

PAT. C’est un beau risque à courir !
On ne saurait être à proprement parler « objectif » dans l’interprétation de ce véritable fait culturel total qu’est le wagnérisme, celui de Wagner comme celui (ou ceux) des wagnériens.

Dans cette tâche difficile, toute description ou caractérisation est en même temps une interprétation et une évaluation.

Et chaque herméneute construit son Wagner et ses wagnérismes.

Mais on peut chercher, comme je me suis efforcé de le faire, à être équitable, en ne négligeant aucun argument « anti » ni aucun argument « pro », et en les soumettant à un libre examen critique.

Par ailleurs, tenter d’expliquer, même l’inexplicable, ne revient en aucune façon à justifier.

Pour un historien des idées, la volonté de comprendre n’a rien à voir avec la volonté d’excuser.

– Que pensez-vous de l’initiative du chef d’orchestre Daniel Barenboïm qui a tenté de briser le tabou Wagner en Israël, notamment en l’inscrivant au programme de certains concerts ?

PAT. Dans cette initiative, qui témoigne de l’esprit frondeur, voire provocateur, du célèbre chef d’orchestre, il ne faut pas négliger l’amitié, doublée d’une complicité dans l’amour de la musique, qu’éprouvait Barenboïm pour le critique Edward Saïd, d’origine palestinienne.

– Vous réévaluez l’apport de la vision gobinienne chez Wagner car, selon vous, le grand inspirateur du dernier Wagner, c’est plutôt Schopenhauer…

PAT. La lecture de Gobineau par Wagner a été fort tardive : lorsqu’il se mit à lire l’Essai sur l’inégalité des races humaines, entre 5 mars et le 14 août 1881, le Maître s’était déjà donné depuis longtemps une philosophie, dont les présuppositions étaient difficilement conciliables avec les thèses fondamentales du racialisme gobinien.

Ce qui n’a nullement empêché Wagner et Cosima d’éprouver de l’admiration et de sincères sentiments amicaux pour Gobineau, qu’ils ont reçu à plusieurs reprises.

Leur grande préoccupation commune concerne la « dégénération » (ou la dégénérescence) de l’espèce humaine.

Mais leurs conclusions sont totalement différentes : alors que Wagner continue jusqu’à sa mort (février 1883) à déterminer les moyens de « régénérer » l’espèce humaine, notamment par le végétarisme et la conversion à un christianisme déjudaïsé mâtiné de bouddhisme, Gobineau considère que la décadence de l’espèce humaine, due aux effets du mélange des « races » qui fait disparaître le précieux sang aryen, est irréversible, irrémédiable et finale.

Ce pessimisme décadentiste n’est pas partagé par Wagner, qui récuse également le matérialisme biologique de Gobineau.

– Vous envisagez surtout, et c’est très compréhensible, les rapports entre l’antisémitisme allemand et le wagnérisme.

Mais quid de l’admiration envers Wagner nourrie par la droite et l’extrême-droite française (on pense ainsi au pamphlétaire et historien de la musique Lucien Rebatet) ?

PAT. Le wagnérisme militant de Rebatet, lui-même écrivain non négligeable, pourrait faire l’objet d’une étude critique fort intéressante.

Ce wagnérisme n’est certes pas strictement d’ordre esthétique : il témoigne aussi de la fascination exercée sur l’écrivain pro-nazi par la mythologie germanique, en particulier le culte des héros.

Mais, en France, le wagnérisme nazifiant de quelques écrivains antijuifs, pour certains collaborationnistes, demeure un phénomène marginal, qui ne saurait être comparé aux puissantes vagues wagnériennes qui, depuis les années 1870, ont alimenté le nationalisme politique et culturel des pays germaniques.

En réalité, votre cible dans ce livre est moins Wagner que les wagnériens tels que H. S. Chamberlain , coupables d’avoir travesti, aménagé, confisqué son message artistique pour le plier à leurs lectures idéologiques ou leurs visions fantasmatiques…

PAT. Sans aucun doute.

Ces wagnériens nationalistes rêvent d’une renaissance du germanisme, repeint aux couleurs de l’aryanisme, et d’un germanisme conquérant.

J’attache également une grande importance au rôle joué par cet infatigable propagandiste de la synthèse wagnéro-gobiniste qu’est Ludwig Schemann (1852-1938), devenu du vivant même de Wagner l’une des figures prometteuses du « Cercle de Bayreuth ».

En mai 1882, à Bayreuth, Wagner présente le jeune Schemann à Gobineau. Devenu un gobinien enthousiaste, Schemann crée en février 1894 la « Société Gobineau » à laquelle adhèrent Chamberlain et Hans von Wolzogen (et, en France, Georges Vacher de Lapouge, Paul Bourget, etc.).

Elle devient vite l’une des associations culturelles participant à la propagande pangermaniste. Schemann rejoindra plus tard l’Anneau nordique, organisation mystico-raciste fondée en 1926 par l’architecte Paul Schultze-Naumbourg.

On retrouvera dans la culture nazie l’héritage du wagnéro-gobinisme, en même temps que celui du racisme aryaniste et de l’eugénique « nordique » dont Chamberlain était le « précurseur » reconnu.

– En quoi vous semblait-il important de proposer une nouvelle traduction du pamphlet La Juiverie dans la musique ainsi que d’autres textes de Wagner, moins connus du grand public, où transparaît son antisémitisme ?

PAT. Avant de juger, d’encenser ou de rejeter Wagner en tant qu’idéologue antisémite, il convient de lire sérieusement ses écrits théorico-polémiques portant sur les Juifs, non dans des morceaux choisis mais intégralement, et dans des traductions non fantaisistes, accompagnées d’un appareil critique permettant de contextualiser ces textes, de saisir les allusions et d’éviter les contresens.

Face à ces écrits, la principale difficulté rencontrée par un lecteur français contemporain (je le suppose de bonne foi) tient à qu’ils se présentent d’une part comme la face émergée d’un iceberg de débats et de controverses bien oubliés aujourd’hui, et, d’autre part, comme des interventions aux multiples cibles dans tel ou tel espace polémique, où la « question juive » est posée en même temps que bien d’autres questions.

– Que pensez-vous des générations de wagnériens qui ont suivi celles de ses descendants directs, clairement compromis dans le nazisme, tels le couple formé par son fils Siegfried et son épouse Winifred ?

L’image de Wagner est-elle en passe d’être « épurée » au fil du temps ou au contraire rigidifiée dans un stéréotype de compositeur écoutable seulement par les nostalgiques d’une époque qu’ils n’auraient pas connue ?

PAT. Il faut cependant saluer le courage intellectuel de Gottfried Wagner, petit-fils du Maître, qui n’a pas hésité à revisiter sans complaisance l’histoire des compromissions de sa famille, dès 1923, avec les milieux nazis.

C’est surtout Winifred, littéralement séduite par Hitler dès le début des années 1920, et membre du NSDAP, qui a « nazifié » Wagner. Je pense que, depuis les années 1980, la multiplication des travaux sur Wagner et les wagnérismes historiques ont fait surgir une nouvelle image du Maître, moins univoque, marquée par l’ambivalence.

Car Wagner n’a jamais vraiment cessé d’être le révolutionnaire de 1848 qu’il avait été en compagnie de Bakounine, même lorsque, dans ses dernières années, il faisait figure de conservateur rallié au nationalisme allemand. Par ailleurs, le rejet de type « antifasciste » de Wagner, soixante-sept ans après la disparition du Troisième Reich, ne semble plus être qu’une survivance.

D’où un nouveau rapport, moins idéologisé, à Wagner, dont l’œuvre a largement cessé d’être réduite à ses instrumentalisations hitlériennes. Les amateurs de musique comme les historiens et les musicologues les plus exigeants ne peuvent que s’en féliciter.

Mais, du même coup, l’on peut réévaluer l’influence de Wagner dans le développement de l’antisémitisme allemand.

– « On peut aimer Wagner sans pour autant être wagnérien », écrivait Jean Matter.

Pour votre part, arrivez-vous encore à apprécier Wagner alors que vous avez acquis une connaissance aussi approfondie des ressorts de son idéologie et exploré les plus sombres aspects de son génie ?

Si oui, quelle est l’œuvre de Wagner que vous emporteriez sur une île déserte, et pourquoi ?

PAT. Je me reconnais dans le propos de Jean Matter.

Je dirai de la même manière qu’on peut aimer Céline (je m’en tiens au Voyage et à Mort à crédit) sans être le moins du monde célinien.

Pour un tête-à-tête méditatif sur une île déserte, j’hésite entre Tristan et Isolde et Parsifal.

Avec l’âge, ma préférence va à Parsifal.

Pour finir, ce qui importe n’est-ce pas de cesser d’être l’esclave du désir ?

Entretien et article parus dans Le Magazine des Livres, n° 35, mai-juin-juillet 2012, pp. 54-59.

Frédéric Saenen / Ring Article original

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DANIELLE

Article fort intéresant et j’admire le point de vue de Pierre-André Taguieff, mais une question me préoccupe,
Pourquoi avoir choisi l’édition : Berg International ?
Merci pour la réponse
Chabbat chalom