L’écrivain et homme politique espagnol Jorge Semprun est mort à Paris à l’âge de 87 ans, a-t-on appris auprès de son petit-fils Thomas Landman.

Le jeune espagnol avait été interné à l’âge de 19 ans à Buchenwald. Il a écrit la plupart de ses ouvrages en français. Il sera inhumé « dans la plus stricte intimité » dimanche en Seine-et-Marne « dans le drapeau républicain espagnol », a annoncé Thomas Landman. « Mon grand-père sera inhumé dans le drapeau républicain espagnol comme il l’avait souhaité. Il reposera au côté de sa femme, Colette, décédée en 2007 » dans le village de Garentreville, où il avait une maison de campagne, a-t-il ajouté. Il n’y aura pas de cérémonie religieuse.

Jorge Semprun avait confié un jour vouloir être enterré dans ce même drapeau à Irun, ville du nord de l’Espagne depuis laquelle il franchissait pendant la clandestinité la frontière franco-espagnole, raconte Thomas Landman. Par ailleurs, samedi à 10 heures, un hommage public sera rendu à Jorge Semprun au prestigieux lycée Henri-IV, où l’écrivain avait été pensionnaire, avec son frère Gonzalo, quand il était arrivé à Paris à la fin des années 1930.

Résistant, déporté, dirigeant clandestin du Parti communiste espagnol (PCE), écrivain, ministre, Jorge Semprun a été le témoin des grandes déchirures politiques du XXe siècle, dont il a tiré une œuvre marquante en littérature et au cinéma.

Jorge Semprun naît le 10 décembre 1923 à Madrid dans une famille de la haute bourgeoisie castillane aux valeurs républicaines profondément ancrées. De sa mère, morte quand il avait neuf ans, il évoquait l’image d’une femme brandissant le drapeau républicain à sa fenêtre en 1931, à l’abdication du roi.

Son père, avocat et diplomate républicain, restera pour lui un « exemple moral », qui « a choisi l’exil pour être fidèle à ses idées ». Il quitte précipitamment l’Espagne avec ses sept enfants en 1936, quand éclate la guerre civile. D’abord pour les Pays-Bas, puis pour la France en 1939.

« ROUGE ESPAGNOL »

A Paris, Jorge Semprun, brillant étudiant, plonge dans « l’histoire, un continent confus où s’engager corps et âme, quitte à s’y fondre ». Le communisme d’abord. En mars 1939, la chute de Madrid tombée aux mains des franquistes lui insuffle la conviction d’être à tout jamais « rouge espagnol ».

Pendant la seconde guerre mondiale, il s’engage dans un réseau de la Résistance dépendant de Londres. Mais en septembre 1943, il est arrêté par la Gestapo, à l’âge de 19 ans, et déporté à Buchenwald. Les communistes se sont infiltrés dans l’administration interne du camp et Semprun s’y voit confier la répartition des détenus dans les différents commandos de travail.

A la libération du camp, en avril 1945, il choisit « l’amnésie délibérée pour survivre ». Il rompra ce silence en 1963 avec son premier récit, Le Grand Voyage, et reviendra notamment sur cette expérience douloureuse en 1994, dans L’Ecriture ou la vie.

Après quelques années comme traducteur à l’Unesco, il repart pour l’Espagne, où il coordonne l’action clandestine du Parti communiste espagnol sous le pseudonyme de Federico Sanchez. En 1964, le chef du PCE Santiago Carillo l’exclut du parti pour « déviationnisme ».

« ENTRER EN LITTÉRATURE »

Contraint une nouvelle fois à l’exil, coupé de l’activisme politique qu’il considère comme « la création la plus pure », Jorge Semprun choisit alors d' »entrer en littérature », compagne de ses années de jeunesse parisiennes et de Buchenwald, où il fuyait la promiscuité en se plongeant dans la poésie.

En 1985, invité de l’émission télévisée « Apostrophes », de Bernard Pivot, il expliquait pourquoi, lui, espagnol, avait fait le choix d’écrire en français.

Ses œuvres sont une réflexion sur sa vie « remplie par le bruit et la fureur du siècle », comme La Deuxième Mort de Ramon Mercader, prix Femina en 1969.

Semprun se fait aussi connaître comme scénariste et dialoguiste de films comme La guerre est finie (1966) ou Stavisky (1974) d’Alain Resnais. Il est surtout le complice d’Yves Montand et du réalisateur Costa-Gavras, qui donne un nouveau souffle au cinéma politique avec Z (1968), sur la dictature des colonels grecs, ou L’Aveu (1970), sur les procès staliniens.

Membre du jury Goncourt à partir de 1996, Jorge Semprun est l’auteur d’Autobiographie de Federico Sanchez (1978), sur son parcours de militant déçu, Netchaiev est de retour (1987) ou Vingt ans et un jour (2004). En 1988, le chef du gouvernement espagnol Felipe Gonzalez lui offre le ministère de la culture, mais l’ancien militant joue les trouble-fêtes, critique certains membres du gouvernement et quitte ses fonctions en 1991.

Le Monde.fr et reuters

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Mort de Jorge Semprun : l’écrivain dans les débats de l’Obs

Article publié dans Le Nouvel Observateur du 18 mars 2010
Le Nouvel Observateur. Votre livre « Hammerstein ou l’Intransigeance » est une biographie du général Kurt von Hammerstein et de son incroyable famille sous le nazisme. Pourquoi ?

Hans Magnus Enzensberger. Il a été le seul, l’unique général allemand qui, au moment de la prise du pouvoir par Hitler en 1933, a tourné le dos au nouveau chancelier. Et il était le chef d’état-major de toute l’armée ! J’étais intrigué par ce personnage issu de l’aristocratie prussienne. J’en ai entendu parler la première fois dans les années 1950, mais il a fallu attendre l’ouverture des archives après la chute du communisme pour entreprendre les recherches, car la Russie et le Komintern ont aussi joué un grand rôle dans cette histoire familiale. Ma chance a été que les historiens officiels ont étrangement ignoré ce personnage.

Jorge Semprún. – Je ne connaissais pas du tout l’histoire de la famille Hammerstein. De toute l’importante documentation d’Enzensberger, je ne connaissais que les livres de Ruth von Mayenburg, « Sang bleu et drapeaux rouges. Une vie sous divers pseudonymes », et « Hôtel Lux », sur cet hôtel où le Komintern logeait dans les années 1930 ses fonctionnaires et ses invités étrangers à Moscou, qui, au moment des purges staliniennes, étaient souvent d’ailleurs arrêtés à l’aube.

H. M. Enzensberger. – C’est un aspect intéressant de la République de Weimar où l’ami soviétique et l’ami allemand collaboraient en cachette sur fond d’intrigues permanentes. Mais c’était aussi une période abominable. Je déteste le mythe des années 1920 comme âge d’or de la culture allemande. Certes, il y avait des génies, mais il y avait surtout le reste : la misère, les milices, la violence quotidienne…

J. Semprún. – L’histoire des filles Hammerstein, qui se choisissent des amis et maris communistes ou juifs, est incroyable. Dans son épilogue, Enzensberger écrit : « Cette histoire exemplaire est aussi celle des derniers signes de vie d’une symbiose entre Allemands et juifs ».  La culture juive allemande a été prédominante en Europe, et lorsqu’elle a été exterminée, cela a été une mutilation pour l’Allemagne et l’Europe, une perte considérable du XXe siècle.

H. M. Enzensberger. Cette attirance pour la culture juive et communiste a entraîné les filles Hammerstein hors de leur milieu d’origine, composé de nobles et d’officiers. Elles voulaient s’en libérer. Et lui, le général, a très bien compris leur conduite. Il les a laissées faire. C’est assez rare.

N. O. – Même si ses filles l’espionnaient pour le Komintern ?

H. M. Enzensberger. – Mon hypothèse, que je ne peux pas prouver, c’est qu’il était au courant. Encore une preuve de son intelligence.

N. O. – Jorge Semprún, dans votre livre « Une tombe au creux des nuages », vous insistez sur cette  « mutilation culturelle de la part juive de l’Allemagne aux terribles conséquences ». Qu’est-ce qui s’est perdu à jamais à ce moment-là ?

J. Semprún. – L’idée que certains juifs ont eue au XIXe siècle que l’Allemagne serait la nouvelle Jérusalem est fascinante historiquement. Enfin la culture juive allait pouvoir s’incarner dans une langue, une culture. Ce n’était pas une idée absurde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Les grands intellectuels de langue allemande qui ont marqué l’histoire du XXe siècle – Freud, Marx, Einstein – sont juifs. Les grands philosophes aussi comme Husserl…

H. M. Enzensberger. – Tout le monde s’est demandé, quand vos livres ont été publiés en Allemagne : comment se fait-il que Semprún, l’ancien déporté de Buchenwald, n’ait pas coupé les ponts avec ce pays ?

J. Semprún. – Mon intérêt pour l’Allemagne est ancien. Enfant, j’ai appris l’allemand à Madrid, comme deuxième langue. Mon père, juriste, avait une belle bibliothèque allemande. Il nous disait : « L’allemand est une langue importante et difficile, vous devez l’apprendre. » Le français est venu plus tard, en 1939, avec l’exil. Pour moi, l’allemand, c’est la langue de l’enfance et de la poésie, avant l’espagnol et le français. Ma culture antifasciste vient aussi de l’allemand. C’est dans cette langue que j’ai lu Marx. Et la philosophie.

H. M. Enzensberger. – Au début des années 1950, j’ai fait des études à Fribourg, où régnait l’école de phénoménologie de Husserl. Il y avait un silence lourd sur les complicités des universitaires avec le nazisme. Mais on a su comment Heidegger avait trahi Husserl. A Fribourg, je suivais le séminaire de Heidegger. J’ai eu tout de suite un rejet de lui, une allergie. C’était un type tellement autoritaire. Incapable de dialogue. On n’a pas le droit de le dire en France parce que c’est un demi-dieu chez vous !

N. O. – Jorge Semprún, vous citez souvent la conférence de Husserl à Vienne en mai 1935.

J. Semprún. – Cette conférence de Husserl est importante parce que c’est la première fois où l’on parle de l’Europe d’une façon nouvelle et moderne, c’est-à-dire de l’Europe comme supranationalité possible. Husserl affirme que la crise européenne ne peut se résoudre que grâce à l’héroïsme de la raison. C’est inouï en 1935. L’idée de l’Europe est là. Elle est là comme utopie. C’est une voix allemande qui s’exprime, une voix juive, solitaire mais prophétique. Mais quand il écrit cela, il a déjà été chassé de l’université parce que juif. A Buchenwald, j’ignorais cette conférence de 1935. Mais il y avait dans le camp Felix Kreissler, un déporté politique juif autrichien, qui, lui, avait assisté à la conférence. Il avait une mémoire folle et, quand il me la racontait, j’avais l’impression d’y assister. Alors l’Europe, la conférence de Husserl, tout ça raconté à Buchenwald, bloc 56, ça vous marque. C’est comme une scène primitive pour la psychanalyse.

H. M. Enzensberger. – Je n’ai connu cette conférence qu’après-guerre. J’avais 17 ans à la fin de la guerre, je n’étais pas un adulte. Quand j’ai été exclu des Jeunesses hitlériennes, j’étais adolescent. A cet âge, on n’est pas idéologue, on n’a pas une conscience politique claire, on a des instincts. Les nazis me révulsaient. C’était une réaction plus viscérale qu’idéologique. Mais dans cette période-là, six ans de moins que Jorge Semprún sont déterminants.

J. Semprún. – Assez pour avoir vécu une autre époque. J’ai connu la guerre d’Espagne et l’exil, une véritable initiation à la politique.

H. M. Enzensberger. – C’est aussi une question de milieu. Ma famille était bourgeoise, un milieu qui méprisait les nazis pour des motifs de classe. Elle les trouvait vulgaires. Cela m’a donné un minimum de distance, mais pas une conscience politique, qui fut plus tardive.

N. O.- Jorge Semprún, quand vous écrivez que  » vous vous sentez »>Article original compagnon d’armes des antifascistes allemands », qu’entendez-vous par là ?

J. Semprún. – J’ai été arrêté en France et déporté à Buchenwald en 1943, à l’âge de 20 ans. Cela a été une période initiatique. Mon « roman d’apprentissage ». J’ai découvert le Mal radical ou l’horreur absolue. La curiosité et la santé de la jeunesse m’ont aidé à survivre. Je ne comprenais pas ce qui se passait dans le camp. Les SS étaient là, mais ils ne commandaient pas. Ceux qui commandaient étaient des communistes allemands. A Buchenwald, il y avait des gens arrêtés dans la Résistance française. On était à peu près 150 à 200 Espagnols. Et on était très bien traités par la vieille garde communiste des vétérans allemands qui avaient le pouvoir quotidien. La guerre d’Espagne, c’était leur mythologie. De tous les Espagnols, qui étaient la plupart d’origine prolétarienne, j’étais le seul qui savait l’allemand. Alors on m’a envoyé travailler dans un bureau où l’allemand était nécessaire. Ce qui était un privilège énorme. J’ai éprouvé la solidarité et la fraternité communistes.

N. O. – Dans votre livre, Hans Magnus Enzensberger, vous racontez comment la femme du général Hammerstein et deux de ses enfants ont fait partie des otages des nazis en 1945, prisonniers à Buchenwald.

H. M. Enzensberger. – A ce moment, les nazis avaient l’illusion qu’il était encore possible de négocier avec les Alliés. Les otages de personnalités antinazies étaient, selon la logique de Hitler, une monnaie d’échange. Tout était en ruine. Le Reich était à l’agonie. Ils ne savaient pas où rassembler les otages, ils sont passés à Dachau puis à Buchenwald. Ils couraient quand même le risque d’être exécutés à tout moment. On peut se demander pourquoi les nazis n’ont pas envoyé Hammerstein dans un camp de concentration, lui qui avait des contacts avec la Résistance. Sans parler de ses filles qui ont fait de l’espionnage. Cette famille a pris de grands risques, et c’est presque un miracle qu’elle ait survécu. Heureusement pour lui, Kurt von Hammerstein est mort en 1943.

N. O. – Et vous, Jorge Semprún, saviez-vous que ces otages étaient à Buchenwald ?

J. Semprún. – Non, on ne les a jamais croisés. On a su que Blum était là, dans une villa, ainsi que d’autres personnalités. Car, en 1944, les Américains ont bombardé les installations militaires de Buchenwald où étaient fabriquées les pièces les plus délicates des V1 et V2. Une équipe de travailleurs français et belges a été envoyée pour réparer les dégâts dans les villas du quartier SS. Et c’est là que tout à coup ces travailleurs ont aperçu Léon Blum à la fenêtre d’une villa. Blum, jusqu’à ce moment-là, ne savait pas qu’il était près d’un camp. Il a écrit dans ses Mémoires que certains jours de printemps, quand la brise soufflait, il y avait « l’étrange odeur ». Et l’étrange odeur, c’était celle des fours crématoires ! Ce n’est qu’alors qu’il a su qu’il était près d’un camp de concentration. Mais quand le camp a été libéré le 11 avril 1945, les otages n’étaient plus là.

H. M. Enzensberger. – En 1945, on m’a mis un uniforme. Il fallait défendre la patrie contre les Américains qui étaient déjà en Allemagne. Sous cet uniforme minable et ridicule, j’ai attendu le moment délicat de la désertion. Parce que si on le faisait trop tôt, on était fusillé par les SS. Et si on le faisait trop tard, on était prisonnier de guerre… Il fallait calculer le moment juste pour déserter ! Je me suis demandé, même à l’époque, comment il était possible que les Allemands continuent cette guerre. Après Stalingrad, il était clair que l’Allemagne ne pouvait pas gagner. Donc, il y avait un élément d’autodestruction. C’est très difficile à comprendre parce que l’instinct de survie aurait dicté autre chose : la capitulation immédiate.

N. O. – Jorge Semprún, vous écrivez que la mémoire historique du peuple allemand concerne tous les Européens, car il est « le seul en Europe à pouvoir et devoir prendre en compte les deux expériences totalitaires du XXe siècle : le nazisme et le stalinisme ».

J. Semprún. – Nous vivons une époque où, pour la première fois dans l’histoire depuis le XVIIe siècle, l’Allemagne joue un rôle positif en Europe, en grande partie en raison de l’entreprise européenne ; d’abord à travers la réconciliation franco-allemande – qui a l’air banale pour les jeunes gens d’aujourd’hui – mais qui, pour les gens de mon âge, est extraordinaire. Pour la première fois, l’Allemagne est une grande puissance démocratique, pas seulement pour des raisons économiques ou sociales, mais aussi pour des raisons culturelles. Mais c’est normal que vous soyez moins germanophile que moi !

H. M. Enzensberger. – Après deux guerres, on a enfin appris que l’arrogance ne sert à rien.

J. Semprún. – Bien entendu, le crime allemand a été particulièrement lourd, mais le travail collectif de mémoire et d’autocritique du passé a été fait davantage en Allemagne qu’en France et en Espagne. D’autre part, l’Allemagne a subi les deux systèmes totalitaires. C’est pour ça que Buchenwald est en Europe un lieu unique qui a vu un camp stalinien remplacer le camp nazi. Buchenwald a été fermé un mois en 1945 et a rouvert comme « camp spécial n° 2 » avec la police soviétique de la zone d’occupation jusqu’en 1950. La RDA a alors vidé le camp de ses derniers prisonniers et en a fait un lieu de mémoire. Ils ont rasé le camp, c’est un lieu tragique, vide. Et quand on entre aujourd’hui à Buchenwald, on voit la cheminée du crématoire qui ne fonctionne plus, qui ne fonctionnera plus jamais… C’est l’horreur du nazisme. Et en bas, au pied de la colline, sur le bord de la plaine de Thuringe, une jeune forêt a été plantée par les autorités de la RDA pour cacher les fosses communes du camp stalinien. Là, il y a encore des milliers de victimes anonymes, dont le deuil n’a pas été fait. Il y a donc la forêt et le crématoire.

H. M. Enzensberger. – L’Allemagne n’est pas historiquement une société libérale. Elle est très hiérarchique, avec une tendance à l’extrémisme intellectuel. N’importe quelle théorie en Allemagne se radicalise. Les philosophes par exemple, de Kant à Hegel, vont au bout extrême de la pensée. Cela a quelque chose de génial, mais aussi de fatal. Le bon sens n’était pas le fort de l’esprit allemand. Le heurt des idéologies dans ce pays est poussé à son extrême. Si l’on considère l’histoire du communisme en Europe, les intellectuels polonais étaient plus libres que ceux de la RDA.

N. O. – Cette épreuve des deux totalitarismes a-t-elle donné de la sagesse à l’Allemagne aujourd’hui ?

H. M. Enzensberger. – Oui, par le simple fait qu’un peuple puisse enfin en avoir assez après deux guerres, deux catastrophes. Par exemple, le militarisme allemand était idéologiquement très fort. L’officier prussien était un personnage considéré dans la société. Il a aujourd’hui disparu. Un colonel de l’armée allemande, quand il sort après le service, se met en civil parce qu’il n’inspire aucun respect, notamment vis-à-vis des femmes ! C’est vraiment un changement radical de mentalité. Il y a aussi un certain sentiment d’indifférence nouveau envers les extrémismes. Même les partis d’extrême droite en Allemagne sont plus faibles qu’en France, qu’aux Pays-Bas, qu’au Danemark, sans parler de l’Autriche ni même de la Suisse.

N. O. – Est-ce que la biographie de Hammerstein ne participe pas à un mouvement actuel où les Allemands seraient plus enclins à évoquer des personnages positifs de leur histoire récente ?

H. M. Enzensberger. – Pourquoi s’intéresser aux saints ou aux monstres ? Ils ne sont qu’une minorité. En tant qu’écrivain, je préfère m’intéresser aux personnes ambivalentes. Hammerstein, par exemple, n’est ni un idéal ni un martyr. C’est quelqu’un qui s’est comporté d’une manière… très acceptable. Mais ce n’est pas un héros.

J. Semprún. – Bizarrement, je n’ai aucun problème avec l’Allemagne, je ne connais que de bons Allemands. Des fascistes, j’en ai connu en Espagne et en France. Quand je lis le merveilleux poème de Paul Celan où il écrit « La mort est un maître d’Allemagne », je peux aussi lire « un maître de France » ou « un maître d’Espagne ». La mort, je la connais sous plusieurs nationalités. L’Allemagne a un rôle à jouer dans l’Europe aujourd’hui, au moment de la crise et de l’incorporation de tous ces pays de l' »Europe captive », comme disait Milosz ou Kundera, c’est-à-dire l’Europe dominée par le stalinisme pendant des décennies. Au moment où ces pays reviennent à l’Europe, l’Allemagne peut aider à créer avec eux une espèce de communauté spirituelle.

H. M. Enzensberger. – J’avoue que la réunification a été un très grand moment pour moi. J’étais très heureux, non seulement de la réunification de l’Allemagne, mais de celle de l’Europe.
 

N. O. – Jusqu’à la réunification, le centre de gravité de l’Europe était le couple franco-allemand. N’y a-t-il pas aujourd’hui un basculement de l’Allemagne vers l’Est ?

H. M. Enzensberger. – C’est le soupçon éternel : l’Allemagne qui vacille entre l’Est et l’Ouest.

J. Semprún. – Le grand problème politique de l’Europe aujourd’hui, c’est l’intégration de sa part orientale. Pour cela, le couple franco-allemand ne suffit plus. Il faut inventer une famille européenne recomposée. C’est la nouvelle aventure.

H. M. Enzensberger. – Mais, dans chaque famille, il y a aussi des limites à la réconciliation. Par exemple, les Britanniques veulent sauvegarder leur singularité insulaire pour conserver l’illusion d’entretenir une liaison privilégiée avec les Etats-Unis. C’est inévitable, parce que l’Europe n’est pas destinée à être homogène. Elle ne le veut pas.

J. Semprún. – Il ne faut pas qu’elle le soit. Il faut qu’elle soit diverse, mais politiquement construite sur un socle de valeurs démocratiques unique pour tous. Il y a eu dans une résolution de la Commission européenne de l’année 2000 une phrase qui me paraît essentielle : « La seule frontière de l’Europe, c’est la démocratie. »
 
Gilles Anquetil, François Armanet et Odile Benyahia-Kouider

Article publié dans Le Nouvel Observateur du 18 mars 2010

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